La séance est ouverte à 17 heures 05.
Présidence de M. Jean-Claude Fruteau, président.
La délégation procède à l'audition de M. Philippe Folliot, député du Tarn, et de M. Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Ifremer, sur les enjeux scientifiques, économiques et politiques du domaine maritime des outre-mer français, en particulier sur la situation de l'île de Clipperton.
J'ai le plaisir d'accueillir ce soir en votre nom notre collègue Philippe Folliot, député du Tarn, dont l'Assemblée nationale va examiner incessamment la proposition de loi sur le statut de l'île de Clipperton, et M. Patrick Vincent, directeur général délégué de l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER).
Cette audition est un peu la conséquence d'une observation qui a été souvent faite dans les mois qui ont précédé la COP 21 : comment la France pourrait-elle négliger les effets négatifs du changement climatique sur les outre-mer, alors qu'elle dispose, grâce à ceux-ci, du deuxième domaine maritime mondial ?
Aujourd'hui je vous propose d'envisager, avec nos invités, la formulation positive du problème : comment les outre-mer français peuvent-ils apporter leur contribution, grâce à leur prolongement maritime, à la richesse nationale et, indissociablement, comment faire pour que leur économie en profite ?
La situation de l'île de Clipperton est en quelque sorte un cas limite de la question, sur laquelle je remercie par avance notre collègue Folliot de bien vouloir nous éclairer. Les responsabilités de M. Patrick Vincent le mettront à même de nous ouvrir des perspectives plus générales.
Je n'ose pas dire que je suis tombé tout petit dans l'île de la Passion, comme un autre est tombé dans la potion magique ! Souvent les gens trouvent singulier qu'un député du Tarn se passionne pour la mer et l'outre-mer comme je le fais.
Pour ne rien vous cacher, cela remonte à mon plus jeune âge. Je suis issu d'un milieu assez populaire, mon père était ouvrier agricole. Gamins, nous ne partions presque jamais en vacances, juste pour aller chez mes grands-parents. Lorsque j'avais sept ou huit ans, mes parents m'ont offert un atlas pour Noël, et j'ai voyagé en regardant les cartes. Quand j'avais une dizaine d'années, je connaissais tous les endroits de la carte qui portaient la mention : « Fr. ». D'un point de vue cartographique, Clipperton, les Kerguélen, Wallis et Futuna, la Guadeloupe, la Martinique ou la Réunion n'avaient pas de secret pour moi. En sixième ou cinquième, lors d'un cours de géographie, le professeur parlait de la Polynésie et du Pacifique, et je me rappelle lui avoir dit de ne pas oublier Clipperton. Je pense qu'il n'en avait jamais entendu parler, et comme l'on dit chez nous, il m'a renvoyé dans mes vingt-deux ! Quelques jours après, il est venu me trouver pour reconnaître son oubli.
Un tel oubli n'a rien d'illogique, personne ne connaît cette île, et personne n'a conscience de son intérêt. Clipperton est notre seule possession dans le Pacifique nord. Selon certains, c'est là que se situera le centre de gravité de la planète au XXI° siècle. Il est un peu bête que la France délaisse son seul territoire dans cette aire géographique.
La zone économique exclusive (ZEE) de la France métropolitaine, Corse comprise, couvre 345 000 kilomètres carrés. Celle de Clipperton couvre 436 000 kilomètres carrés. Il s'agit d'un atout géostratégique extrêmement important, qui peut offrir des ressources essentielles.
On peut se demander pourquoi cette île est française. Un beau matin d'avril 1711, le jour du Vendredi saint, deux navigateurs français, dont Michel Dubocage, navigateur havrais, sont passés au large d'une île. Ils ont donc décidé de nommer cette île : « Île de la Passion ». Juridiquement, à l'époque de ces grandes découvertes, un navigateur passant devant une île pouvait en prendre possession au nom de son souverain sans même poser pied à terre, il lui suffisait de la décrire, et de publier sa découverte à son retour.
Cette île est restée longtemps dans l'oubli, jusqu'en 1863, lorsque Napoléon III a décidé d'en prendre officiellement possession. Il a envoyé un bateau planter le drapeau français. Il y a eu des revendications mexicaines sur cette île. Pendant quelques décennies, la situation est restée un peu particulière : l'île était officiellement française, mais elle a été occupée par les États-Unis, puis par le Mexique, pour exploiter le guano.
Dans l'imaginaire collectif mexicain, Clipperton est presque leur Alsace-Lorraine. Après un certain nombre d'échanges entre les deux gouvernements, il a été décidé en 1910 de solliciter un arbitrage international. Un accord a été trouvé pour désigner comme arbitre Victor-Emmanuel II, roi d'Italie.
Pour une fois, nous pouvons nous féliciter d'avoir une administration qui fait bien son travail ! La France a présenté un dossier juridiquement bien constitué. Les Mexicains étaient sûrs de gagner, ils ont peut-être été moins rigoureux. L'arbitrage a été rendu vingt ans plus tard, en 1931, et la souveraineté française sur cette île a été définitivement affirmée. Une loi mexicaine a reconnu cette souveraineté quelque temps plus tard. Il existe toujours quelques mouvements populistes au Mexique pour revenir sur cette question, mais cette île est incontestablement française.
Des oubliés ont vécu sur cette île. Pendant la révolution mexicaine, une garnison d'une quinzaine de personnes y est restée sans recevoir d'assistance. Ses membres ont essayé d'en partir parce qu'ils avaient cru voir au large un bateau, mais leur embarcation s'est renversée. Seuls étaient restés sur l'île le gardien de phare, avec les femmes et les enfants. Le gardien de phare s'est proclamé roi de l'île, et je vous laisse imaginer ce qui a pu se passer dans ce milieu clos. Ils sont restés plusieurs années dans cette situation, jusqu'au jour où un bateau américain, qui passait au large, a récupéré les femmes et découvert le cadavre du gardien de phare, qu'elles avaient assassiné. On ne sait pas très bien pourquoi il a été assassiné : était-ce parce qu'il avait menacé de les tuer si l'on venait les chercher ?
Ces faits se sont déroulés en 1917. Depuis lors, l'île n'a été occupée que deux fois. En 1944, par les Américains qui l'ont envahie et y ont construit une piste d'aviation, car ils redoutaient que les Japonais ne la prennent et ont décidé de l'occuper de manière préventive. Immédiatement après la Libération, le Général De Gaulle, toujours particulièrement soucieux de la souveraineté française et de l'intégrité du territoire national, a envoyé un navire pour reprendre officiellement possession de Clipperton, ce qui a été fait.
La deuxième période d'occupation a eu lieu entre 1966 et 1969, au moment du lancement des essais nucléaires dans le Pacifique. Une petite base y avait été implantée en prévision d'éventuelles déclarations américaines sur des retombées radioactives touchant les États-Unis. La position de Clipperton, entre la Polynésie et les États-Unis, permettait de s'assurer de l'absence de toute conséquence de cet ordre en y pratiquant les analyses scientifiques nécessaires. Depuis cette date, l'île n'a pas connu d'occupation durable.
Clipperton est un sujet d'étude scientifique tout à fait intéressant. On y a connu la période du crabe : l'île a abrité jusqu'à 11 millions de crabes, ils ne sont plus qu'un million. Aujourd'hui, c'est la lutte des espèces : le rat est en train de prendre le dessus sur le crabe.
Si je rentre dans l'histoire parlementaire, ce sera uniquement en tant que premier parlementaire – même le premier élu de la République – à me rendre sur Clipperton ! Lors de la nuit que j'y ai passée, j'ai entendu les rats poursuivre les crabes pour les dévorer. Aujourd'hui, des centaines de milliers de rats peuplent l'île.
L'île abrite aussi la plus grande colonie au monde de fous masqués. Il y avait une centaine d'individus en 1958, lorsqu'un comptage a été réalisé, et l'île en aurait abrité jusqu'à 110 000. Au dernier comptage, la population aurait diminué en conséquence de la surpêche.
Ce qui frappe en arrivant sur cette île, c'est une image terrible d'abandon : une terre inhabitée, jonchée de déchets ramenés par la mer, totalement délaissée par la République. Avant que je ne commence à agiter ce sujet, le dernier ordre de mission donné à la Marine nationale lui enjoignait d'y passer une fois tous les trois ans, pour changer le drapeau et repeindre la stèle. On ne peut pas prétendre assumer une souveraineté de cette manière.
Il me semble important de souligner que cette île n'a pas de statut juridique propre. Elle fait partie du domaine public de l'État, ce qui signifie qu'en théorie, le droit métropolitain s'y applique sur Clipperton. Mais ce droit est totalement inadapté.
Prenons l'exemple de la loi littoral, qui repose sur une répartition de compétences entre les communes et l'État. Il n'y a pas de commune à Clipperton, donc on ne peut pas appliquer la loi.
J'ai remis au Premier ministre le rapport de la mission dont il m'avait chargé sur Clipperton. L'une de ses préconisations est appliquée : dorénavant, à chaque fois que des étrangers demandent l'autorisation d'aller sur l'île, nous envoyons un observateur français dont les frais de transport sont pris en charge par les visiteurs.
Au mois de janvier dernier, une université américaine voulait faire une étude scientifique. Ils se sont rendus sur place, et nous avons ainsi envoyé un scientifique depuis la Polynésie. Il se trouve que des touristes étaient sur place, et l'un d'entre eux est décédé des suites d'un accident de plongée. Que faire dans ce cas ? Il faudrait qu'un enquêteur vienne de la métropole, puisque le Haut-Commissaire en Polynésie n'a pas de pouvoir spécifique, il ne sert que de boîte aux lettres.
J'ai conclu de ma mission qu'il fallait doter cette île d'un statut juridique. Cela montrerait que la France s'y intéresse, ce qui est un gage de souveraineté, et permettrait de résoudre les problèmes entraînés par la situation de cette île.
Plusieurs options étaient envisageables.
La première est de créer une collectivité. Mais cette solution est totalement inadaptée, car il n'y a pas d'habitants.
La deuxième était de rattacher Clipperton à la Polynésie. J'en ai parlé avec Édouard Fritsch lorsque je me suis rendu en Polynésie afin d'y rechercher des éléments d'appui pour la future base scientifique que nous pourrions créer sur Clipperton. Il n'est pas du tout favorable à cette solution : la dernière chose qu'il souhaite est de compter une commune de plus. Surtout, les Polynésiens craignent qu'on leur demande de s'occuper de Clipperton à budget constant, et donc d'avoir moins pour les autres territoires.
Une autre option consistait à faire de Clipperton le sixième district de Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Du point de vue de l'organisation, les TAAF et les îles éparses sont ce qui s'en rapproche le plus. Dans les terres australes, il n'y a pas non plus d'habitants, mais des bases scientifiques, et nous souhaitons installer une telle base sur Clipperton.
La proposition de loi rend à l'île son nom d'origine : île de la Passion. Le nom de Clipperton est celui d'un flibustier anglais ; dans la région, on pensait qu'il avait son repaire sur cette île. Je ne sais pas s'il y avait caché un trésor, personne ne l'a jamais retrouvé en tout cas. C'est la raison pour laquelle cette île a pris ce nom.
La création de ce sixième district des TAAF suscitait les réticences de la préfète, administratrice générale de ces territoires, qui craignait qu'on lui demande de s'occuper de Clipperton à budget constant.
J'ai donc proposé pour Clipperton un statut qui n'entraîne pas, comme pour les TAAF, la création d'une administration support pour les TAAF, car il faut éviter de créer des charges supplémentaires. Nous souhaitons faire du Haut-Commissaire en Polynésie française l'administrateur supérieur de Clipperton, cumulant ainsi deux fonctions. Cette charge représente un demi-équivalent temps plein à l'année.
Comme dans les TAAF, un conseil consultatif serait mis en place, composé de quelques personnes qualifiées – autant que possible, des personnes qui connaissent un petit peu la situation de l'île. Pour l'élaboration de mon rapport, je me suis beaucoup appuyé sur la personne qui connaît le mieux cette île : le professeur Christian Jost, de l'université de Polynésie française. Lorsque je me suis rendu sur l'île, il achevait une mission scientifique appelée « Passion 2015 ». J'ai beaucoup échangé et travaillé avec lui, notamment sur les éléments d'expertise scientifique pour le projet de construction d'une base scientifique.
L'objectif est de créer une structure souple, avec un cadre législatif qui permette de décider au cas par cas si un texte voté par le Parlement s'appliquera à l'île de la Passion. De nombreuses lois n'ont aucun intérêt pour cette île, puisqu'elles n'y sont pas applicables.
Il faut régler la situation juridique de l'île avant de pouvoir créer une base scientifique à vocation internationale sur Clipperton, c'est tout le sens de ma proposition de loi. L'enjeu est important : il faut réaffirmer la souveraineté française et, ainsi, régler juridiquement les désordres actuels.
C'est aussi le premier pas vers une meilleure gestion des ressources halieutiques dans ce secteur. En 2007, la France a signé avec le Mexique un accord de pêche inique, qui porte non seulement sur la zone économique exclusive de l'île de la Passion, mais aussi sur les eaux territoriales, ce qui est choquant sur le plan juridique et scandaleux sur le plan écologique.
Jean-Louis Étienne, mon compatriote tarnais, a mené une mission sur l'île de la Passion en 2005. Il m'a expliqué qu'il voyait les senneurs mexicains s'approcher à deux ou trois milles des côtes et racler tout ce qu'ils pouvaient. Chacun sait que lorsqu'il y a une île au milieu de nulle part, elle remplit le rôle de nursery. Venir pêcher dans une nursery, c'est une aberration !
Parce qu'elle se désintéresse d'une île qu'elle abandonne totalement, la France laisse faire des pratiques de pêche prohibées partout ailleurs. Les senneurs mexicains lancent des grenades, avec des hélicoptères, pour concentrer les poissons. La France tolère dans sa ZEE des pratiques qu'elle condamne partout ailleurs dans le monde. Un jour, un pays avec lequel nous sommes en conflit sur le droit d'usage nous opposera que nous donnons des leçons en Méditerranée et dans l'Atlantique nord alors que nous laissons faire n'importe quoi dans notre propre ZEE. Nous ne sommes pas crédibles.
Il est fondamental de renégocier les accords de pêche. Aujourd'hui, les Mexicains n'ont qu'une seule obligation, c'est de déclarer les prises. Selon les années, ils déclarent entre 1 500 et 4 500 tonnes de thon pêchées sur Clipperton. Quand j'y étais, nous avons croisé un senneur mexicain, l'Oaxaca, d'une capacité de 1 100 tonnes. Il terminait sa campagne de pêche. Le pacha du Prairial a demandé à inspecter les soutes du bateau : le capitaine a refusé. L'équipage était en train de pêcher sans avoir activé le système d'identification automatique (AIS). Nous les avons pris la main dans le sac. Mais comme l'accord de pêche avec les Mexicains ne nous donne pas le droit de contrôler leurs actions de pêche, ils peuvent faire n'importe quoi. On nous dit qu'ils prennent 1 500 tonnes en une année : mais le bateau que nous avons vu avait certainement une charge de 1 100 tonnes de poisson. Ils se paient notre tête ! On estime que leurs prises se situent autour de 30 000 ou 50 000 tonnes, voire plus. Il est choquant de laisser piller nos ressources sans rien dire.
Je demande donc que nous élaborions une nouvelle convention, en mettant ces droits de pêche en vente, comme cela se fait partout ailleurs dans le Pacifique. J'ai estimé que la mise en vente pourrait rapporter entre un million et 5 millions d'euros par an. Si nous retenons une valeur moyenne, de 2 millions par an, la recette nous permettrait de rembourser l'investissement initial de la base scientifique, que j'estime à 15 millions d'euros, et de la faire fonctionner. Ce ne sont pas les bâtiments qui vont coûter cher, mais la logistique, car il faut tout apporter de Polynésie. Il faut dix jours de mer depuis Papeete.
L'île a une largeur moyenne de 500 mètres, et à son point le plus étroit, elle est large de moins de 20 mètres. Il existait des passes, qui se sont fermées naturellement et sont en train de se rouvrir. En aidant la nature à rouvrir ces passes, on permettrait la régénération du lagon, qui est totalement eutrophié. C'est une mare fermée, à l'odeur nauséabonde, dont l'eau est acide, et presque corrosive pour la peau, car depuis des décennies, des tonnes de fiente d'oiseaux s'y sont accumulées. Il serait intéressant d'étudier le retour de la vie dans ce lagon.
Nous sommes à la croisée des chemins, dans un monde toujours plus instable et dangereux. Si demain, un gouvernement populiste prend le pouvoir au Mexique et envoie une mission occuper l'île de Clipperton, la nettoyer et la protéger, allons-nous déclarer la guerre au Mexique pour récupérer une île totalement délaissée ?
Il est saisissant de dresser le parallèle avec la politique de la Chine dans les îles Spratleys. Sur le récif de Fiery Cross, ils ont tout bétonné pour construire une base, un port et un héliport. Leur seul objectif est de transformer cet îlot en île, et ainsi de bénéficier d'une ZEE en application de la convention de Montego Bay. Nous, au contraire, nous laissons Clipperton à l'abandon. Le plus probable est que les Mexicains ne vont pas contester la souveraineté française sur Clipperton, mais soutenir qu'il s'agit d'un îlot inhabité, et non d'une île habitable. Si leur prétention est accueillie, nous perdrons tous nos droits sur la zone économique exclusive autour de l'île, et, donc, non seulement aux ressources halieutiques, mais aux nodules polymétalliques qui s'y trouvent.
La zone de fracture dite de Clarion-Clipperton est en effet une des zones du monde les plus riches en nodules polymétalliques, comme Wallis et Futuna. Il est irresponsable de notre part de ne pas nous intéresser à ces ressources potentielles, sacrifiant ainsi l'intérêt des générations futures.
Nous prétendons créer une aire marine protégée. A quoi cela sert-il, mais si aucun moyen n'est prévu pour la protéger ? Nous allons nous donner bonne conscience dans les conférences internationales en disant que nous créons quelques dizaines de milliers de kilomètres carrés d'aire marine protégée. Mais en réalité, créer une aire marine protégée aurait un sens seulement s'il y avait une base scientifique, et donc une présence humaine permettant d'éviter les débordements que nous connaissons aujourd'hui. Il faut sortir de la simple posture.
Je ne prétends pas être un grand spécialiste de Clipperton, mais je suis sûr d'en connaître au moins autant qu'un certain nombre de fonctionnaires des ministères concernés, qui préparent des mesures règlementaires sans connaître le sujet. Pour rédiger mon rapport, j'ai reçu un soutien très actif de la ministre des outre-mer de l'époque, George Pau-Langevin. Mais le comportement d'autres ministères a été affligeant. Je me souviens du directeur de cabinet d'un ministre qui, pendant l'audition, cherchait Clipperton sur internet pour y trouver des informations !.
C'est du mépris pour les outre-mer Nos outre-mer forment un tout. Si on laisse un morceau se détricoter, tout le reste en sera fragilisé. C'est une chaîne. Ne rien faire – ou se donner bonne conscience avec une aire marine protégée – est irresponsable.
L'adoption de ma proposition de loi constituera un acte symbolique fort, qui sera notamment perçu comme tel par les Mexicains et contribuera à résoudre d'inextricables situations juridiques, notamment celle du traitement juridique de l'entrée et du séjour irréguliers d'une personne de nationalité étrangère sur Clipperton.
La nature a horreur du vide. Si nous ne clarifions pas la situation, quelqu'un d'autre le fera un jour ou l'autre : les Mexicains, les Américains ou les Chinois.
Vous avez rendu en début d'année les conclusions de la mission que le Premier ministre vous a confiée sur le devenir de l'île de Clipperton ; qu'en est-il aujourd'hui ? Je me réjouis que Mme Pau-Langevin, que je salue, vous ait apporté tout le soutien nécessaire, mais la situation a-t-elle évolué depuis la parution de votre rapport ?
D'une part, il a été décidé de profiter des passages de la marine, les uns réguliers et les autres exceptionnels, pour s'arrêter sur l'île et y entreprendre un certain nombre d'actions, la plus symbolique – qui correspond à l'une des préconisations de mon rapport – étant la neutralisation du dépôt de munitions que l'armée américaine a abandonné il y a plus de soixante-dix ans, et qui n'avait jamais été traité. D'autre part, plusieurs campagnes de nettoyage ont eu lieu, mais son achèvement est une tâche extrêmement lourde qui nécessitera des moyens d'une autre ampleur.
J'ai proposé la réintroduction expérimentale du cochon sur l'île. Apportés par les troupes américaines, les cochons y sont restés après leur départ, se nourrissant de crabes, jusqu'à ce qu'il soit décidé de les éliminer dans les années 1960. Leur disparition a d'abord ouvert la voie au retour des crabes ; à la fin des années 1990, des rats se sont échappés d'un navire échoué et, sans prédateur, ils prospèrent désormais – j'ai d'ailleurs proposé que soit conduite une campagne de dératisation. La victoire du rat sur le crabe s'est traduite par une extension de la couverture végétale de l'île.
Cette histoire témoigne du fait que l'île, comme l'affirme le professeur Christian Jost, est une sorte de micro-planète. Étant l'un des lieux les plus isolés au monde – il est très rare de trouver des îles éloignées de plus de mille kilomètres de la terre la plus proche – Clipperton possède des traits endémiques très intéressants. L'érosion littorale, par exemple, produit en cinq ans les mêmes effets qu'en cent cinquante ailleurs. C'est donc un passionnant laboratoire.
La préconisation essentielle de mon rapport consiste à renégocier dès 2017 l'accord de pêche avec le Mexique. Sans doute faudra-t-il surmonter les réticences du ministère des affaires étrangères, qui préférerait éviter de faire payer des droits de pêche au Mexique. Si on renonce à cette recette, il faudra attribuer au moins 2 millions d'euros au ministère des outre-mer pour couvrir le fonctionnement de la base scientifique ! J'ai tâché de produire un rapport responsable. On ne saurait affirmer qu'il faut agir sans s'en donner les moyens, et en même temps j'ai recherché des solutions dont l'application n'aurait pas d'incidence sur le budget de l'État.
La situation de l'île de Clipperton soulève tout à la fois une question de souveraineté nationale et un enjeu scientifique, l'une et l'autre ne se recouvrant pas pleinement. En effet, la recherche scientifique ne saurait justifier à elle seule l'implantation d'autres activités qui permettraient d'y exercer notre souveraineté. S'agissant des ressources minérales profondes, j'évoquerai brièvement les cas de Wallis-et-Futuna et de la Polynésie française afin de mettre Clipperton en perspective. De façon générale, la place de l'outre-mer dans le projet de stratégie nationale pour la mer et le littoral doit être renforcée.
L'île de Clipperton est un atout géostratégique et un enjeu de souveraineté nationale. De ce point de vue, la communauté scientifique peut être utile, car elle sait s'intéresser aux objets d'étude qui lui sont présentés – même si elle ne s'en serait pas elle-même saisie en priorité. En l'occurrence, Clipperton présente plusieurs objets d'étude intéressants, dans les domaines de la biodiversité et de la climatologie par exemple, d'autant plus que l'océan Pacifique joue un rôle majeur dans les échanges entre atmosphère et océans et dans la régulation climatique. Cela étant, c'est aussi une région où se concentrent de nombreux intérêts stratégiques, ce qui explique que des réseaux d'observation océanique et atmosphérique y sont déjà installés. Ces réseaux semblent suffire, de sorte que l'ajout d'un point d'observation à Clipperton ne produirait pas de données supplémentaires susceptibles d'affiner substantiellement les prévisions climatiques.
D'autres sujets, en revanche, sont plus pertinents. La création d'une aire marine protégée, par exemple, pourrait se justifier à la condition que soient respectés des critères de gestion – qu'ils s'appliquent à l'environnement ou aux ressources biologiques, voire à l'un et aux autres – assortis de moyens de contrôle qui permettraient de vérifier que l'aire en question vit bien. Toute aire marine protégée pose en effet de telles questions de gestion et de contrôle, en métropole comme en outre-mer – et a fortiori dans le cas de Clipperton.
Du point de vue des ressources minérales profondes, la zone d'intérêt est celle de Clarion-Clipperton qui, en réalité, est assez éloignée de l'île elle-même. Une installation établie sur le rocher ne serait donc pas immédiatement utile en cas d'exploitation des nodules polymétalliques. L'Autorité internationale des fonds marins (AIFM) a délivré à la France un permis d'exploitation de ces ressources qui arrivait à expiration en juin 2016. Avant de demander la prorogation de ce permis, il a fallu s'interroger sur la capacité des industriels à se doter des processus nécessaires à l'exploitation des nodules ; ils nous ont indiqué qu'ils ne se sentaient pas prêts et qu'ils privilégiaient l'exploitation d'encroûtements métallifères à Wallis-et-Futuna. Le critère économique ne justifiait donc pas la prorogation du permis d'exploitation minière ; en revanche, la France a souhaité en demander la prorogation afin de sauvegarder ses droits. Elle a donc déposé une demande pour cinq ans en décembre 2015. À sa 22e session qui s'est tenue en juillet, l'AIFM a instruit cette demande ainsi que celles de cinq autres pays dits investisseurs pionniers, qui s'intéressent à l'exploitation des nodules depuis plusieurs dizaines d'années. Elle a accepté la demande de la France, en lui accordant un nouveau permis valable jusqu'au 20 juin 2021.
Ce permis qui, encore une fois, servira surtout à sauvegarder nos droits, se traduira par une activité scientifique minimale portant sur l'environnement – un domaine quelque peu délaissé pendant les précédentes périodes de validité du permis. Cette piste d'étude a été suggérée à la suite d'une expertise collective conduite en 2015 sur les impacts de l'exploitation des ressources minérales en haute mer et leur maîtrise. Les recommandations qui en ont résulté sont désormais connues par l'ensemble des acteurs du monde scientifique et industriel et de la société civile.
En somme, la France est en mesure d'entretenir ses droits pendant cinq ans, de réaliser des recherches scientifiques – même si celles-ci ne donneront pas lieu à une campagne océanographique spécifique – et de permettre aux filières industrielles d'évaluer la faisabilité de l'exploitation de ces nodules.
À Wallis-et-Futuna, la question des ressources minérales profondes ne se pose pas dans les mêmes termes puisqu'il ne s'agit pas de nodules polymétalliques mais d'encroûtements métallifères, en particulier cobaltifères, qui sont parfois assez riches. Avec ses partenaires publics, l'IFREMER a réalisé entre 2012 et 2014 plusieurs campagnes d'exploration scientifique qui ont permis de cartographier précisément la région, de réaliser des études géologiques et géophysiques – notamment sur les anomalies magnétiques – et d'examiner l'activité hydrothermale, qui est importante dans cette zone. S'agissant des encroûtements cobaltifères à proprement parler, les processus de transport de matière et d'accumulation métallique sont encore mal connus et nécessitent davantage de recherches. Ajoutons que toute recherche sur les ressources minérales suppose désormais d'étudier parallèlement la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes en exploitant toutes les interactions qui existent entre les disciplines géologiques et les sciences de l'environnement.
Depuis 2014, l'État a décidé de constituer une mission d'experts chargée d'examiner les dimensions environnementale, économique et juridique du dossier sous la direction des ministères de l'outre-mer, de l'environnement et de la recherche et de l'enseignement supérieur, sa coordination étant confiée à l'Institut de recherche pour le développement (IRD). Cette mission tiendra sa première réunion le 22 novembre. Le coordinateur se rendra à Wallis-et-Futuna fin novembre ; ensuite, plusieurs missions se dérouleront en janvier et février, la mission devant rendre ses conclusions en juin prochain. Autrement dit, les recherches scientifiques de ces dernières années cèdent peu à peu le pas à des missions portant sur des questions environnementales et économiques : la confirmation de simples indices de l'existence d'encroûtements cobaltifères permettra en effet aux entreprises d'envisager comment mettre au point les pilotes, voire les filières industrielles d'exploitation.
Ces deux dernières années, l'IRD a également piloté la rédaction d'un rapport d'expertise collective sur les ressources minérales profondes en Polynésie française. Ce rapport a fait l'objet à Papeete, en mai, d'une restititution qui a permis un débat salutaire sur les conclusions présentées avec la communauté scientifique, le monde économique et la société civile. Conjointement menée par l'État et le Gouvernement de la Polynésie française, cette étude pluridisciplinaire a mobilisé un grand nombre d'experts et permis de mieux comprendre les enjeux miniers sous-marins dans cette région, tout en dressant un état des lieux des connaissances. Plusieurs recommandations ont été formulées – dont s'emparera jusqu'en 2017 la nouvelle mission d'experts – en vue de bâtir un système d'information ouvrant l'accès aux données existantes et signalant les lacunes de nos connaissances. Grâce aux données déjà recueillies et à celles qui le seront dans les mois qui viennent, il sera possible d'envisager plusieurs scénarios techniques et économiques et de lancer les premières consultations afin, si possible, d'établir une stratégie de développement d'une filière sous-marine. L'idée, en effet, est de passer du stade de la recherche et de l'exploration à la création d'une filière.
