Audition, ouverte à la presse, de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères
La séance est ouverte à dix-sept heures.
Monsieur le ministre des affaires étrangères, nous sommes d'autant plus heureux de votre présence parmi nous que votre dernière audition par notre commission remonte au 16 janvier dernier et portait sur la seule question du Mali. Nous connaissons votre disponibilité, mais votre emploi du temps n'a pas permis que nous puissions vous entendre plus tôt : outre la gestion des crises internationales, vous avez beaucoup voyagé dans des pays qui ne font pas tous l'actualité mais qui ne sont pas moins importants que ceux qui seront principalement évoqués aujourd'hui. Vous étiez, en février, en Inde, avec le Président de la République, puis en Amérique latine, continent qui ne doit pas être délaissé par notre diplomatie, et vous êtes allé au début de ce mois au Kazakhstan, en Ouzbékistan et au Turkménistan. Mais ces déplacements ne vous ont pas empêché de participer au débat sur le Mali qui s'est tenu le 27 février.
Le Mali demeure au coeur de nos préoccupations, et les mêmes questions continuent de se poser : la situation militaire et la montée en puissance de la Misma permettent-elles d'envisager que nos troupes soient prochainement relayées ? À quel stade en est le processus politique qui doit permettre, en principe, l'organisation d'élections en juillet au plus tard ? Les forces politiques maliennes vous paraissent-elles jouer le jeu convenablement ? Qu'en est-il du dialogue national ? Quelles sont les perspectives de développement pour le Mali et quel rôle l'Union européenne jouera-t-elle à ce sujet ?
En Syrie, le bilan de deux années de soulèvement et de répression féroce est terrible et la situation humanitaire catastrophique. Vous nous direz quelles évolutions sont possibles sur les plans politique et diplomatique, ce qu'il en est de la levée ou de l'assouplissement de l'embargo sur les armes au niveau de l'Union européenne et de la position des États-Unis. La constitution d'un gouvernement provisoire a été repoussée ; quel est l'état de la coalition nationale menée par M. Moaz Al Khatib, dont les propositions intéressantes n'ont pas été suivies d'effet à ce jour ?
Un point plus général sur ce qu'il est convenu d'appeler « le printemps arabe » nous paraît également nécessaire. Des délégations de notre commission se sont rendues récemment en Égypte et en Tunisie. En Tunisie, un nouveau gouvernement vient d'être formé. Il a été constitué autour de la troïka, sans élargissement, mais certaines revendications de l'opposition ont été satisfaites ; ainsi, les ministères régaliens ne sont plus détenus par le parti Ennahda. Malgré cela, depuis l'assassinat de Chokri Belaïd, la situation demeure extrêmement tendue, ce qui suscite beaucoup d'inquiétude parmi les responsables politiques et au sein de la société civile. En Égypte, où les incidents violents se multiplient, l'autorité s'effondre et l'anarchie guette. Nous souhaitons évidemment le succès des processus de transition démocratique, mais cela implique de naviguer avec précaution, en évitant l'ingérence tout en restant vigilants face à des dérives toujours possibles.
Nous espérons enfin vous entendre parler de l'Iran, dont la politique étrangère est toujours aussi alarmante. Ce pays est aujourd'hui le principal soutien du régime syrien auquel il fournit des armes, en violation de l'embargo. Par ailleurs, l'Iran poursuit sa politique nucléaire, et le dernier rapport de l'AIEA contient des informations très préoccupantes à cet égard. Une nouvelle offre de négociation a été présentée par le groupe 5+1 qui contiendrait des propositions nouvelles susceptibles de conduire l'Iran à une attitude un peu plus souple ; quelles sont-elles, et quelles réactions ont-elles entraînées ? Il était frappant de lire ce matin dans la presse que le président Shimon Pérès, qui est pourtant l'une des personnalités israéliennes les plus modérées à e sujet, estime que la ligne rouge est en passe d'être franchie.
Verriez-vous une objection, madame la présidente, à ce que je réponde d'emblée aux questions des commissaires, sans propos introductif ? Cela permettrait sans doute d'éviter des redites.
La majorité de M. Benyamin Netanyahou est sortie fragilisée des élections qui viennent d'avoir lieu en Israël, au point que le gouvernement n'est toujours pas formé. Le bruit court que Mme Tzipi Livni se verrait attribuer un portefeuille incluant la reprise des négociations avec les Palestiniens et qu'un ancien dirigeant du Shin Bet très critique à l'égard de la politique du « tout sécuritaire » pourrait participer à l'exécutif. Ce sont là des signes intéressants. Du côté palestinien, nos correspondants sur place nous disent leur désespoir : la souveraineté palestinienne en Cisjordanie est très contestée – sait-on qu'il faut l'autorisation des autorités israéliennes pour construire une route ? -, et la vente des produits agricoles des colonies à l'étranger pose problème. S'agissant des colonies, j'ai eu l'heureuse surprise d'entendre la représentante de l'Union européenne hausser le ton sur l'exigence de deux États, en soulignant le risque que la colonisation faisait courir à cette perspective. Cependant, 17 membres du Conseil législatif palestinien sont toujours prisonniers d'Israël, ce qui empêche le Conseil de travailler. Sont aussi détenus par Israël de 1 700 à 1 800 Palestiniens, dont des enfants, en violation de la Convention de Genève.
Bien que des membres importants du personnel politique américain aient changé, les Palestiniens, sachant que Benyamin Netanyahou a au Congrès la majorité qu'il n'a plus à la Knesset, n'attendent plus rien de la politique de l'administration Obama à l'égard d'Israël. Ils ne comptent plus que sur l'Union européenne et particulièrement sur la France pour faire bouger les lignes. Monsieur le ministre, comment espérez-vous le faire dans ce contexte ?
Je suis heureux, monsieur le ministre, d'avoir l'occasion de vous entendre nous parler de la situation au Mali, question sur laquelle votre collègue de la défense est plus disert que vous ne l'êtes. Pour commencer, que se passe-t-il au sein de votre ministère ? La presse a fait état des mutations « accélérées », en un temps restreint, de MM. Jean Félix-Paganon et Laurent Bigot et de Mme Elisabeth Barbier qui, tous, s'occupaient du Mali et du Sahel ; pourquoi ces décisions ? Ensuite, que le ministre de la défense s'exprime à propos du Mali n'a rien que de normal quand il s'agit de questions militaires, mais il porte aussi des appréciations sur la situation politique locale, présente et future, un sujet qui relève davantage de votre compétence. Que signifie votre discrétion ? La concordance de vues entre vous est-elle entière ? Partagez-vous l'optimisme de M. Le Drian, selon lequel les opérations militaires françaises prendraient fin d'ici quelques semaines, nos troupes se retireraient dès avril et, dans la foulée, des élections démocratiques seraient organisées au Mali ?
La situation en Syrie est bien loin de s'améliorer : vingt-et-un Casques bleus ont été récemment enlevés avant d'être heureusement libérés, et chaque jour apporte son lot de morts et de malheurs. On entend depuis des mois parler du départ de Bachar Al Assad mais la Russie et la Chine bloquent toujours l'issue politique du conflit. Quelle est votre vision de la situation ?
Dans le cadre du contrôle parlementaire de l'action gouvernementale, un débat intéressant et novateur a été organisé dans l'hémicycle il y a quinze jours à propos du Mali, mais je déplore que, partis cent, les participants ne se virent plus que trois en fin d'après-midi. Le Gouvernement pourrait-il envisager des méthodes plus modernes et plus didactiques pour satisfaire le besoin d'échanges des parlementaires ?
En Tunisie, la troïka est toujours au pouvoir, mais le parti Ennahda a, semble-t-il, renoncé aux trois ministères régaliens et le gouvernement aurait annoncé la dissolution de la Ligue de protection de la révolution, milice responsable de nombreuses exactions. Que pensez-vous de ces nouveautés politiques ?
En Israël, nous avons appris qu'a été instauré un service d'autocars réservé aux Palestiniens, à la demande de colons que leur présence incommodait. Selon vous, ces pratiques ségrégationnistes s'apparentent-elles on non à l'apartheid ?
M. Lakhdar Brahimi a souligné que l'Union européenne pourrait jouer un rôle essentiel dans la résolution du conflit qui se déroule en Syrie, et donc dans la cessation d'un drame effroyable pour la population et pour les réfugiés. Mais l'absence d'unité européenne donne un sentiment d'impuissance inadmissible. Peut-on espérer l'unanimité à propos de la levée de l'embargo sur les armes destinées à l'opposition syrienne et, à tout le moins, une plus grande cohérence politique au sein de l'Union ?
Les associations kurdes sont particulièrement mobilisées depuis l'assassinat de trois militantes en janvier à Paris, comme le sont les associations arméniennes à propos de la reconnaissance du génocide. Alors que va se poser à nouveau la question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, cette effervescence est-elle source de préoccupation pour vous?
Je voyage effectivement beaucoup - j'en suis à mon neuvième tour du monde. Mais en dépit de mes fréquents déplacements, j'estime essentiel d'être à la disposition des commissions du Parlement et du Parlement européen, et de participer aux débats sur les questions d'intérêt commun. M. Glavany a regretté que le débat relatif à la situation au Mali n'ait pas suscité beaucoup d'intérêt chez ses collègues. J'ai jugé ce débat assez vivant, mais c'est au Parlement qu'il revient de définir les modalités de l'exercice de son contrôle de l'action gouvernementale ; je suis ouvert à toute suggestion.
Nul ne sait encore quelle sera la composition exacte du futur gouvernement israélien, question dont je me suis entretenu par deux fois avec le président Shimon Pérès lors de sa visite à Paris ; il est donc trop tôt pour savoir si un ministère sera réellement attribué à Mme Tzipi Livni, et lequel. Je puis en revanche vous indiquer ce qu'il est ressorti de mes conversations avec M. John Kerry, vous dire comment j'appréhende les positions d'Israël et des Palestiniens et préciser ce que veut faire la France.
La visite à Paris du nouveau secrétaire d'État américain s'est déroulée dans une atmosphère très chaleureuse et fructueuse. M. John Kerry est un homme politique expérimenté, qui a une excellente connaissance des questions européennes et françaises et dont la large vision des affaires internationales n'est pas très différente de la nôtre. Il a confirmé que le président Obama se rendra au Moyen-Orient sans que cette visite ait été précédée de nouvelles propositions américaines. L'administration américaine veut s'engager dans la recherche d'une solution au conflit israélo-palestinien fondée sur la coexistence de deux États. M. John Kerry et moi-même avons discuté de ce que pourraient être les rôles respectifs des États-Unis et de l'Union européenne dans ce cadre. Nous avons le même diagnostic : l'occasion est propice à une solution, mais pour peu de temps, car la conjoncture est caractérisée par le développement chaotique des printemps arabes, l'affaiblissement du Fatah par rapport au Hamas, la faible mobilisation de l'opinion publique israélienne à ce sujet lors de la campagne électorale, la situation régionale enfin, avec les répercussions de l'instabilité syrienne.
Du côté israélien, selon ce que m'a dit M. Shimon Pérès, le gouvernement souhaite aborder les questions franchement. Je n'ai pas eu de contacts avec M. Netanyahou au cours des dernières semaines, mais notre ambassadeur en Israël, présent à Paris lors de la visite du président israélien, juge que le gouvernement israélien est effectivement désireux de traiter ces questions. Nous le soutiendrons dans la mesure où les négociations prendront le tour que nous souhaitons traditionnellement : respect du principe de la coexistence de deux États, renoncement au fait accompli en matière de colonisation, dialogue réel avec les Palestiniens.
Nous entretenons des contacts avec le Fatah, organisation avec laquelle on peut tout à fait discuter et avec laquelle nous avons de bonnes relations. Nous avons envisagé l'organisation, le moment venu, de réunions internationales à Paris, et nous l'avons proposé.
