Nous poursuivons les auditions de la mission d'évaluation et de contrôle sur le thème de la conduite des programmes d'armement en coopération.
Je centrerai mon propos sur l'avenir de la filière de l'aviation de combat, c'est-à-dire sur le nEUROn. J'aborderai également la méthodologie de développement des coopérations européennes, ainsi que les aspects positifs et négatifs de ces dernières.
Dans les années 2000, pour contribuer au développement des bureaux d'étude et de l'avion de combat américain, le Joint Strike Fighter (JSF) développé par Lockheed Martin, les budgets de développement européens ont été sollicités avec force. Cette contribution s'élevait, pour la seule phase de la recherche et développement et de pré-industrialisation, à près de 8 milliards de dollars courants. Selon Richard Aboulafia, analyste des questions aéronautiques, ce projet avait deux objectifs : équiper les forces américaines et tuer l'industrie européenne de l'avion de combat.
Face à cette menace, en 2003, nous avons fait part au ministère de la défense de notre souhait de lancer un programme portant des développements technologiques permettant de maintenir la capacité de la France à développer un avion de combat. La direction générale de l'armement (DGA) et le ministère de la défense nous ont demandé que sa réalisation s'inscrive dans le cadre d'une coopération européenne.
Le pays le plus favorable à une telle coopération était la Suède, qui possédait une industrie aéronautique nationale qui fabriquait alors le Gripen. L'Allemagne, a finalement décliné l'offre, car elle souhaitait une coopération à 50-50 avec la France, tandis que notre pays, qui entendait conserver le leadership du projet, tenait à y avoir une part de 50 %, le reste se partageant entre les autres partenaires. Le Royaume-Uni a également décliné la proposition, jugeant qu'il convenait de se placer sous le parapluie américain – proposition cohérente avec la contribution de 3,7 milliards de dollars qu'il a apporté au programme du JSF.
L'Italie, l'Espagne, la Suisse et la Grèce ont, en revanche, répondu favorablement.
Dassault a ainsi conclu des accords avec Saab pour la Suède, Finmeccanica-Alenia pour l'Italie, EADS CASA pour l'Espagne, Hellenic Aerospace Industries pour la Grèce et RUAG pour la Suisse.
Ce démonstrateur technologique avait plusieurs ambitions : développer les compétences technologiques critiques à l'aéronautique de combat futur notamment celles liées à la furtivité et au vol non habité ou à l'emport d'armement en soute et mettre en place un laboratoire de coopération européenne selon des méthodologies permettant de maîtriser les coûts. La France assumant le rôle de nation-cadre, la DGA a été désignée comme agence exécutive, pilote du programme, et Dassault reconnu par ses partenaires, en termes de légitimité et de compétences, comme devant être le maître d'oeuvre.
En résumé, le projet du nEUROn poursuivait donc un double objectif : le développement des technologies liées aux drones assurant, outre le pilotage depuis le sol, la discrétion et la capacité de tirer des armes à partir d'une soute intégrée, et la mise en place d'une coopération innovante, avec des partenaires choisis en fonction de leurs compétences et non pas selon des arbitrages politiques.
Le budget hors taxes de l'élaboration de ce démonstrateur technologique a été fixé à environ 400 millions d'euros, dont la moitié fournie par la France. On peut comparer ce chiffre aux 8 milliards de dollars correspondant à la contribution de quelques pays européens au bureau d'étude de Lockheed pour le développement d'un avion de combat américain.
Les Britanniques ont, du reste, été associés au programme nEUROn, pour lequel a été choisi un moteur issu d'une coopération entre le Français Turbomeca et le Britannique Rolls-Royce. Plusieurs sociétés de chaque pays ont été impliquées – Thales en France et Saab, Ericsson et Volvo en Suède –, mais un industriel chef de file devait être désigné pour chaque pays.
L'absence de l'Organisation conjointe de coopération en matière d'armement (OCCAR) et de l'Agence européenne de défense (AED) dans ce programme s'explique d'abord par le fait que le nEUROn est un programme de recherche et technologie (R&T), et non pas un programme de développement opérationnel. La France ayant décidé d'être leader, elle a en outre considéré que la DGA devait être l'agence exécutive du programme, ce qui a été accepté par les autres partenaires. Au demeurant, l'AED n'existait pas encore en 2003. Enfin, l'équipe française a considéré que, le programme n'étant pas réellement un programme de développement opérationnel, le coût du recours à l'OCCAR n'était pas justifié au regard des objectifs.
Dans l'hypothèse où un programme opérationnel serait engagé, il me semble que le rôle de l'AED consisterait à établir une synthèse des besoins – car il est fondamental que les militaires s'entendent sur un besoin unifié comportant, à la rigueur, une ou deux variantes, afin d'éviter la multiplication des versions. Rien ne s'oppose non plus à ce que l'on recoure à l'OCCAR : cette décision relève des pouvoirs publics des pays concernés, qui peuvent tout aussi bien préférer recourir à la DGA ou à ses homologues.
