Les Français doivent en être conscients. Cette situation plutôt alarmante est néanmoins similaire dans d’autres pays européens, à l’image du Royaume-Uni où les « big four » monopolisent 72 % du marché, et de l’Allemagne où cinq grandes entreprises contrôlent 90 % du marché.
Dans une note publiée en avril 2015, l’Autorité de la concurrence avait rappelé que les récents accords de coopération avaient renforcé la puissance d’achat de l’ensemble des distributeurs. Elle avait également pointé du doigt des pratiques qui méritaient d’être davantage encadrées, à l’instar de l’abus de dépendance économique. En dernière analyse, ces pratiques révèlent que ce secteur est très fortement concentré, et que la guerre des prix y est de plus en plus féroce.
L’Association nationale des industries alimentaires et le médiateur des relations commerciales agricoles se sont récemment inquiétés de la généralisation de pratiques dites de garantie de marge. Un distributeur peut ainsi demander à ses fournisseurs de compenser la perte de marge résultant de la baisse de son prix de vente aux consommateurs – une baisse décidée pour riposter contre une offre plus compétitive d’un concurrent. Comment un fournisseur pourrait-il refuser de telles pratiques lorsqu’il se trouve en situation de dépendance économique à l’égard du distributeur ?
Compte tenu de ce constat, il était urgent de proposer une définition plus précise de cet abus, pour éviter des pratiques absolument inacceptables. Cette proposition de loi constitue un premier pas dans ce sens, mais nous devrons encore approfondir la réflexion en réunissant tous les acteurs autour d’une même table, pour fixer un cap plus ambitieux afin d’enrayer l’appauvrissement des différents maillons de la chaîne.
En son état actuel, le code de commerce définit l’abus de position dominante et l’abus de dépendance économique. L’article L. 420-2 de ce code interdit ainsi l’exploitation abusive par une entreprise de l’état de dépendance économique dès lors « qu’elle est susceptible d’affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence ». De tels abus peuvent notamment consister en un refus de vente ou des pratiques discriminatoires.
L’abus de dépendance économique existe donc dans notre code de commerce, mais il est particulièrement mal défini ; cela laisse place à des interprétations souvent hasardeuses. Ainsi, l’Autorité de la concurrence rappelait récemment qu’il est souvent difficile de détecter une situation de dépendance économique. D’après son président, Bruno Lasserre, mêmes les producteurs qui écoulent 50 % de leur production dans une seule enseigne peuvent ne pas être reconnus en état de dépendance économique. Autant dire qu’il est plutôt difficile de trouver des critères clairs pour définir cet état, et donc pour qualifier les abus qui en découlent.
Lors de l’examen de la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, dite « loi Macron », cette question avait fait l’objet de nombreux débats. Au bout du compte, ce sujet avait été laissé en suspens : aucune mesure n’avait été adoptée, alors même que la crise agricole s’amplifiait de jour en jour. Pire, sur le site internet du ministère de l’économie, on peut lire que les conditions sont rarement remplies pour définir un état de dépendance ou une atteinte au marché. Cette proposition de loi va donc dans le bon sens, car elle permettra de sanctionner plus facilement certaines entreprises qui n’hésitent pas à profiter de cette situation.
Elle caractérise la situation de dépendance économique par deux conditions cumulatives. Pour caractériser cette situation, il faut, d’une part, que « la rupture des relations commerciales entre le fournisseur et le distributeur risque de compromettre le maintien de son activité », et d’autre part, que « le fournisseur ne dispose d’aucune solution de remplacement ». Monsieur le rapporteur, peut-être aurions-nous pu aller plus loin en instaurant un « taux de menace » qui aurait permis de détecter, quantitativement, une situation de dépendance économique ?
Vous avez également proposé une présomption de dépendance lorsque la part du chiffre d’affaires du fournisseur réalisée auprès d’un distributeur est d’au moins 22 %. Cette piste mérite d’être explorée au cours de la navette parlementaire. La proposition de loi précise également que l’exploitation d’un état de dépendance économique peut affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence aussi bien à court terme qu’à moyen terme ; cette temporalité est absolument primordiale. J’espère, monsieur le rapporteur, que cette nouvelle définition permettra à l’Autorité de la concurrence d’infliger davantage de sanctions aux auteurs des pratiques incriminées.
Certaines voix se sont élevées pour dénoncer cette proposition de loi, au prétexte qu’elle serait une « fausse bonne idée ». À les écouter, ce texte aurait un effet pervers : les distributeurs seraient poussés à limiter volontairement le développement de leurs relations avec les fournisseurs de manière à ne pas les placer dans une situation de dépendance économique. De la même façon, un distributeur pourrait se retrouver dans l’obligation de maintenir des relations commerciales avec un fournisseur en situation de dépendance économique, dans le cas où ce dernier ne trouverait pas – ou ne voudrait pas trouver – de solutions de remplacement.
Il me semble que ces cas seront tout à fait exceptionnels. Ces hypothèses reposent sur un postulat de suspicion qui ne me semble pas opportun. Les députés du groupe de l’Union des démocrates et indépendants n’en resteront pas moins vigilants quant à l’application de cette nouvelle définition.
Madame la secrétaire d’État, outre la nécessité de redéfinir l’abus de dépendance économique, il me semble urgent de redonner de véritables moyens au contrôle des pratiques anticoncurrentielles et abusives. La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes ne dispose pas, aujourd’hui, des outils suffisants pour faire appliquer les dispositifs existants.
Par ailleurs, il me paraît important que l’Union européenne s’empare plus clairement de ces sujets, et arrête de pratiquer une politique de la concurrence à géométrie variable. L’abus de dépendance économique n’est pas défini en droit communautaire, contrairement à l’abus de position dominante ; il faut donc plus d’encadrement à l’échelle européenne.
Monsieur le rapporteur, madame la secrétaire d’État, il y a urgence à agir. Vous l’aurez compris : les députés du groupe de l’Union des démocrates et indépendants soutiendront cette excellente proposition de loi.