Nous sommes donc en contact avec tous les protagonistes, au nombre desquels, très fréquemment, le roi de Jordanie. Ce pays, très durement touché par les conséquences du conflit en Syrie - 20 % de sa population est désormais composée de Syriens – joue un rôle majeur dans la région et peut apporter des éléments utiles à la solution du conflit. Dans les semaines qui viennent, la France essayera de faire progresser la situation en suivant sa ligne traditionnelle qui vise à assurer la coexistence des deux États, à garantir la sécurité d'Israël et à refuser la colonisation.
Je n'ai pas eu connaissance personnellement que des autocars aient été effectivement réservés aux Palestiniens, mais il va sans dire que nous sommes favorables à ce qui peut rassembler et non à ce qui peut diviser. S'agissant des prisonniers politiques, vous connaissez notre position traditionnelle ; je dois recevoir Mme Barghouti, et nous ferons tout pour promouvoir une solution.
Je le redis, il est normal et utile que le Parlement exerce sa mission de contrôle de l'activité gouvernementale et il faut trouver les formes pour le faire, qu'il s'agisse du Mali ou de toute autre question. J'avais le sentiment de m'exprimer assez fréquemment à ce sujet ; si ce n'est pas suffisant, je m'efforcerai de le faire davantage. Sur le fond, j'ai déjà eu l'occasion de dire que lorsque l'on s'intéresse au Mali, il faut prendre en compte trois aspects : le volet sécuritaire, le volet démocratique et ce qui relève du développement.
En matière de développement, un premier rendez-vous est fixé à Lyon, le 19 mars prochain, date à laquelle une conférence sera organisée conjointement par la région Rhône-Alpes, le ministère des affaires étrangères et Cités Unies France. Cette conférence permettra aux représentants des collectivités territoriales menant des activités de coopération au Mali de retrouver leurs partenaires maliens pour traiter avec eux de la reprise de l'aide française au développement de ce pays. J'y interviendrai, ainsi que mon homologue malien, M. Tiéman Coulibaly et bien d'autres personnalités. Puis, en mai, sera organisée à Bruxelles une conférence internationale des pays donateurs, co-présidée par le Président de la République française et par M. Barroso.
Pour ce qui est du volet sécuritaire, le Président de la République, le ministre de la défense et moi-même travaillons en parfaite intelligence. Cette harmonie n'assure pas à elle seule le succès de l'opération au Mali, mais elle y contribue – j'ai en mémoire certains épisodes contraires lors de la précédente législature. Nous échangeons en permanence des informations et, lorsque des décisions importantes doivent être prises, le Président de la République réunit des conseils de défense à l'Élysée, auxquels participent le Premier ministre, le ministre de la défense, le ministre de l'intérieur, moi-même, les chefs des armées et d'autres hauts fonctionnaires lorsque cela est nécessaire. M. Le Drian et moi-même sommes ensuite chargés de l'application des décisions prises et les choses se passent très bien ainsi. Le ministre de la défense et moi-même nous exprimons chacun avec notre style propre, mais nous sommes sur la même ligne.
Vous le savez, les opérations militaires se déroulent en premier lieu dans le massif des Ifhogas, un terrain très difficile où les troupes françaises et tchadiennes accomplissent un travail remarquable. Nous avons compté quelques pertes – toujours trop nombreuses – et les troupes tchadiennes davantage, et nous avons infligé des pertes extrêmement sévères à nos adversaires. Nous avons découvert des armes en masse, ce qui a conduit le chef d'état-major des armées à parler à juste titre d'une « organisation industrielle du terrorisme » au Nord du Mali, avec des ramifications dans beaucoup d'autres pays africains. Nous avons ainsi eu confirmation que certains membres du groupe Boko Haram ont reçu une formation militaire au Mali. Nos troupes et les troupes tchadiennes poursuivent le démantèlement systématique des groupes terroristes, une action dont la difficulté est renforcée par une chaleur extrême.