La DGA a été le maître d'ouvrage, fédérant les besoins des six pays en matière de technologie et constituant le donneur d'ordres unique pour les industriels ; Dassault Aviation en étant le maître d'oeuvre. Le schéma était donc très simple : la DGA parlait au nom des six ministères de la défense et Dassault au nom des six industriels jouant chacun le rôle de leader dans son pays. Des réunions plénières ont en outre rassemblé tous les partenaires, investis chacun d'un rôle bien précis. Cette organisation simple était acceptée par l'ensemble des participants.
Comment s'est déroulée la mise en oeuvre de l'opération et quel en a été le suivi, en particulier pour ce qui concerne les relations avec la DGA ?
Sur la base d'un cadrage des coûts et des délais imposés par la DGA, nous avons négocié avec nos partenaires des contrats détaillés de sous-traitance, à la suite de quoi un contrat a été établi avec la DGA. Un important travail de partage des tâches avait donc déjà été réalisé, notamment pour définir des règles de maîtrise d'oeuvre en matière de protection de la propriété intellectuelle et des savoir-faire des industriels. Il a ainsi été convenu que chaque participant mettait gratuitement du savoir-faire à la disposition du programme et acceptait, si ce savoir-faire devait un jour être utilisé, de le mettre à disposition de l'utilisateur moyennant un contrat conclu avec celui-ci. Ces règles ne sont pas celles qui s'appliquent dans le cadre de l'AED ou du programme Horizon 2020 de la Commission européenne, où chaque industriel doit donner son savoir-faire à l'ensemble des États contribuant au projet, qui peuvent le céder gratuitement aux industriels de leurs pays – mauvaise méthode qui poussera inévitablement les industriels à se retirer.
Conformément aux objectifs de performance fixés par la DGA pour les deux types de furtivité devant faire l'objet de la démonstration – discrétion électromagnétique et infrarouge –, les partenaires ont précisé la nature du démonstrateur et prévu un certain nombre d'essais en vol et au sol. Le directeur de programme de la DGA a géré ce programme face à Dassault, tout en organisant des réunions destinées à informer ses homologues des autres pays, parallèlement aux réunions que nous organisions nous-mêmes avec nos partenaires industriels.
Dassault a imposé d'emblée des outils informatiques communs permettant, selon la méthodologie de la gestion du cycle de vie du produit (PLM), de définir le travail de chacun. Un « plateau physique » a réuni pendant un peu plus de six mois les participants des pays impliqués pour définir le partage des tâches, après quoi chaque participant restait lié au bureau d'étude par le biais d'un dispositif informatique sécurisé – le « plateau virtuel » – permettant notamment d'alimenter une « maquette virtuelle » où sont entièrement définis chaque pièce et son mode de fabrication. Ces outils permettent une production plus rapide et une bien meilleure montée en puissance en termes de qualité. La DGA a contribué à la mise en place de ces équipes et a joué son rôle de maître d'ouvrage, vérifiant les progrès réalisés par le constructeur.
Le modèle de coopération idyllique que vous venez de décrire, unissant les industriels de six pays, semble avoir bien fonctionné dans la phase de R&T. Comment cette coopération peut-elle se poursuivre dans une phase opérationnelle de production et de commercialisation ? Certains éléments doivent-ils être corrigés ? Des inquiétudes ou des interrogations se font-elles jour ?
Plusieurs avenants ont été apportés au contrat. La DGA a ajusté plusieurs objectifs de performance au fil de l'avancement du programme, celui-ci ayant précisément pour vocation, dans une perspective de R&T, de repousser la limite des savoir-faire industriels. Les structures budgétaires ont également été révisées, compte tenu des dérives intervenues au cours d'un programme qui a débuté en 2003 et doit encore se prolonger deux ans. L'un des objectifs du programme étant également le maintien des compétences, l'impératif d'un délai de livraison n'était pas essentiel et le programme a ainsi connu un retard de quelques mois.
Il est vraisemblable que les six pays partenaires ne vont pas poursuivre ensemble ce programme. Comme pour toute coopération, la question qui se pose est en effet celle de la volonté politique des différents pays de poursuivre l'engagement sur les trente ou quarante ans que requerraient des programmes de ce type.
Ainsi, le Royaume-Uni, est peut-être prêt à engager des actions de coopération européenne – au moins bilatérales, comme dans le cadre des accords de Lancaster House. La Grèce, serait prête à poursuivre sa participation mais ne saurait s'engager à ce stade. L'Espagne éprouve, elle aussi des difficultés budgétaires. Restent donc l'Italie et la Suède, dont on ne sait pas encore si elles souhaiteront continuer à s'associer à un programme opérationnel. L'Allemagne pourrait réviser sa position pour intégrer le programme à cette phase. Tout dépend donc de la décision politique des pays concernés.
L'autre question est de savoir s'il existe un besoin opérationnel commun à ces pays.
Sur cette base, dès lors que les États auront convenu d'un budget commun – placé indifféremment dans le cadre de l'OCCAR, de l'AED ou de la DGA –, les industriels s'entendront. Pour Dassault, il ne fait aucun doute que tout se fera dans le cadre d'une coopération européenne – mais pas sous l'égide de la Commission européenne. Il revient aux politiques de décider de coopérations à trois ou quatre États et d'y affecter des budgets. Nous serons quant à nous disponibles avec nos technologies et nos bureaux d'étude.
Deux ans suffiront-ils pour achever le programme en cours et des interventions de la DGA sont-elles encore prévues ?
Le premier vol du démonstrateur a eu lieu en décembre 2012. Le nEUROn est actuellement soumis à des mesures de discrétion, au sol. L'avion effectuera ensuite des essais en Suède, pour effectuer ensuite une campagne de tirs en Italie, ce pays ayant apporté son savoir-faire en matière d'armement embarqué dans une soute intelligente. Une campagne supplémentaire sera ensuite organisée à Istres.
Au terme de ces deux années, nous aurons vérifié la pertinence des compromis choisis entre discrétion et aérodynamisme.
Le besoin opérationnel reste à écrire. Chaque mois ou presque, depuis 2002, nous présentons aux militaires notre savoir-faire en matière de drones de combat et de surveillance. Si, en 2000, on affirmait aux ingénieurs que nous sommes que les drones ne servaient à rien, on nous déclare aujourd'hui que, sans drones, on ne sait pas gagner les guerres. Nous avons fait la démonstration des technologies disponibles : aux militaires de nous dire ce qu'ils veulent en faire.
Nous préconisons la réalisation, en collaboration avec les militaires, d'un démonstrateur technico-opérationnel qui, appuyé sur des simulations réalisées dans un laboratoire au sol, permettrait de préparer la guerre de demain ou d'après-demain. Compte tenu du coût d'un programme opérationnel, il ne sera possible de l'engager que lorsque nous aurons épuisé les livraisons des avions de combat actuellement produits en Europe – le Rafale en France, l'Eurofighter Typhoon dans d'autres pays et le Gripen en Suède.
Sur quelle période s'étendrait la réalisation du démonstrateur opérationnel ? Par ailleurs, étant entendu que Dassault aurait sans doute pu réaliser seul ce démonstrateur, que vous a apporté la coopération avec vos partenaires industriels ?
Dans le cadre des accords de Lancaster House, des discussions ont été engagées avec le Royaume-Uni et un contrat d'étude a été confié cet été par la DGA et le ministère britannique de la défense à BAE Systems et Dassault en vue de formuler fin 2013 des propositions de démonstrateur opérationnel franco-britannique. Dans l'idéal, une commande de démonstrateur opérationnel pourrait intervenir en 2014 et occuperait les bureaux d'étude jusqu'à 2025, après quoi pourrait être engagé un programme de fabrication.
S'il est toujours plus simple de travailler seul – ce qui n'est du reste jamais vraiment le cas, car Dassault travaille avec ses sous-traitants, ainsi qu'avec Thales et Safran –, la coopération à six avec une nation-cadre pour les États et un chef de fille autre pour les industriels, nous a permis de livrer à la DGA un produit conforme à ses spécifications en respectant les délais et, à une légère dérive près, les coûts impartis. Ce démonstrateur, dont le budget représente un dixième ou un-quinzième de ce que la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) dépense aux États-Unis pour les programmes comparables, est très compétitif.
Dassault Aviation est conscient que le futur programme d'avions de combat piloté ou non piloté sera réalisé en coopération européenne. Mais il faut qu'au préalable, les États-majors définissent un besoin opérationnel commun et que les États prévoient les budgets associés. Enfin, il est indispensable si les États souhaitent que cette coopération soit un succès, qu'une organisation efficace soit mise en place avec la désignation d'un maître d'oeuvre industriel. Pour que ces appareils puissent adresser le marché export avec succès, ils doivent être compétitifs. Nous avons donc tout intérêt à ce que la coopération ne génère pas de surcoûts.
Sans doute certains points appellent-ils des corrections, mais cette coopération est un bon exemple d'organisation. Nous sommes, je le répète, favorables à la coopération dès lors qu'elle est décidée par les États, nos clients.
Vous avez bien mis en évidence la différence substantielle entre une coopération conçue par des industriels et proposée à des acheteurs – les États – et une démarche faussement commune de différents États en direction d'industriels, démarche qui présente tous les défauts que l'on déplore dans la coopération internationale.
Ce programme d'un coût relativement modeste montre bien que, lorsque les politiques ne parviennent pas à s'entendre sur un même produit et qu'une divergence d'objectifs et de spécifications apparaît, générant une divergence dans les processus de production industrielle, la coopération rencontre de nombreux problèmes. C'est le cas pour l'Airbus A400M. La coopération est très efficace, en revanche, lorsqu'il n'y a pas de divergences, comme cela a été le cas pour le Jaguar, le Transall, ou les frégates tripartites.