Nos capacités en outre-mer dépassent largement le cadre des seules ressources minérales profondes. Le développement des filières ostréicoles et aquacoles doit se poursuivre, par exemple. Dans ces domaines, l'IFREMER a bâti des capacités scientifiques, et ces connaissances ont été transférées aux exploitants aquacoles. L'une des missions de l'Institut consiste en effet, en tant qu'organisme de recherche, à appuyer les politiques publiques pour permettre le développement de secteurs d'activité : les recherches en biologie et en zootechnie conduites en Nouvelle-Calédonie, par exemple, ont porté leurs fruits et permis le développement de l'élevage de la crevette dans l'archipel. Nous devons renforcer le lien entre la recherche et le développement socio-économique de nos territoires d'outre-mer.
Pour que cette synergie soit durable, il faut prévoir un effort de formation adapté, notamment dans le cadre de la stratégie nationale pour la mer et le littoral. En outre-mer, la stratégie de formation doit tenir compte des connaissances existantes tout en contribuant à leur transfert vers les filières industrielles. De ce point de vue, la Nouvelle-Calédonie est un laboratoire de biodiversité marine sans équivalent qui donne à la France une chance unique d'étudier son évolution. Nous disposons des capacités nécessaires pour favoriser le développement de filières à partir des connaissances acquises non seulement par l'IFREMER, mais aussi par les autres acteurs dans le domaine de la recherche marine – le CNRS, l'IRD, les universités marines de métropole et celles d'outre-mer, en particulier.
Nous nous félicitons tous de la chance que l'outre-mer représente pour la France, notamment parce qu'il la place au deuxième rang mondial en termes de domaine maritime avec 11 millions de kilomètres carrés, soit vingt fois la superficie de la métropole.
Il existe cependant une différence majeure entre l'île de Clipperton et l'archipel de Wallis-et-Futuna, monsieur le directeur général : la première est inhabitée tandis que le second compte 12 000 habitants. J'entends que les trois campagnes scientifiques conduites depuis 2010 ont produit des avancées, mais je déplore que la population de Wallis-et-Futuna n'en ait pas été avertie et qu'elle découvre aujourd'hui le sujet. L'attribution des permis d'exploration pose problème, car la population n'est pas assez informée. Je me réjouis naturellement de la création de la mission d'experts, que les élus ont demandée auprès du ministère de l'outre-mer afin de mieux les informer – et de mieux informer la chefferie. En effet, le système en vigueur à Wallis-et-Futuna est quelque peu atypique par rapport à l'organisation administrative de la République : c'est la chefferie qui, sur ce territoire, est la garante des institutions.
La population est encore dans l'expectative et, en vertu du principe de précaution, attend des réponses à ses questions. La mer est son garde-manger. Toute activité qui la perturberait suscite de profondes angoisses ; c'est bien naturel. De ce point de vue, les experts qui se rendront sur place en début d'année devront rassurer la population.
Autre motif d'inquiétude : la répartition des compétences. Wallis-et-Futuna fait partie des collectivités qui relèvent de l'article 74 de la Constitution. À ce titre, les compétences à terre sont distinctes de la responsabilité de la zone économique exclusive. Les travaux en cours pour compléter le code minier n'ont pas encore abouti ; il est pourtant essentiel de définir précisément les compétences de chacun des territoires et de lever ces inquiétudes avant de poursuivre l'exploration et l'exploitation des gisements sous-marins. Nous comptons là encore sur la mission d'experts pour nous rassurer.
Cette mission d'experts comporte en effet un volet scientifique, un autre économique et un troisième juridique. Les inquiétudes que vous relayez sur l'insuffisante information de la population ont été entendues par l'ensemble des parties prenantes, au-delà du seul IFREMER. En ce qui me concerne, je prendrai les dispositions nécessaires pour que les membres de la mission tiennent compte de sa dimension socio-économique et juridique et ne négligent pas l'information de la population.
Je vous remercie d'avoir participé à cette audition sur un sujet vaste et important pour les outre-mer, même si l'on en parle trop peu.
La séance est levée à 18 heures 30.