Le deuxième front est à Gao, où nous n'avons pas affaire à Aqmi mais au Mujao. Il s'agit de narcoterroristes, plus nombreux que ce qui avait été envisagé, et qui mènent des opérations suicides et d'autres opérations bien préparées ; nous devrons, avec les forces africaines, cadrer la résistance qui se manifeste. Enfin, certaines zones forestières à l'Ouest du Mali doivent être surveillées, mais nous tenons les villes.
Les forces de la Misma doivent prendre le relais de nos troupes, et ce n'est pas encore suffisamment le cas. Le général Grégoire de Saint-Quentin pour ce qui nous concerne et le général nigérian Shehu Abdulkadir pour la Misma font un excellent travail à cette fin, et un calendrier a été donné – je me rappelle avoir été le premier à le faire, ce qui, à l'époque, m'avait été reproché. Le retrait des troupes françaises pourrait débuter en avril. Cela ne signifie évidemment pas que tous nos soldats quitteront le pays du jour au lendemain mais, j'y insiste, les troupes françaises n'ont pas vocation à rester au Mali. Nous continuerons d'être présents pour participer à l'opération de maintien de la paix à venir, mais nous ne serons pas stationnés au Mali de toute éternité.
Se pose donc la question de la mission européenne de formation de l'armée malienne commandée par le général français François Lecointre. Deux cent cinquante hommes sont prévus pour l'entraînement et autant pour la protection des formateurs. Une discussion a eu lieu à ce sujet hier, à Bruxelles, au conseil des affaires étrangères. La mission, qui durera six mois, se met en route ; elle permettra que l'armée malienne soit convenablement formée et équipée.
Enfin, nous allons passer du cadre juridique actuel – la résolution 2085 du Conseil de sécurité des Nations unies et l'appel lancé par le président malien au président français dans le cadre de l'article 51 de la Charte des Nations Unies – à un nouveau dispositif diplomatique accepté par tous les membres du Conseil de sécurité : une opération de maintien de la paix. Le vote aura probablement lieu en avril, pour une application deux mois plus tard. Dans ce nouveau cadre, le dispositif est chapeauté et financé par les Nations unies, ce qui n'est pas sans conséquences pour nous. Ce vote permettra la création d'une force de sécurisation – et non d'interposition comme il est parfois dit à tort – comprenant les hommes de la Misma et qui pourra être étendue à d'autres troupes.
J'en viens au volet politique. Nous avons rappelé aux autorités maliennes que, parallèlement à l'engagement de sécurité que nous prenions, une transition démocratique devait être menée à son terme. L'Assemblée malienne a adopté une feuille de route à cette fin, qui doit maintenant être appliquée. Il s'agit d'une part de constituer une commission de dialogue et de réconciliation, dont la création a eu lieu le 6 mars par décret. Composée de représentants des différentes ethnies, la commission aura une tâche difficile mais indispensable car les antagonismes anciens, évidents, doivent être réduits ; c'est aux autorités maliennes qu'il revient de le faire.
La feuille de route fait été d'un deuxième élément sur lequel, sans ingérence, nous devons insister : les élections. Les forces politiques maliennes doivent se convaincre que les votes doivent avoir lieu sans tarder, et pour l'élection présidentielle et pour les élections législatives. La feuille de route a fixé les élections à juillet au plus tard, avant la saison des pluies. Si l'on dépassait ce terme, un problème de légitimité se poserait car le Mali n'a pas connu d'élections depuis longtemps, et rien ne progresserait. J'ai envoyé une mission sur place, qui m'a fait rapport à ce sujet. Sur le plan technique, la tenue d'élections est possible mais les formations politiques maliennes peinent à se mettre en campagne. Différentes personnalités qui participent au gouvernement de transition ne pourront se présenter aux élections ; il n'empêche que des candidats doivent se présenter devant les électeurs. Chacun doit donc se persuader qu'en juillet on votera, partout dans le pays - au Nord du pays aussi. Les élections ne se dérouleront peut-être pas exactement comme en Suisse, mais elles n'en seront pas moins démocratiques et surveillées. Il est essentiel que le délai prévu soit respecté, et chaque formation politique doit être invitée à s'y préparer.
