Intervention de François Asensi

Séance en hémicycle du 16 mai 2013 à 15h00
Suppression du mot "race" de la législation — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançois Asensi :

Madame la présidente, madame la garde des sceaux, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, dans L'équation du nénuphar, Albert Jacquard écrivait : « Il se révèle impossible de classer les différentes populations humaines en races. Selon le niveau de précision que l'on cherche à respecter, on peut finalement énoncer : soit qu'il n'y a pas de races dans notre espèce, soit qu'il n'y en a qu'une, l'Humanité, soit qu'il y en a autant que d'humains, soit, enfin, que le concept de race n'est pas opérationnel pour notre espèce. La conséquence la plus claire est que tout raisonnement faisant référence à des races humaines est dépourvu de base scientifique. »

À lui seul, le jugement scientifique de ce chercheur, spécialiste de la génétique des populations et membre du Comité consultatif national d'éthique, justifie la proposition de loi que les députés du Front de gauche portent aujourd'hui, avec nos collègues ultramarins.

C'est avec beaucoup de solennité et de fierté que je souhaite défendre ce projet de loi tendant à la suppression du mot « race » de notre législation nationale. Ce projet, notre groupe le porte avec constance depuis plusieurs années. Comme le rapporteur l'a rappelé, notre collègue Michel Vaxès avait déjà défendu un projet similaire en 2003. Le contexte dans lequel nous faisons à nouveau cette proposition est différent, puisque François Hollande déclarait lui-même en mars 2012, pendant la campagne électorale des présidentielles : « Il n'y a pas de place dans la République pour la race. »

En décidant de supprimer la catégorie juridique de « race », comme nous le proposons, notre assemblée contribuerait à faire avancer notre société au plan idéologique et pédagogique, même si – nous en sommes tous convaincus – ce geste symbolique ne suffira pas à effacer le racisme. Elle donnerait un signal fort à toute la communauté internationale, et la France ferait figure de pionnière, comme elle a su l'être en d'autres temps, dans la lutte mondiale contre l'obscurantisme.

Cette notion de « race » est d'ailleurs historiquement récente. Le mot apparaît au XVIIe siècle pour désigner une lignée ou une famille, et ce n'est pas un hasard si sa définition moderne naît dans le contexte des grandes conquêtes coloniales. La France, comme d'autres pays européens, a alors besoin de justifier moralement l'exploitation féroce des Indiens dans ses colonies d'Amérique, puis des Africains déportés par millions et réduits en esclavage.

Déjà, en 1550, la controverse de Valladolid posait la question de l'appartenance des Amérindiens à l'humanité. Si le dominicain Bartolomé de Las Casas a gagné ce combat pour la défense des Indiens, il a hélas été conduit à suggérer, en contrepartie, la déportation des Africains.

De la même façon, la question de savoir si les femmes avaient une âme se posait déjà depuis plusieurs siècles, et depuis des temps immémoriaux, les membres de la noblesse auraient eu du sang bleu. Autant dire que le racisme remonte très loin dans notre histoire.

Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, l'Europe et quelques-uns de ses scientifiques tentèrent de théoriser la validité de la notion de « race » pour entériner la notion de race supérieure. On mesure bien, aujourd'hui, la bêtise de ces définitions raciales. Pour autant, on ne peut oublier les conséquences qu'elles ont eues et les horreurs qu'elles ont générées. Elles ont justifié la déportation et l'exploitation d'Africains pendant trois siècles, puis la domination des peuples africains et asiatiques colonisés.

Ces théories racistes ont été utilisées par les nazis pour justifier la supériorité de la race aryenne, prétendument pure, et elles ont conduit à la barbarie que l'on sait.

Elles ont aussi laissé des traces qui perdurent aujourd'hui dans les mentalités : le racisme est loin d'avoir disparu et il est encore une arme de division entre les hommes et les femmes. Et c'est bien là le noeud du problème. Dans un système dont le coeur est la domination et l'exploitation, trois grandes discriminations perdurent : envers les femmes, envers les classes subalternes, ces « instruments bipèdes », ainsi que Sieyès nommait les ouvriers, et envers les peuples coloniaux.

La liberté théorisée par le libéralisme a toujours été d'abord celle des dominants, celle du « peuple des seigneurs ». Le racisme est l'un des moyens de limiter l'émancipation des peuples et il s'est manifesté dans de nombreux textes. Dans les années 1950, le Règlement du service dans l'armée française précisait ainsi que la mission du colonel consiste à indiquer « les moyens les plus propres à développer le patriotisme : fortifier l'amour de la patrie et le sens de la supériorité de la race ». La notion de race a imprégné certaines de nos institutions et le chemin est long pour s'en départir.

Malheureusement, le quinquennat de Nicolas Sarkozy n'a pas été exempt de débordements. Les discours de Grenoble et de Dakar ont exprimé une volonté de rupture avec notre tradition universaliste, humaniste et républicaine, et la déclaration de Claude Guéant sur l'inégalité des civilisations allait dans le même sens.

Or l'idée de classification ou de hiérarchisation des hommes sur la base d'un critère biologique ou génétique a été invalidée et désavouée par tous les travaux scientifiques depuis plus de quarante ans. Le mot « race » est caractérisé par son ineptie, dès lors qu'il est appliqué à l'homme.

En 1996, 600 scientifiques français répliquaient à Jean-Marie Le Pen, qui avait déclaré comme une évidence que les diverses races humaines étaient inégales. André Langaney, généticien et professeur au Muséum national d'histoire naturelle, l'affirme sans ambiguïté : « Il n'y a pas, montrent aujourd'hui les biologistes, de marqueurs génétiques de la race. Les gènes n'ont pas de race. » Et de conclure que la société colonialiste s'est longtemps efforcée de faire passer l'idée de races hiérarchisées pour une notion scientifique « afin de justifier les inégalités sociales et les oppressions économiques ».

Le genre humain est apparu il y a plus de deux millions d'années. On situe encore aujourd'hui sa naissance en Afrique, dont André Langaney a raison de dire que « ce sont ses enfants, puis ses descendants qui constituent les six milliards d'êtres humains actuels ».

Pourtant, le législateur comme le constituant n'ont pas tiré les leçons de l'histoire et de la science. Déjà présente de manière tacite durant la période coloniale, la notion de race a été officiellement consacrée par le régime de Vichy. Loin d'être un hasard ou une coïncidence, la date d'entrée du mot « race » dans notre corpus législatif – 1939 – est parlante.

Certes, les diverses références à la race ont aujourd'hui pour objet de prohiber les discriminations entre les êtres humains. Cependant, la référence à la race dans la législation équivaut nécessairement à une validation implicite de l'existence d'une telle distinction entre les êtres humains. Cette réalité est d'autant plus forte lorsque la race constitue l'élément d'une énumération, parmi des notions aussi objectives que l'origine, l'ethnie, la nation ou la religion. Utiliser, en droit, le terme de « race » revient à admettre implicitement son existence, ou du moins à en banaliser l'usage, y compris par les plus jeunes de nos concitoyens.

La suppression de la notion de « race » ne nuira pas à l'efficacité de la lutte contre le racisme.

Il ne s'agit pas de censurer la langue française, encore moins de créer un quelconque vide juridique qui risquerait d'affaiblir notre arsenal répressif contre les actes racistes. Les mots « raciste » et « racisme » ont vocation à demeurer dans notre droit.

Enfin, la référence à la notion de race n'est pas un outil juridique incontournable. Notre excellent rapporteur, Alfred Marie-Jeanne, attentif à cet argument, a proposé de substituer au mot « race » le mot « raciste ». J'en profite pour saluer le travail formidable de notre collègue. Il a réalisé de nombreuses auditions et a balayé l'ensemble des textes. Ce travail lui a permis de corriger les imperfections du texte initial pour proposer une nouvelle rédaction, désormais irréprochable.

Nous ne sommes pas naïfs. Nous sommes conscients que le racisme ne disparaîtra pas en corrigeant simplement notre vocabulaire juridique. Le combat contre le racisme, sous toutes ses formes, reste plus que jamais d'actualité et nous le poursuivrons avec opiniâtreté et persévérance.

La nouvelle proposition de rédaction de l'article 1er permet d'assurer une parfaite sécurité juridique. Dans le même temps, elle donne une signification politique à cette substitution : les races n'existent pas, contrairement au racisme qui subsistera tant que nous n'aurons pas réussi à gagner la bataille contre l'obscurantisme.

Nul doute que, quelles que soient nos sensibilités politiques, quelles que soient nos origines et nos parcours, nous pouvons faire nôtres les paroles d'une belle chanson de Claude Nougaro par lesquelles je souhaite conclure – rassurez-vous, madame la garde des sceaux, je ne la chanterai pas ! (Sourires.)

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