Mission de réflexion sur l'engagement citoyen et l'appartenance républicaine

Réunion du 19 mars 2015 à 9h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • entrepreneur
  • mouves
  • solidaire

La réunion

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L'audition débute à neuf heures dix.

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Chers collègues, cher Dominique Reynié, cher Gilles Finchelstein, je suis heureux de vous retrouver pour cette cinquième séance d'auditions, consacrée à l'engagement au service de l'innovation sociale et de l'emploi. La semaine dernière, à l'occasion d'un déplacement dans le Grand Lyon, nous avons rencontré des acteurs associatifs qui ont souligné le rôle essentiel des actions d'insertion et d'accompagnement vers l'emploi. Cet après-midi, je poursuivrai les échanges sur ce thème dans le XIXe arrondissement de Paris.

Nous le savons : la République ne s'accomplit pas lorsqu'elle laisse certains de ses enfants à l'écart, qu'il s'agisse de « décrocheurs », de jeunes confrontés aux discriminations du fait de leur origine familiale ou de leur lieu de résidence ou qu'il s'agisse de personnes atteintes d'un handicap. Aux salariés précaires, aux jeunes en difficulté ou aux invalides, à tous les citoyens en difficulté, la République doit non seulement une parole forte mais des actes parce que, sans patrimoine ni relations, ils n'ont, eux, que l'emploi pour changer leur vie et celle de leurs enfants. Voilà donc un élément essentiel de l'appartenance républicaine : comment se sentir citoyen à part entière si l'on est durablement exclu du marché du travail – un des lieux où se forge le lien social ?

Dans certains quartiers, un jeune sur deux, ou presque, est au chômage. Mais nous n'avons pas le droit de désespérer même si, depuis vingt-cinq ans, nous agissons en faveur de ces jeunes. Nous devons renforcer nos actions et redoubler le soutien aux associations qui, chaque jour, créent du lien social. Les classes préparatoires à l'emploi et à l'avenir sont, par exemple, l'une des nombreuses initiatives locales qui pourraient être développées sur tout le territoire et qui permettent aux jeunes décrocheurs de se préparer aux attentes exigeantes du marché de l'emploi.

L'exigence de mixité, au coeur de toutes nos auditions, ne se limite pas à l'école ni au logement mais vaut aussi pour le monde du travail. Dans ce combat, l'entrepreneuriat social est un acteur fondamental. Les entreprises sociales sont un moteur puissant de l'emploi dans les territoires fragiles : en forgeant des solutions alternatives au modèle économique traditionnel, elles intègrent un objectif d'action publique sans renier la réalité économique des marchés. C'est une des raisons pour lesquelles nous avons, en juillet dernier, adopté une loi pour permettre à ce secteur de réellement changer d'échelle.

Bien sûr, l'insertion par l'emploi n'est pas réservée à l'économie sociale et solidaire (ESS) et les entreprises « classiques » sont bien évidemment totalement concernées. Nous tenterons d'identifier des leviers concrets à activer pour favoriser l'emploi et l'intégration sociale des personnes depuis longtemps au chômage et par là même, parfois, durablement éloignées de notre communauté républicaine. Chacun doit trouver sa place à la table de la République mais cela n'arrivera pas sans l'engagement de tous ceux qui, aujourd'hui, s'y trouvent déjà.

Nous écouterons donc avec un grand intérêt les avis et propositions de M. Jacques Dasnoy, délégué général du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), puis de M. Farid Temsamani, porte-parole de Banlieues Plus & Nos Quartiers, de M. Amirouche Aït Djoudi Oufella, directeur de l'association Impulsion 75, enfin de M. Xavier Heber-Suffrin, initiateur du projet « Domaine de Restinclières », dans l'Hérault.

Pour votre information, la Fondation pour l'innovation politique et la Fondation Jean-Jaurès ont fait réaliser par Harris Interactive, dans le cadre de nos travaux, une étude en deux volets visant à explorer la relation des Français à la notion d'engagement citoyen, le sens que cette notion peut encore revêtir à leurs yeux, ainsi que le rapport qu'ils entretiennent avec l'idée d'appartenance à la République.

Que retenir du premier volet, dont les résultats sont publiés ce matin dans Le Parisien ? Un message positif. Neuf Français interrogés sur dix indiquent en effet avoir le sentiment d'appartenir à la République française, avec ce paradoxe bien connu : seule une minorité de sondés trouve que nos compatriotes peuvent se définir comme engagés – 40 % – alors qu'ils sont 67 % à se définir eux-mêmes comme tels. Ils mettent en avant le caractère altruiste de ce comportement qui permet avant tout de rencontrer des gens, de contribuer au lien social, au sentiment d'appartenance et, plus généralement, à construire une société plus solidaire.

Je relève enfin que les actions que les Français interrogés considèrent le plus comme un engagement sont des actions menées à un niveau individuel ou dans un cercle proche. L'engagement est en outre assez désidéologisé : on s'engage pour des actions, personnelles ou collectives, qui paraissent concrètes – ce qui ne retranche rien des valeurs véhiculées par l'engagement. On considère que l'engagement consiste aussi bien en une action en faveur des droits de l'homme qu'en une action en faveur du soutien scolaire, deux registres qui servent la grandeur de la France, son avenir apparaissant ainsi clairement appropriable. Dans une société souvent décrite comme individualiste, l'engagement apparaît indispensable pour près de huit personnes interrogées sur dix et même d'actualité pour près de neuf sur dix.

Les mobilisations républicaines des 10 et 11 janvier derniers sont considérées comme une forme d'engagement citoyen par plus de trois quarts des sondés. Bien que pour trois quarts d'entre eux, également, il s'agissait alors, avant tout, d'un moment d'émotion ponctuel, plus de la moitié des citoyens interrogés indiquent avoir ressenti depuis lors une « envie » de s'engager. Ces marches ont donc été marquées par l'émotion et la réaffirmation de la valeur de l'engagement – cela, soyons-y attentifs, sans nécessairement mobiliser de nouvelles franges de la population.

Monsieur Dasnoy, le mouvement que vous représentez regroupe des entreprises de tailles très variées, évoluant dans de nombreux secteurs, du commerce équitable à l'informatique. Auparavant, vous avez été directeur général adjoint d'une agence de conseil en mécénat et partenariat public-privé. Cela vous a amené à accompagner de grandes entreprises dans la mise en place de leur politique de mécénat et de responsabilité sociale des entreprises (RSE). Votre carrière fait de vous un acteur et un fin connaisseur du monde de l'économie sociale et solidaire et, à ce titre, il est très intéressant pour nous de connaître votre sentiment sur le développement de ce mouvement en France.

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Jacques Dasnoy

J'évoquerai les entrepreneurs qui placent l'engagement au coeur de leur démarche. Le Mouves fédère et représente 400 dirigeants d'entreprises sociales qui mettent l'efficacité, l'activité économique et l'aventure entrepreneuriale au service de l'intérêt général. De fait, ces entreprises appartiennent à des secteurs très divers : commerce équitable, lutte contre toutes les formes d'exclusion, santé – gestion d'hôpitaux, de maisons de retraite –, petite enfance et croissance verte – circuits courts, économie du recyclage, production d'énergies renouvelables.

Le Mouves anime la communauté de ces entrepreneurs d'un type un peu particulier, implantés partout en France, pour qu'ils échangent. Nous avons aussi pour mission de promouvoir le modèle qu'ils défendent et sommes leur avocat auprès des collectivités, de l'État mais aussi de Bruxelles – puisque le type d'entreprise qu'ils dirigent, qu'on trouve aussi bien aux États-Unis qu'en Corée, n'est pas une énième bizarrerie franco-française.

Les entrepreneurs sociaux s'attachent à créer de l'emploi dans les zones sinistrées. Je pense au groupe Archer, à Romans-sur-Isère, dans la Drôme, abritant 1 200 salariés dont 900 en insertion, qui fournit de grands groupes automobiles, comme Ford, mais qui s'est également efforcé de relancer l'industrie de la chaussure. Cette société par actions simplifiée (SAS) compte 101 actionnaires provenant d'horizons variés : collectivités, PME locales, citoyens, associations. Chaque actionnaire dispose d'une seule voix, quel que soit son apport de capitaux. Archer est l'initiateur des pôles territoriaux de coopération économique prévus par la loi relative à l'économie sociale et solidaire.