M. Poniatowski m'a interrogé sur certaines de mes décisions relatives à l'administration du ministère. Sur ma proposition, l'ancienne responsable de la direction Afrique-Océan indien a été nommée ambassadrice en Afrique du Sud ; c'est un poste très important. Je souligne que 40% des ambassadeurs dont j'ai proposé la nomination au conseil des ministres concernent des femmes. C'est une proportion sans commune mesure avec la situation actuelle : à ce jour, elles ne comptent que pour 14 % de l'ensemble des ambassadeurs. Pour mener à bien cette politique déterminée, nous nous trouvons face à une difficulté, un décret pris par le gouvernement précédent avec de bonnes intentions ayant un effet pervers : ce texte obligeant à ne nommer ambassadeurs que des personnes ayant eu des fonctions d'encadrement pendant un certain nombre d'années. Il conviendra de prendre en compte ces données à l'avenir.
M. Laurent Bigot occupait le même poste depuis plus de quatre ans. Au ministère, on occupe les mêmes fonctions pendant trois ou quatre ans en moyenne, et j'ai estimé qu'il convenait qu'il soit affecté à un autre poste. M. Jean Félix-Paganon, homme aux compétences précieuses, demeure conseiller diplomatique du Gouvernement. J'ai nommé à la tête de la direction Afrique M. Jean-Christophe Belliard, excellent connaisseur du continent et précédemment ambassadeur à Addis-Abeba, qui fait un travail remarquable dont vous voyez le résultat tous les jours. Et puis, conscient que la situation au Mali requérait les compétences de directions différentes, j'ai créé, sur le modèle des task forces anglo-saxonnes une cellule spéciale Mali-Sahel pour permettre à nos services et à ceux du ministère de la défense de collaborer plus étroitement. Cette méthode fonctionne parfaitement. L'un de nos diplomates les plus compétents, M. Gilles Huberson, a notamment négocié à Kidal un accord définissant les conditions de remise aux autorités maliennes des prisonniers faits par les troupes françaises ; le Mali n'ayant pas aboli la peine de mort, un accord spécifique était nécessaire à ce sujet.
Au ministère, le ministre décide, et j'entends privilégier les compétences. Cela fonctionne très bien ainsi, avec un personnel extrêmement compétent qui sert parfaitement la France et qui est heureux de le faire.
À deux ans du début de l'insurrection, la situation en Syrie demeure épouvantable. Les organismes officiels estiment le nombre de morts à 60 000 ; pour d'autres, on est plus près de 90 000 morts, sinon de 100 000. C'est bien d'un carnage qu'il s'agit. Est recensé un million de réfugiés, ce qui signifie qu'en réalité ils sont bien davantage ; j'ai dit combien ils sont nombreux en Jordanie, mais au Liban aussi plus de 20 % de la population est maintenant d'origine syrienne. Des millions de personnes déplacées vivent dans des conditions effroyables. Tout cela fait écho à la conclusion d'un rapport que je lisais récemment, dont l'auteur écrit que « de plus en plus, la Syrie ressemble à une fosse commune ».
Face à cet échec effrayant, quelle est la position de la France, dont les instruments peuvent évoluer mais dont la ligne reste la même, et qui a toujours souhaité être parmi les premiers pays à prendre des initiatives ? Le conflit syrien a une dimension humanitaire, une dimension politique et une dimension sécuritaire. La bonne solution serait évidemment une solution politique et c'est pourquoi nous avons, les premiers, favorisé la constitution de la coalition nationale syrienne, dont le chef est M. Ahmed Moaz Al Khatib. Lorsque nous avons reconnu la coalition, nous nous sommes heurtés à un fort scepticisme de la part de nos partenaires, notamment européens ; aujourd'hui, en dépit de ses difficultés, la coalition a pris une ampleur qui fait d'elle le pilier de l'opposition. Il faut une force politique alternative au régime de Bachar Al Assad, et la France souhaite un gouvernement issu de cette opposition. La chose est complexe en raison des divisions internes, et cela signifie, outre une reconnaissance internationale, des moyens : un gouvernement n'est possible que s'il dispose de finances – un gouvernement qui ne peut rien faire pour la population ne durera pas – et d'armes pour se protéger des forces de Bachar Al Assad. Qui lui fournira cette aide et ces armes ? Des discussions sont en cours à ce sujet.
La France est sur la ligne politique précédemment définie – le soutien à la coalition nationale syrienne. Les premiers, nous l'avons reconnue ; nous avons reçu, en juillet, ses représentants ; nous avons accrédité son ambassadeur, auquel nous allons dans les semaines à venir donner des locaux. Les premiers encore, nous avons fait passer de l'aide directement aux zones libérées. Ce n'est pas un hasard si les personnalités syriennes qui font défection viennent en France, et nous sommes en contact avec un grand nombre de gens en Syrie même.
Par ailleurs, nous discutons de la situation syrienne avec les Russes, dont le concours est nécessaire pour parvenir à une solution politique. Ce fut notamment le cas lors du voyage en Russie du Président de la République : nous avons évoqué avec nos hôtes une liste de responsables syriens que M. Al Khatib jugerait être des interlocuteurs acceptables. Il a en effet, de manière très audacieuse, fait savoir que s'il n'était pas question pour lui de traiter avec Bachar Al Assad, il le ferait avec d'autres personnes du régime en place, pour trouver une issue à la crise. Nous avons traité de cette question avec les Russes, ainsi qu'avec les Américains. Des échanges se poursuivent qui visent à trouver une solution politique dans la ligne de l'accord de Genève qui, bien que signé, n'a pu être appliqué faute d'une interprétation univoque de ce qu'il signifiait pour Bachar Al Assad.
Mme Ameline m'a interrogé sur l'embargo européen sur les armes à destination de l'opposition syrienne. Sur le plan juridique, la position à prendre en matière d'embargo est définie à l'échelle européenne. L'embargo précédemment décidé est venu à échéance ; le Royaume-Uni et la France se sont dits favorables à son allègement. Chacun comprend l'explication théorique qui sous-tend l'embargo - éviter l'escalade du conflit -, mais un problème se pose si les résistants se font bombarder par les forces du régime alimentées en armes alors qu'eux-mêmes ne le sont pas. Notre proposition s'étant heurtée à l'opposition de nos collègues, nous nous sommes mis d'accord sur le compromis suivant : nous reverrons la question sous trois mois au plus tard et, dans l'intervalle, l'Union européenne permettra un « soutien non létal » plus important aux insurgés et exclura de l'embargo « une assistance technique » destinée à la protection des civils. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que la France souhaite que l'on aille plus loin dans la levée de l'embargo sur les armes destinées aux insurgés. Est-ce contradictoire avec notre volonté d'une solution politique ? Nous ne le pensons pas : pour faire bouger Bachar Al Assad, il faut lui faire comprendre qu'il ne pourra l'emporter par les armes. Pour autant, un consensus européen est nécessaire, je l'ai dit.
S'agissant de la Turquie, j'ai eu avec mon homologue, M. Ahmet Davutoglu, un entretien au cours duquel je lui ai fait savoir que la France est prête à lever son veto sur la négociation du chapitre 22 relatif à la politique régionale dans la discussion relative à l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Sans préjuger de ce qu'il adviendra, nous considérons qu'il y a lieu de reprendre langue avec les Turcs. Pour ce qui est des Arméniens, il nous faut à la fois respecter la décision du Conseil constitutionnel et ce que pensent les parties en présence, tout en cherchant à avancer avec la Turquie, pays d'une grande importance, sans méconnaître les questions relatives au respect des droits de l'homme.
