C’est le cas, par exemple, des déréférencements en cours de négociation, de l’explosion des demandes de financement des opérations promotionnelles, des demandes d’avantages sans contrepartie, ou encore de la multiplication des pénalités pour retard logistique.
Face aux dangers que fait peser le déséquilibre des relations commerciales sur les perspectives de notre agriculture et de notre industrie agroalimentaire, le législateur n’est pas resté inerte : en témoignent la loi du 2 août 2005 en faveur des petites et moyennes entreprises, dite « loi Dutreil », et la loi du 3 janvier 2008, dite « loi Chatel », ainsi que la loi du 4 août 2008 de modernisation de l’économie, et, pour la législature en cours, les lois du 17 mars 2014 relative à la consommation et du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques.
Cette forte activité législative a permis de construire un cadre commun plus rigoureux pour les négociations et a notablement renforcé les moyens de contrôle et le niveau des sanctions en cas de manquement à ce cadre. Mais elle n’a pas suffi à infléchir le cours des négociations commerciales, ni à mettre fin à la guerre des prix. Il paraît donc nécessaire de trouver un dispositif permettant de mieux protéger nos PME dans ce rapport de forces. Dans cette perspective, une solution, complémentaire du dispositif légal existant, a longtemps été négligée : il s’agit d’assouplir la définition de l’abus de dépendance économique afin de faciliter les recours déposés sur son fondement.
Figurant dans notre droit depuis l’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, l’abus de dépendance économique n’est quasiment jamais utilisé. Les fournisseurs sont, en effet, dissuadés de recourir à cette procédure à cause des conditions très strictes qui ont été posées par la jurisprudence. Ces conditions cumulatives sont au nombre de quatre : l’importance de la part du chiffre d’affaires réalisé par un fournisseur avec un distributeur ; l’importance du distributeur dans la commercialisation des produits concernés ; l’absence de choix délibéré du fournisseur de concentrer ses ventes auprès de ce distributeur ; l’absence de solutions alternatives pour le fournisseur. L’existence de ces quatre conditions rend très compliqué d’apporter la preuve d’un état de dépendance économique. En outre, l’Autorité de la concurrence préconise également une multitude d’autres critères devant permettre de définir les marges respectives de négociation dont disposent les entreprises concernées. La répartition des pouvoirs de négociation dépendant largement de la structure du marché de chaque famille de produits concernés, l’Autorité a conclu à la nécessité de tenir compte des spécificités de chacune d’entre elles.
À titre d’exemple, lors de son audition le 8 avril 2015 par la commission des affaires économiques du Sénat, le président de l’Autorité de la concurrence avait ainsi indiqué que dans le secteur de la pomme, même si un fournisseur écoulait 40 à 50 % de sa production auprès d’une seule enseigne, le juge écarterait la qualification de dépendance économique s’il existait pour ce producteur des solutions alternatives, comme la vente dans une autre région ou à l’étranger, même si ces solutions paraissent en pratique impossibles. Il en découle que la plupart des recours déposés pour abus de dépendance économique sont aujourd’hui écartés par l’Autorité de la concurrence.
Pourtant, s’il pouvait être davantage utilisé, l’abus de dépendance économique pourrait constituer un levier puissant de rééquilibrage et de pacification des relations entre fournisseurs et distributeurs. De fait, si bien des fournisseurs se voient aujourd’hui contraints d’accepter les conditions défavorables qui leur sont proposées par la grande distribution, c’est parce que ces enseignes constituent, pour eux, des débouchés vitaux. À terme, cette proposition de loi devrait permettre de changer les mentalités en envoyant un signal fort aux grands distributeurs pour qu’ils adoptent un comportement vertueux et s’autolimitent dans la pression exercée à l’égard des fournisseurs.
Le dispositif proposé a pour objectif d’assouplir la définition législative de la situation de dépendance économique en limitant sa caractérisation à deux critères : le risque que ferait peser sur le maintien de l’activité la rupture des relations commerciales entre le fournisseur et le distributeur, et l’absence de solution de remplacement à ces relations commerciales susceptible d’être mise en oeuvre dans un délai raisonnable. L’appréciation doit tenir compte des options de sortie dont disposent respectivement les fournisseurs et les distributeurs et de la capacité de ces opérateurs à maintenir leur activité sur le marché dans l’hypothèse d’une rupture brutale des relations commerciales. La proposition de loi a également pour but d’élargir à un horizon de moyen terme les effets sur le fonctionnement ou la structure de la concurrence que doit être susceptible d’avoir l’exploitation abusive d’un état de dépendance économique pour être passible de sanctions.
Ce texte a d’ores et déjà fait l’objet d’un large consensus. Il résulte directement d’une proposition de l’Autorité de la concurrence, et avait été adopté sous forme d’amendement par le Sénat lors de la première lecture du projet de loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques. Dans la suite de la navette, cette disposition a été écartée, mais elle a été reprise récemment dans le rapport de Mme Annick Le Loch et de M. Thierry Benoit sur l’avenir des filières d’élevage, dont elle constitue la vingt-deuxième proposition. Enfin, la commission des affaires économiques a voté à l’unanimité en faveur de ce texte, le 6 avril dernier.
Cette proposition de loi, portée par Bernard Accoyer, est nécessaire car elle permet de lutter efficacement contre le déséquilibre manifeste entre distributeurs et fournisseurs, qui affecte à court et moyen terme la santé économique du secteur agroalimentaire. Elle simplifie le droit actuel, donne des moyens nouveaux à l’Autorité de la concurrence et permet de sanctionner uniquement les abus dans les stades de dépendance économique. Ce texte protège les PME, la double procédure permettant de sanctionner les infractions plus efficacement. Il n’y aura pas trop de travail pour deux autorités – la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, DGCCRF, et l’Autorité de la concurrence –, qui ne sont pas saisies sur le même mode pour lutter contre les abus auxquels sont confrontées les PME. Voter cette proposition de loi prouverait la capacité du Parlement à se rassembler sur un sujet essentiel pour notre économie.