J'évoquerai également Vitamine T, grosse entreprise sociale installée dans le département du Nord, à Lesquin, dans une zone désertée par Thomson, notamment, et dont elle a investi les anciens bâtiments. Vitamine T compte 1 800 salariés en insertion. Elle dépose des brevets, en particulier dans le secteur de la croissance verte et du recyclage – elle a ainsi déposé des brevets pour démanteler un nouveau produit qui arrive sur le marché du recyclage, l'écran plasma. Elle a aussi gagné des marchés pour démanteler les rames de train à grande vitesse (TGV) orange, les premières qui ont circulé. Enfin, elle s'emploie à développer un modèle économique solide et réalise 50 millions d'euros de chiffre d'affaires dont seulement 11 % sont constitués de la part de l'aide publique pour les salariés en insertion.

Concilier l'activité économique et l'intérêt général est donc tout à fait possible pour peu qu'on s'en donne les moyens et qu'on place la rentabilité de son entreprise au service de son impact social et qu'on le réinvestisse dans son activité.

Ces entreprises ne se contentent pas de créer de l'emploi là où personne ne veut plus en créer, elles placent de manière très directe le lien social au coeur de leur activité. Je pense ici à une entreprise en pleine expansion : La Ruche qui dit oui !, une start-up sociale qui mêle entrepreneuriat social et innovation numérique. Elle a développé une plateforme internet qui rapproche 2 500 producteurs et agriculteurs de 75 000 clients autour de 400 ruches – lieux où les produits peuvent s'acheter et s'échanger –, favorisant ainsi une alimentation locale de qualité en circuit court, offrant des débouchés aux petits agriculteurs et redynamisant les liens sociaux autour de l'alimentation.

Ce lien social est également promu par l'entreprise associative Voisin Malin – les entreprises sociales pouvant aussi bien être des coopératives, des associations, que des sociétés par actions simplifiées –, qui propose de mobiliser, dans les quartiers sensibles, des voisins reconnus par les habitants comme étant de fortes personnalités et qui deviennent ainsi des « passeurs » rémunérés pour leur activité. Ces voisins ont pour tâche de « mettre le pied dans la porte » et de recréer du lien entre les habitants et les services publics, entre les habitants et les entreprises privées, ce qui permet ainsi à La Poste de refaire son métier et aux facteurs de revenir dans ces quartiers où la République n'est plus suffisamment présente.

Vous étiez la semaine dernière à Lyon, monsieur le président, et vous avez sans doute entendu parler de l'association Sport dans la ville, principale association d'insertion par le sport en France. Elle aussi oeuvre directement en faveur du lien social.

Enfin, ces entreprises, en plus de créer des emplois et de recréer du lien social, encouragent la notion d'engagement. Vous connaissez Unis-Cité, qui a célébré ses vingt ans en présence du Président de la République, entreprise qui a inventé le service civique – par la suite généralisé par les pouvoirs publics. J'évoquerai également MicroDON, jeune SAS qui développe la générosité embarquée via l'arrondi sur salaire ou les tickets de caisse – vous pouvez reverser un ou deux euros de votre salaire à la cause de votre choix ou bien arrondir la facture de vos courses au supermarché, la différence étant de la même manière reversée au bénéfice d'une cause. À travers le modèle qu'ils défendent, ces entrepreneurs inspirent l'engagement.

En effet, toute une nouvelle génération d'entrepreneurs sociaux émerge, qui sortent des grandes écoles, des universités, qui cultivent une forme d'individualisme entrepreneurial bien légitime qu'ils cherchent à concilier avec l'intérêt général. Le Mouves a organisé en novembre dernier « Le grand final du tour des solutions » à Marseille, à la Kedge Business School. Nous avons réuni quelque 450 étudiants autour d'entrepreneurs sociaux venus présenter leur entreprise. Il y a cinq ans, au moment de la naissance du Mouves, nous n'en aurions peut-être rassemblé qu'une cinquantaine. Nous voyons donc arriver une vague de jeunes qui ont envie de se mobiliser, qui ne baissent pas les bras et cherchent à concilier – j'y insiste – aventure entrepreneuriale et intérêt général, qui n'attendent pas forcément tout de l'État et qui, entre le « grand soir » et l'immobilisme, ont bien compris qu'il restait de la place pour entreprendre en France. Nous encourageons cet état d'esprit en mobilisant des entrepreneurs sociaux aussi bien dans le supérieur que dans le secondaire.

J'en viens à quelques propositions destinées à valoriser la notion d'engagement et à favoriser, à travers l'entrepreneuriat social, la cohésion sociale.

Aujourd'hui, depuis le collège jusqu'aux études supérieures, la notion d'engagement n'est pas suffisamment valorisée – en particulier dans les notes. Un travail doit donc être mené avec l'éducation nationale autour de cette notion. S'engager dans une association, quand on est collégien, lycéen, étudiant, permet d'établir un lien avec les autres, d'apprendre à gérer un budget et à défendre une cause.

Ensuite, les entreprises sociales ne sont pas suffisamment connues en France. On gagnerait à mettre davantage en valeur ces parcours d'entrepreneurs auprès des nouvelles générations mais aussi auprès des citoyens. C'est le métier du Mouves et, dans cette perspective, une initiative comme « La France s'engage » – d'origine présidentielle – est bonne car elle encourage concrètement ces démarches.

On perçoit encore, en France, l'innovation comme étant très liée à la technologie ; or de nombreuses entreprises sociales se démènent pour inventer, expérimenter, développer des réponses nouvelles à des besoins sociaux croissants, qui se massifient et se complexifient et auxquels ni les pouvoirs publics ni les marchés ne sont en mesure de répondre seuls. Or l'innovation sociale est prévue par la loi relative à l'économie sociale et solidaire et Bpifrance commence à la financer à hauteur d'une quarantaine de millions d'euros. Il faut faire plus.

Parallèlement, certaines politiques publiques gagneraient à être davantage co-construites avec nos concitoyens et avec les entrepreneurs sociaux qui connaissent très finement les besoins des usagers. Marylise Lebranchu a confié à Akim Oural, élu local du Nord de la France, une mission sur le développement de l'innovation publique territoriale : il s'agit de savoir comment, dans les territoires, mieux associer les citoyens, les entrepreneurs sociaux, les entrepreneurs, les universitaires, etc., à la construction des politiques publiques afin qu'elles soient plus efficaces et moins coûteuses – on sait que les collectivités doivent faire plus et mieux avec moins. Il n'est pas question de remplacer la puissance publique mais de davantage travailler avec elle.

Les assises de l'entrepreneuriat sont en préparation. Les premières avaient été un succès et avaient beaucoup inspiré le Gouvernement. Au-delà de considérations purement économiques, au-delà du rôle – fondamental – de l'entreprise dans la création d'emplois, ces assises peuvent être l'occasion de réfléchir sur son rôle en matière de cohésion sociale, d'engagement, d'impact environnemental.

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J'espère que, au-delà des travaux de cette mission, nous pourrons approfondir avec le Mouves la réflexion très riche que vous nous avez exposée.

Comment envisagez-vous la compatibilité entre l'engagement volontaire sous la forme du service civique, créé par la loi du 10 mars 2010, lequel ne relève pas du droit du travail – les engagés sont indemnisés par l'État qui prend en outre à sa charge leur couverture sociale – et l'emploi dans les entreprises sociales ? Quelle est selon vous la ligne de démarcation entre ces deux types d'engagement ?

Par ailleurs, dans l'état actuel de nos réflexions, il apparaît que l'engagement citoyen des jeunes dans l'économie sociale et solidaire est certainement possible pour ce qui ne relève pas du secteur strictement marchand mais bien de l'intérêt général. Notre préoccupation est de profiter de ce secteur de l'économie sociale sans donner dans la substitution à l'emploi, sans renouveler l'expérience du contrat première embauche (CPE).

