Intervention de Marie-Anne Chapdelaine

Séance en hémicycle du 3 décembre 2015 à 9h30
Répression de la négation des génocides et des crimes contre l'humanité — Motion de renvoi en commission

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMarie-Anne Chapdelaine :

…une manoeuvre à laquelle nous avions déjà assisté en commission des lois. Nous surprendre est peut-être son unique tactique, afin de nous placer dans une situation d’impréparation. Réécrite en une nuit, dans la précipitation, cette proposition de loi ne saurait être à la hauteur des attentes et des enjeux soulevés par un tel débat.

Je vous propose de la renvoyer en commission pour plusieurs raisons qui découlent de l’évidence : parce qu’elle n’est portée par aucun traité international, parce qu’elle remettrait en cause la loi Gayssot et parce qu’elle serait censurée par le Conseil constitutionnel, mais aussi par la Cour européenne des droits de l’Homme.

Je commencerai par rappeler que, bien que le génocide arménien ait fait l’objet de résolutions, il n’a jamais été reconnu ni par la France, ni par la Turquie, par un traité signé et ratifié. Ajoutons même qu’il n’a jamais été reconnu formellement par aucune instance internationale. Dans cette mesure, une pénalisation de sa négation est juridiquement inconcevable.

Soulignons également la dangerosité de cette proposition de loi, dont la rédaction incertaine pourrait fragiliser la pénalisation de la négation de la Shoah. En effet, elle pourrait remettre en question les fondements de la loi Gayssot : si la loi Boyer était censurée, les questions prioritaires de constitutionnalité contre la loi Gayssot deviendraient, sans doute, plus nombreuses et, éventuellement, plus fondées en droit.

Cette proposition de loi apparaît ainsi comme totalement infondée juridiquement. Je pourrais m’arrêter là si elle ne démontrait pas également une profonde méconnaissance de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Rappelons, s’il en était besoin, que le délit d’opinion et celui d’ignorance sont rarement tolérés par le Conseil. Dans une telle situation, cela reviendrait à porter atteinte à la liberté d’expression puisque, faute de définition précise en droit, le législateur se reposerait entièrement sur le juge.

Méprisant la jurisprudence du Conseil constitutionnel, ce texte méconnaît également celle de la Cour européenne des droits de l’Homme. En effet, la proposition de loi apparaît comme contraire à la liberté d’expression consacrée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme. La Cour s’est prononcée dans ce sens à plusieurs reprises, et dernièrement à l’occasion de l’arrêt Perinçek du 15 octobre 2015. À cette occasion, elle a jugé nécessaire que les propos incriminés constituent une incitation à la haine, à la violence ou à l’intolérance. Or la proposition de loi vise toute négation ou banalisation grossière des génocides, et non uniquement celles qui constituent une incitation à la haine.

Pour terminer avec la jurisprudence européenne, je soulignerai que la Cour européenne des droits de l’Homme contrôle la proportionnalité de la sanction, qui, pour la nouvelle proposition de loi Boyer, consiste en une peine d’emprisonnement et une amende. Dans plusieurs de ses arrêts relatifs à la liberté d’expression, la Cour a considéré qu’une sanction pénale était une sanction grave « eu égard à l’existence d’autres moyens d’intervention et de réfutation, notamment par les voies de droit civiles. » Ainsi, la sanction prévue par la proposition de loi apparaîtrait disproportionnée au regard des buts poursuivis par la législation.

À ces motifs d’inconstitutionnalité, j’ajoute l’oubli relatif à la Cour pénale internationale, pourtant compétente et qui ne prévoit pas d’excuse absolutoire telle que décrite par la proposition de loi.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion