L'audition débute à onze heures vingt.
Nous accueillons M. Mycle Schneider, qui a, pendant de nombreuses années, animé le cabinet WISE-Paris. Il est le principal auteur d'un rapport annuel sur l'état de l'industrie nucléaire dans le monde et fait partie de ceux qui portent un regard pour le moins critique sur l'énergie nucléaire, et plus particulièrement sur le retraitement et le combustible MOX. En témoigne un article qu'il a fait paraître en 2001 – mais peut-être son point de vue a-t-il évolué depuis – dans la revue Contrôle, publiée par l'Autorité de sûreté nucléaire, et intitulé « L'industrie du plutonium : de l'effritement d'un mythe à l'urgence d'une reconversion ».
Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Mycle Schneider prête serment.)
On nous a distribué un curriculum vitae indiquant que M. Schneider a enseigné les « stratégies Énergies et environnement » dans le cadre d'un master international à l'École des mines de Nantes. Je souhaite connaître le détail de sa formation scientifique et ses titres universitaires.
Peut-être pourriez-vous répondre à cette question dans votre propos liminaire, monsieur Schneider.
Je suis autodidacte.
Permettez-moi de débuter mon propos en replaçant la séparation et l'utilisation du plutonium dans un contexte historique, qui fut dans un premier temps militaire ; très rapidement, par la suite, ont été lancés les surgénérateurs, des réacteurs à neutrons rapides, avec le premier réacteur EBR-1 aux États-Unis.
Après la crise du pétrole de 1973, le CEA prévoyait que, en l'an 2000, 540 surgénérateurs de type Superphénix seraient en activité dans le monde, dont vingt en France. Les conséquences de telles prévisions se sont révélées très importantes puisque le prix de l'uranium s'est envolé, quadruplant en deux ans, et que fut signée la première grande série de contrats de retraitement, notamment pour la construction de l'usine UP3 à La Hague. Ce contexte est à l'origine de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui.
Au début des années 80, alors qu'il apparaissait que tous les surgénérateurs prévus ne seraient pas construits, il a tout de même été décidé de poursuivre le programme de retraitement et de l'option MOX. Il ne s'agissait pas d'une décision sur le fond, les conditions économiques de séparation et d'utilisation du plutonium s'étant très sensiblement dégradées, mais d'une décision destinée à honorer des engagements. On craignait, par surcroît, que l'arrêt de la construction de l'usine UP2-800, donc l'arrêt du retraitement français, n'eût un grave impact sur l'activité du nucléaire dans le reste du monde. Aussi, le système actuellement en vigueur date-t-il de la fin des années 80, avec notamment la construction de l'usine de fabrication de combustible MOX – l'usine MELOX.
Dès 1995, EDF donne une valeur comptable zéro aux stocks de plutonium et d'uranium retraité, ce qui est étonnant quand on sait que la séparation du plutonium nécessite des sommes importantes. Vers 2000, le directeur du service « Combustible » d'EDF a même déclaré qu'il n'y avait pas de marché pour le plutonium et que s'il y en avait un, la valeur du plutonium serait négative. Or nous savons que des accords ont été signés, aux termes desquels EDF a été payée pour reprendre du plutonium néerlandais. Nous ne savons pas ce qu'il en est, en revanche, avec les électriciens italiens ou allemands.
Le système mis en place exige une organisation de transport très importante entre les différentes installations. Ce transport se fait par route ; entre La Hague et l'usine MELOX, séparées de quelque mille kilomètres, il a lieu environ deux fois par semaine.
Il faut compter les rebuts de fabrication de MOX, et la moyenne dont je dispose est bien de deux transports par semaine.
Sur le plan industriel, la séparation du plutonium a considérablement augmenté jusqu'à la fin des années 90. Ces dix dernières années, le facteur de charge des usines de La Hague, qui ont une capacité autorisée de 1 700 tonnes par an, était de 61 % en moyenne. La situation commerciale des usines de La Hague est très influencée par le fait qu'il n'y a pratiquement plus de contrats étrangers. En 2012, les combustibles stockés sur le site de La Hague étaient quasi exclusivement français.
La France est parfaitement isolée. Le retraitement commercial au Royaume-Uni se poursuit, certes, mais la décision d'arrêter les installations à la fin des contrats en cours pourrait être effective avant 2020. La Russie, pour sa part, ne retraite qu'à hauteur de 25 % de la capacité de l'usine RT1. Quant au Japon, il essaie désespérément de mettre en service une usine de retraitement, mais en vain.
Je n'évoque pas ici les usines pilotes, militaires ou de démonstration, à savoir de petites unités. La Chine a mis en service une petite unité de retraitement et elle envisage peut-être de retraiter à grande échelle, mais ce n'est pas le cas aujourd'hui.
Absolument, mais, si vous permettez, je n'entends pas entrer ici dans le domaine des spéculations : j'aborde uniquement la situation présente.
En effet, je considère qu'il s'agit aujourd'hui d'une pure spéculation.
En ce qui concerne la fabrication de MOX, la France est parfaitement seule. AREVA devait être le principal acteur d'une grande usine de fabrication de combustible MOX aux États-Unis, mais le Département de l'énergie vient de supprimer les fonds alloués au projet, notamment à cause de la dérive des coûts estimés pour l'immobilisation des 34 tonnes de plutonium militaire : on parlait de 34 milliards de dollars, soit un million de dollars le kilogramme de plutonium, vingt fois le prix actuel de l'or. Le gouvernement américain a annoncé qu'il examinerait les solutions alternatives au conditionnement du plutonium séparé. J'appelle votre attention sur cette dynamique qui aura des conséquences sur d'autres pays.
Par ailleurs, concernant les matières stratégiques, le rapport 2011 de la convention commune sur la sûreté de la gestion du combustible usé et sur la sûreté de la gestion des déchets radioactifs précise que « la France adapte le flux des opérations de traitement-recyclage aux besoins de consommation » – en l'occurrence de plutonium – « afin de minimiser l'inventaire du plutonium séparé ». En outre, aux termes de la déclaration du sommet de la sécurité nucléaire, qui s'est tenu le 25 mars 2014, les pays signataires, dont la France, encouragent « les États […] à maintenir à un niveau minimum leurs réserves de plutonium séparé […] ».
Au milieu des années 80, il n'y avait pas de stock de plutonium en France. Il s'est constitué puis a augmenté continûment dès 1988, après la mise en place du programme MOX et le chargement du premier réacteur en 1987. Ce stock est aujourd'hui de quelque 60 tonnes de plutonium. La part du plutonium stocké en France et appartenant à des pays étrangers a continuellement diminué et atteint un peu plus de 20 tonnes.
La France est aujourd'hui le deuxième propriétaire le plus important de stocks civils, après le Royaume-Uni. Il importe de souligner que le plutonium existe sous forme de plutonium séparé et sous forme de rebuts de la fabrication de MOX. La France a, par ailleurs, repris à son compte la partie du plutonium des participants étrangers dans les combustibles de Superphénix. C'est vrai également pour le combustible du réacteur de Kalkar en Allemagne, qui n'a pas été mis en service, et pour le traitement duquel La Hague n'a pas reçu d'autorisation.
EDF a toujours utilisé moins de combustible MOX qu'autorisé.
Et qui plus est, une mauvaise idée.
Le schéma opérationnel de retraitement pour la conversion et l'enrichissement de l'uranium est apparemment au point mort : on ne fabrique pas actuellement de combustible sur la base de l'uranium retraité, ce qui pose la question de son avenir.
La partie la plus importante du plutonium étranger appartient au Japon. C'est une question particulièrement difficile sur le plan géopolitique puisque les stocks de plutonium au Japon et du Japon ont été montrés du doigt par différents pays de la région.
Force est de constater que la stratégie actuelle conduit à une impasse : l'augmentation de tous les stocks – combustibles irradiés, plutonium, uranium retraité, appauvri et autres – accroît les risques induits et les coûts, complexifie le système pour EDF et a d'importantes implications géopolitiques. D'où l'urgence de revoir le système, le schéma de fonctionnement et de bâtir une nouvelle stratégie vraiment cohérente – de ce point de vue, mes convictions de 2001 n'ont pas changé d'un iota.
Présidence de Mme Sabine Buis, vice-présidente
Trois facteurs contribuent à créer une perspective qui n'a pas été anticipée ; ils plaident tous pour la nécessité d'une nouvelle stratégie. Le premier facteur est la décision du président Hollande de réduire la part de l'énergie nucléaire à 50 % à l'horizon 2025 ; le deuxième est la perspective d'un « non-besoin » d'une vingtaine de réacteurs, ainsi que l'a évoqué devant cette commission le directeur général de l'énergie et du climat ; le troisième est l'échéance des quarante ans pour les réacteurs de 900 mégawatts, notamment ceux qui sont moxés : que fera-t-on si ces derniers ne reçoivent pas leur autorisation de fonctionnement jusqu'à quarante ans, sachant que, en début d'année, seule l'unité n° 1 de Tricastin avait reçu un avis favorable ?
Un document de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), cité lors d'une précédente audition ce matin, envisage deux scénarios pour la durée de vie des réacteurs, l'un prenant en compte leur renouvellement, l'autre se fondant sur leur arrêt au bout de quarante ans. Selon les responsables de l'ANDRA, que nous avons interrogés, ce schéma a été conçu par EDF. Je suis donc surpris qu'EDF cite l'ANDRA en la matière ; une clarification s'impose peut-être. Reste que l'arrêt des réacteurs moxés à l'âge de quarante ans impliquerait qu'on cesse de séparer le plutonium, donc qu'on arrête le retraitement, si l'ensemble des stocks de plutonium est susceptible d'être absorbé dans les réacteurs existants. L'arrêt de retraitement en 2018-2019 a été envisagé avec vingt-deux réacteurs moxés, soit deux ans et deux réacteurs de plus qu'initialement prévu. Se pose de toute façon, de manière aussi urgente, la question des stocks de plutonium étranger.
À partir de ces constats, nous avons bâti trois scénarios. Le premier prévoit une reconversion du retraitement vers l'entreposage prolongé des combustibles irradiés, notamment à sec, le démantèlement, le conditionnement des déchets et l'immobilisation du plutonium. Le deuxième scénario envisage une sortie du retraitement au rythme de la fermeture progressive des réacteurs 900 mégawatts moxés, ainsi que l'envisageait l'accord préélectoral PS-Verts. Enfin, le troisième scénario propose de remplacer les réacteurs 900 mégawatts par d'autres réacteurs moxés – il pourrait s'agir, théoriquement, des réacteurs 1 300 mégawatts ou de l'EPR de Flamanville, mais, pour le moment, aucune autorisation n'a été donnée ni aucun détail technique, et aucun dossier n'est instruit par l'Autorité de sûreté nucléaire.
Quel est, sur la base du rapport Charpin-Dessus-Pellat, l'équilibre économique du dispositif selon que l'on opte soit pour la filière du retraitement et du MOX, actuellement utilisée, soit pour le stockage direct ? Il semblerait que vous n'ayez, sur la question, pas le même point de vue que les représentants d'EDF et d'AREVA.
Par ailleurs, que pensez-vous du risque de prolifération du plutonium, non seulement via les États mais aussi, éventuellement, via d'autres organisations qui voudraient s'emparer de certaines ressources à la faveur des transports nombreux de matières fissiles ?
Depuis une trentaine d'années, de nombreuses études ont démontré que, quelles que soient les hypothèses émises, le retraitement se révèle plus coûteux que le stockage direct. Ce type de comparaison reste néanmoins très problématique dans la mesure où l'on ne connaît pas le coût réel d'un site de stockage définitif. Cela dit, si le retraitement conduit à une réduction du volume des déchets de haute activité, il entraîne une augmentation du volume de tout autre déchet, comme les effluents radioactifs, qui sont rejetés dans la nature sous forme gazeuse ou liquide, ou les déchets de démantèlement. Une stratégie de retraitement sur la base des volumes calculés dans un site de stockage définitif n'est pas vraiment pertinente. Il a été démontré clairement, je le répète, que la séparation et l'utilisation du plutonium se sont révélées beaucoup plus coûteuses que les autres systèmes. Ce surcoût a été évalué de 14 à 25 % par une étude de l'OCDE publiée en 2013, s'appuyant elle-même sur un éventail d'autres études.
En ce qui concerne la prolifération, elle est l'affaire autant de considérations géopolitiques que de groupes terroristes subnationaux. Elle implique, d'un côté, des pays hautement développés ayant la capacité latente de fabriquer un très grand nombre d'armes nucléaires en un temps relativement court. Si l'on prend l'exemple du Japon, depuis une dizaine d'années, le ton monte, dans la région, avec la Corée du Sud et, fait nouveau, avec la Chine qui demande explicitement au Japon de rapatrier aux États-Unis du plutonium de qualité militaire qui lui avait été prêté à des fins de recherches. De l'autre côté, la prolifération peut être le fait de groupes terroristes ayant pour objectif de fabriquer un engin explosif ou d'en dérober un. Il me paraît assez étonnant qu'on puisse transporter du plutonium séparé non-irradié sur des routes publiques parfaitement accessibles à n'importe quel véhicule. Vous pouvez ainsi croiser sur l'autoroute un camion transportant du plutonium ou du MOX frais. Je m'inquiète de l'impact que pourrait avoir l'attaque d'un camion à des fin de libération ou de vol de plutonium, malgré les mesures de sécurité évidemment mises en place.
L'essentiel du plutonium étranger stocké à La Hague est japonais. On constate, sur le schéma que vous nous avez fourni, que cette part a décru de quelques tonnes entre 2007 et 2012, même s'il en reste plus d'une quinzaine. Quel est le statut de ce plutonium ? AREVA est-il censé le rendre au Japon ? Quel contrôle l'AIEA peut-elle effectuer sur l'utilisation potentielle de ce plutonium ?
Il y a peut-être du plutonium japonais à l'usine MELOX, car la France a fabriqué du combustible MOX pour le Japon – raison, d'ailleurs, de la décrue du stock de plutonium japonais à La Hague. Aujourd'hui, plus aucun réacteur n'est en activité au Japon et leur remise en service reste très incertaine, d'autant que l'utilisation de combustible MOX y est très impopulaire – plus encore que la remise en service d'un réacteur. On ne sait, par conséquent, pas du tout si le Japon reprendra ce plutonium qui appartient aux électriciens japonais, même si la responsabilité de récupérer ces matières lui incombe.
J'ai évoqué l'existence d'accords, notamment avec les Néerlandais et les Allemands, permettant de « swapper » du plutonium. C'est ainsi que du plutonium séparé et disponible, considéré comme prélevé du stock allemand, a été envoyé en Allemagne pour y être utilisé dans des réacteurs. Il est donc parfaitement envisageable que la France reprenne une partie du plutonium dont il est question pour l'utiliser dans ses réacteurs. Toutefois, la capacité des réacteurs est limitée – on a déjà du mal à absorber les stocks français –, et je ne suis pas sûr qu'EDF serait ravie de récupérer du plutonium supplémentaire qui lui coûte très cher, même si elle ne le dit pas ouvertement. À ma connaissance, un nouveau contrat commercial postérieur à 2012 n'a toujours pas été signé entre AREVA et EDF, à moins qu'il n'ait pas été publié. Toute activité de retraitement et de fabrication de MOX fait l'objet d'accords ad hoc entre les deux groupes.
Le plutonium qui sort de La Hague est-il de la même qualité que le plutonium militaire ? Peut-on en faire le même usage ?
On utilise l'expression « qualité militaire » pour qualifier le plutonium spécialement fabriqué pour l'armement, c'est-à-dire que la part d'isotopes fissiles y dépasse 90 %, se situant généralement autour de 93 %, alors que la part d'isotopes fissiles dans le plutonium qui sort de La Hague est de l'ordre de 60 à 70 %.
Un État qui a un programme d'armement ne va pas utiliser, de prime abord, du plutonium tel que celui qui sort de La Hague. Cela ne signifie pas pour autant que celui-ci n'est pas utilisable dans la fabrication d'un engin explosif. Sa « performance » serait médiocre, peu calculable et il se révélerait difficile à manier, mais on peut parfaitement fabriquer un engin explosif avec la matière qui sort de La Hague. L'AIEA ne fait d'ailleurs pas de distinction dans le calcul des quantités significatives et estime qu'on peut aussi bien utiliser le plutonium de qualité réacteur que du plutonium de qualité militaire pour faire des explosifs. Cela s'applique également au MOX frais, ce qui est un point très important, car le plutonium peut être séparé de l'oxyde mixte par voie chimique, dans une installation très modeste comme un garage.
L'audition s'achève à midi.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire
Réunion du jeudi 10 avril 2014 à 11 h 15
Présents. - M. Damien Abad, M. Bernard Accoyer, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Philippe Baumel, M. Denis Baupin, M. François Brottes, Mme Sabine Buis, M. Jean-Pierre Gorges, Mme Frédérique Massat, M. Patrice Prat, M. Michel Sordi, Mme Clotilde Valter
Excusés. - Mme Sylvie Pichot, M. Franck Reynier, M. Stéphane Travert