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Je constate sur le terrain que certaines entreprises sociales que vous avez citées, comme La Ruche qui dit oui !, se retrouvent en concurrence avec des associations pour le maintien de l'agriculture paysanne (AMAP). Les entreprises qui veulent s'implanter ont plus de moyens de mettre en difficulté des sociétés coopératives. Votre mouvement considère-t-il que les entreprises sociales appartiennent fermement au secteur concurrentiel, ou bien qu'il faut faire évoluer leur statut en fonction des orientations à but social et solidaire qui les caractérisent ?

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Jacques Dasnoy

La compatibilité est très forte entre l'engagement dans le cadre du service civique et l'engagement au sein d'une entreprise sociale. Reste que le service civique ne peut s'effectuer qu'au sein de structures reconnues d'intérêt général. Or, même sans être reconnues comme telles, certaines entreprises sociales mènent de fait une activité d'intérêt général incontestable. La loi relative à l'économie sociale et solidaire définit clairement les entreprises qui relèvent de ce secteur ; un certain nombre de décrets d'application doivent encore être pris et devront sans doute prévoir une adaptation du service civique aux entreprises sociales. Je connais nombre de ces entreprises reconnues d'intérêt général qui ont accueilli des jeunes réalisant un service civique ; or l'expérience est systématiquement positive car elles répondent aux aspirations des engagés volontaires qui mettent ainsi le pied dans la vie professionnelle tout en donnant un sens à leur démarche. Bien souvent, ces services civiques se sont d'ailleurs transformés en emplois pérennes. Aussi, je le répète, les décrets d'application de la loi relative à l'économie sociale et solidaire doivent-ils renforcer cette complicité.

Pour ce qui est, ensuite, de la question de la concurrence, 70 % des dirigeants d'entreprises membres du Mouves sont à la tête d'entreprises à statut associatif – notamment coopératif. Les 30 % restant ont un statut de SAS ou de société à responsabilité limitée (SARL). Le choix du statut est dicté par le projet de l'entrepreneur. C'est une chance extraordinaire, en France, de disposer d'une telle variété de statuts. Créer une start-up sociale sous forme associative est très compliqué car ce format ne permet pas de lever des fonds importants. Créer une coopérative quand on est seul est également compliqué… Aussi certains entrepreneurs décident-ils de créer une SAS, statut parfaitement compatible avec les principes de l'économie sociale et solidaire pour peu que le pacte d'actionnaires soit bien ficelé.

Les entrepreneurs appartenant au Mouves ont l'intérêt général chevillé au corps, un sens de l'intérêt général qui s'exprime par le type de personnes employées, qu'elles soient en insertion ou en situation de handicap, ou par le type de public auquel les entreprises sociales s'adressent : souvent un public massivement fragilisé, en situation d'exclusion. Ce souci de l'intérêt général se traduit également par la manière de produire : vous évoquiez le commerce équitable ; or s'il n'y a rien de social, en soi, à produire du chocolat, se montrer attentifs aux petits producteurs change considérablement la donne.

Certes, certains de nos entrepreneurs s'inscrivent pleinement dans la concurrence. L'entreprise Vitamine T taille des croupières sans aucun complexe à SITA France, à Veolia, sur le marché du recyclage – preuve éclatante qu'il est possible de concilier concurrence et action au service de l'intérêt général. De la même manière, l'entreprise Distribution Services Industriels (DSI), à Toulouse, forte de 400 salariés en situation de handicap, et qui fournit notamment Orange et Airbus, est pleinement dans la concurrence. Au reste, il est vrai que, DSI appartenant à 100 % à son fondateur, on peut se demander ce qu'il adviendra de cette entreprise si elle devait être revendue.

Au total, l'économie sociale et solidaire n'est pas une économie à part mais fait bel et bien partie de la « grande » économie, qu'elle conçoit différemment. Il ne s'agit en rien de la voiture-balai de l'économie capitaliste.

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L'exigence, que vous avez évoquée, de co-construction des politiques publiques impliquant citoyens et entrepreneurs sociaux revient systématiquement au cours des auditions que nous organisons. Cependant, vous-mêmes estimez qu'il n'y a pas de lieu unique de restitution d'expériences, de croisement des bonnes pratiques, et cette dispersion explique une certaine inefficacité et un manque de visibilité. Avez-vous réfléchi à la possibilité d'une instance, d'un moment mettant en présence les salariés, les épargnants, les entrepreneurs, les consommateurs, les collectivités locales autour des problématiques que vous avez mentionnées ?

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Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l'innovation politique

En vous écoutant, monsieur Dasnoy, on mesure bien qu'il est impossible de penser l'engagement civique, politique – qu'il est nécessaire de revivifier –, sans prendre en considération le monde salarial, le monde de l'entreprise. Une défaillance en la matière serait fatale. L'entreprise est une unité sociale civique soumise à un impératif d'autonomie économique, à savoir un impératif de profitabilité, et vous nous montrez que ces deux aspects sont compatibles, en particulier à travers l'économie sociale et solidaire. On ne peut que se réjouir de constater qu'il s'agit là du début d'un cheminement qui amène à reconnaître l'entreprise dans sa généralité. En effet, les entreprises ont longtemps été considérées comme très éloignées de l'engagement et de l'intérêt général. Or un mouvement se profile dont vous êtes l'un des acteurs.

Ne peut-on envisager une forme de révolution culturelle dans laquelle l'école prendrait sa part ? Il s'agirait pour le système éducatif de définir ce qu'est l'entreprise de façon plus subtile, plus juste – au sens objectif comme au sens politique et moral. Toutes les entreprises – et vous en êtes l'illustration – ne sont en effet pas obsédées par le simple profit et tous les responsables d'entreprise n'ont pas pour seule préoccupation d'augmenter leur patrimoine personnel.

Ensuite, dans le droit fil de l'intervention de Guillaume Bachelay, n'y a-t-il pas intérêt à créer une espèce de plateforme – électronique, numérique, thématique, indexée… – qui permettrait de connaître la diversité de ces expériences, de ces entreprises, des services qu'elles offrent et qui, au fond, permettrait de s'adresser à vous en tant que consommateur, entrepreneur à la recherche d'un partenaire, en tant que collectivité locale, en tant qu'État ? Bref une plateforme au service de l'emploi dans un cadre d'utilité sociale et civique.

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Ne pensez-vous pas utile de créer un label « Entreprise sociale » ? Le citoyen non informé ne perçoit en effet pas toujours le projet philosophique que défendent ces entreprises.

Comment, par ailleurs, faire en sorte qu'on reconnaisse l'engagement – et cela dès le plus jeune âge, tout au long du parcours scolaire notamment ?

Enfin, le sondage que j'ai mentionné tout à l'heure montre bien que l'engagement est aujourd'hui plus individuel que collectif. Quel est votre avis ?

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Jacques Dasnoy

Je ne suis pas sûr qu'il soit nécessaire de trouver des lieux physiques pour co-construire les politiques publiques. J'évoquerai deux initiatives privées qui permettent une telle co-construction. La première s'appelle Marseille Solutions, lancée par mon prédécesseur au sein du Mouves. Face à la multiplicité des problèmes sociaux et environnementaux, à la défaillance du dialogue entre les entrepreneurs, les collectivités et les associations, Marseille Solutions poursuit plusieurs objectifs parmi lesquels : assurer la mobilité dans les quartiers Nord pour favoriser l'emploi, appliquer une politique « zéro déchet ». Il s'agit de réunir les responsables publics locaux, les entrepreneurs sociaux, les patrons de PME, les patrons de grands groupes, les associations pour, ensemble, trouver des solutions.

Le Mouves est par ailleurs partie prenante d'une initiative prise en charge par la métropole lyonnaise – qui a hérité, depuis le 1er janvier, les compétences sociales du département –, étant entendu qu'elle ne pourra tout assumer seule. Il est donc question de créer un pôle d'innovation sociale rassemblant les grandes entreprises, les PME, les entreprises sociales, la collectivité, autour de besoins sociaux identifiés par la puissance publique qui jouit de la légitimité démocratique. Les solutions envisagées – qui, pour certaines, ont déjà été expérimentées ailleurs – seront mises à incuber au sein de ce pôle.

Ce type d'initiatives tend à fleurir en France ; elles proviennent souvent de la « société civile » et impliquent, donc, les pouvoirs publics. Ce mouvement n'est pas organisé, fédéré, et, s'il se révèle très fort, il n'est pas question, bien sûr, de vouloir co-construire toutes les politiques publiques, mais certaines qui gagneraient à l'être.

En ce qui concerne la révolution culturelle à conduire au sein de l'école au sujet de l'entrepreneuriat, beaucoup a été fait ces dernières années. Je pense à cette formidable initiative, « 100 000 entrepreneurs », promue par Philippe Hayat qui a dirigé avec Fleur Pellerin les dernières Assises de l'entrepreneuriat. L'idée est que, au-delà des manuels scolaires – certes fondamentaux –, il importe de faire intervenir des entrepreneurs dans les classes pour qu'ils racontent leur parcours aux collégiens et lycéens, leur expliquent pourquoi eux-mêmes se sont lancés dans l'entrepreneuriat, leur exposent quel était leur état d'esprit lorsqu'ils avaient quinze ou vingt ans. Le Mouves participe à ce projet pour faire la promotion d'entrepreneurs sociaux. Je constate que l'école s'ouvre petit à petit.

Notre initiative « Passeport avenir » – l'une des trois lauréates de « La France s'engage » – met à disposition de jeunes issus de quartiers populaires qui se sont lancés dans des filières de classes préparatoires technologiques des tuteurs de grandes entreprises – Orange, SFR, Alcatel… Ce projet, auquel l'école s'est ouverte, fonctionne très bien. Il faut donc entretenir cette dynamique et continuer de rapprocher l'école de l'entreprise.

Toutes ces initiatives restent il est vrai assez éclatées : le Mouves promeut chaque mois sur son site internet des entrepreneurs sociaux ; les « Zèbres » d'Alexandre Jardin, d'un autre côté, et les « Rencontres de la Niaque », du leur, mènent d'autres initiatives. Le dialogue entre nous n'en existe pas moins. Ainsi le Mouves, en lien avec les Zèbres, cherche à définir des « pro-solutions » pour les élections régionales qui se dérouleront à la fin de l'année : il s'agit de proposer aux candidats des solutions. Reste qu'en effet, il n'existe pas de plateforme fédérant ces projets. Les pouvoirs publics, à travers « La France s'engage », pourraient éventuellement en prendre l'initiative.

Pour répondre ensuite à la question du président Bartolone, notre rêve, au Mouves, est en effet que soit créé un label « Entreprise sociale ». Nous avions commencé d'y travailler jusqu'à l'adoption de la loi relative à l'ESS qui définit l'agrément « Entreprise solidaire d'utilité sociale » (ESUS) – voilà peut-être, en fait, le label… Mais, pour cela, les décrets d'application à venir ne devraient pas retenir comme seul critère l'épargne solidaire. Ainsi, de nombreuses fondations, en bonne santé économique, ne peuvent que procéder à des dons ; or le don n'a qu'une vie. Si ces fondations étaient autorisées à investir dans les entreprises agréées d'utilité sociale, l'investissement ayant, lui, plusieurs vies, cela permettrait à ces fondations de s'impliquer plus avant dans l'économie sociale et aux entreprises sociales de se rapprocher des grands groupes ou des fondations privées. Il y a là, sans doute, un levier intéressant à activer.

Enfin, en ce qui concerne la reconnaissance de l'engagement des jeunes, pour être honnête, je n'ai pas d'idée précise en la matière. Il n'en reste pas moins que ceux qui s'engagent dans une association pour servir une cause doivent être valorisés auprès de leurs camarades, auprès de l'éducation nationale. Cela doit-il passer par les notes ? Je l'ignore.

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On constate qu'il existe de nombreuses initiatives, qu'on ne les connaît pas toutes, d'où l'intérêt de trouver un lien numérique entre elles.

Comment, à partir de toutes ces initiatives, aider à faire émerger des projets de jeunes insuffisamment précis pour être opérationnels ? Certains, qui sortent du système scolaire sans diplôme, ou même ceux qui sortent de Centrale Paris, n'ont pas les moyens d'être autonomes économiquement ni de créer des emplois. Comment le Mouves peut-il accompagner le jeune qui a besoin de conseils de gestion, d'un accès au crédit, bref, d'un parrainage, pour créer une entreprise sociale ?

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Jacques Dasnoy

Nous nous interdisons de faire ce que d'autres font très bien – spécialité française… Je vous invite à vous intéresser à l'action de l'organisation internationale Enactus, ONG très active en France, présente dans une quarantaine de grandes écoles de commerce, d'ingénieurs, mais aussi au sein de plusieurs universités. Elle a élaboré tout un programme d'accompagnement de jeunes qui souhaitent créer une entreprise sociale. Nous en sommes partie prenante puisque – toujours dans l'esprit de l'initiative « 100 000 entrepreneurs » – notre plus-value consiste à apporter du concret, en l'occurrence à mobiliser des entrepreneurs sociaux pour qu'ils consacrent quelques heures à ces jeunes. Enactus a défini une très bonne méthodologie en faisant intervenir des experts du financement et de la conduite de projets ; une compétition nationale et une compétition internationale sont organisées – prétexte pour stimuler et récompenser ces jeunes.

Reste qu'on évoque ici des jeunes sortis des grandes écoles et de l'université mais pas ceux qui sortent du système scolaire sans diplôme – ici le Mouves a ses limites, même si des entreprises sociales travaillent avec eux comme Sport dans la ville ou Mozaïk RH. Le fait de ne pas avoir ces jeunes dans notre radar est un problème. Un de nos entrepreneurs faisait valoir que quand on était pauvre, on était malin, on avait l'esprit entrepreneur ; or, plutôt que d'ouvrir un kebab, je préférerais que ces jeunes créent des entreprises sociales. Notre organisation n'a que quatre ans d'existence et l'un de nos objectifs, dans les années à venir, est « d'embarquer » une partie de cette jeunesse.

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Nous tâcherons de vous donner un coup de main puisque c'est aussi l'une de nos préoccupations. On voit comment les grandes universités, les grandes écoles, notamment de commerce, ont compris ce que pouvait représenter dans un parcours scolaire ou universitaire cet engagement, et comment elles le favorisent. D'où une inégalité puisque, dans les territoires populaires, on n'a pas forcément le carnet d'adresses, la filiation culturelle qui permettent d'adopter ce type de démarche. On se trouve, dès lors, renvoyé à un certain individualisme ou à des voies trop convenues. Or, quand on mesure le potentiel de ces jeunes qui veulent vraiment s'en sortir avec parfois – hélas – l'idée que la collectivité ne pourra rien faire pour eux, on ne peut que convenir que c'est seulement si nous tenons compte de cette énergie, de cette envie chez eux d'être reconnus et d'intégrer complètement la société qu'ils auront une réelle volonté d'appartenir à la République.

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Jacques Dasnoy

J'insiste sur le fait que les initiatives existent, qu'elles sont nombreuses – j'évoquais « Passeport avenir », projet privé lancé il y a quinze ans par un consortium de grandes entreprises. Or, puisque lauréat de « La France s'engage », « Passeport avenir » va voir son effet démultiplié grâce à la puissance publique, dont le rôle est précisément d'encourager ces initiatives et de leur permettre de changer d'échelle.

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Vous avez raison, et c'est particulièrement vrai dans les territoires en difficulté, ruraux ou urbains. De très nombreuses initiatives existent mais qu'on a du mal à évaluer et à généraliser. Or, un des moyens d'y parvenir, certainement sous forme électronique, consiste à ne pas réinventer à chaque fois la poudre : il faut savoir ce qui se fait à tel endroit et en connaître les résultats.

Je vous remercie de nous avoir fait bénéficier de votre savoir et de votre expérience.

L'audition s'achève à dix heures.

Membres présents ou excusés

Mission de réflexion sur l'engagement citoyen et l'appartenance républicaine

Réunion du 19 Mars 2015 à 9 heures.

Présents. – M. Guillaume Bachelay, M. Claude Bartolone, M. Jean-Luc Bleunven, M. Patrick Bloche, Mme Annick Lepetit, M. Bernard Lesterlin.

Excusés. – M. Christophe Bouillon, M. Hugues Fourage, M. Yves Fromion.