La France, qui n'a pas à se prononcer sur ce sujet, n'a pas de position sur la composition du gouvernement tunisien. Mais si l'on élargit la réflexion à l'évolution des différents « printemps arabes », et même en tenant compte du fait que les révolutions ne sont pas des phénomènes linéaires, force est de constater que trois évolutions semblables apparaissent à ce stade : la polarisation de la scène politique entre les forces islamistes et les forces non islamistes, singulièrement en Egypte et en Tunisie ; de graves problèmes de sécurité ; une désorganisation économique complète, qui a des conséquences sociales et politiques. Face à ces facteurs d'instabilité, la France a fait le choix de soutenir les évolutions en cours. Discutant récemment avec mon homologue russe, Sergueï Lavrov, de la situation en Syrie, je lui ai fait observer que l'on ne peut proposer comme seule alternative aux populations les dictateurs ou les terroristes. Il y a un autre chemin que nous n'avons pas à tracer à la place des peuples concernés mais qui ressemble au processus démocratique. Nous n'avons pas à nous ingérer dans les décisions prises par les gouvernements de pays souverains, mais nous devons assumer notre rôle en rappelant quatre principes bien connus : le refus de l'usage de la violence contre le peuple ; la défense des droits fondamentaux - notamment ceux des femmes ; le respect du pluralisme et des droits des minorités ; la nécessité de réformes de fond qui permettront de répondre aux attentes des populations en matière économique et sociale. C'est ce que la France doit favoriser sans s'ingérer dans les affaires intérieures des pays considérés.
J'aimerais, monsieur le ministre, vous entraîner dans un bref exercice de politique fiction. Imaginons un instant que nous ne nous soyons pas engagés dans la désastreuse opération libyenne, au cours de laquelle nous avons été contraints d'évacuer nos forces spéciales de Benghazi sous la menace des djihadistes ; aurions-nous, alors, été obligés d'aller au Mali ?
La feuille de route fixée pour le Mali prévoit des élections présidentielles et législatives en juillet au plus tard. Mais est-il réaliste d'envisager des élections législatives à cette date alors que les déplacés et les réfugiés sont au nombre de 500 000 ? La communauté internationale reconnaîtrait-elle la validité des élections si le Mali s'en tenait à la seule élection présidentielle ?
La situation en Mer de Chine, où les relations se tendent, est très inquiétante. Une véritable poudrière se constitue dans une région où transite un quart du commerce international. Quelle est la position de la France et de l'Union européenne ? Pouvons-nous peser dans cette zone du monde ?
J'observe que la Chancelière allemande a fait quelques annonces au sujet de la Turquie peu de temps après la France. Y a-t-il eu concertation ? Que pensez-vous du fait que la Turquie accueille un très grand nombre de réfugiés syriens ? Avez-vous eu des entretiens avec votre homologue turc sur la manière dont la Turquie envisage l'évolution de la situation en Syrie ? Que pouvez-vous nous dire enfin de la situation des otages français dans le monde, et particulièrement de la famille enlevée au Cameroun il y a trois semaines?
Il est question de favoriser la transition démocratique au Mali ; mais qu'en sera-t-il vraiment dans un contexte de bipolarisation et d'ethnicisation de la politique, où la religion joue aussi un rôle ?
En Syrie, une crainte très forte s'exprime de voir le pouvoir pris, à terme, par des gens pires encore que le régime actuel. Quelle est donc la position des États-Unis et du Qatar ? Quelle solution politique peut-on attendre si, de part et d'autre, la guerre est totale ?
Monsieur le ministre, vous vous êtes rendu au Pérou, au Panama et en Colombie. Dans une tribune donnée le 20 février au quotidien Le Figaro, vous avez souligné la part de marché peu flatteuse des entreprises françaises dans le commerce courant avec ces pays – armements exceptés, elle n'est effectivement que de 1,5 %. Comment aider nos entreprises, et singulièrement nos PME, à conquérir de nouvelles parts de marché en Amérique latine ?
Quelle est votre opinion sur la situation en Guinée, où surgissent des troubles très inquiétants alors que les élections peinent à être organisées, avec le risque de violences ethniques à l'encontre des Peuls, comme il y en a eu en 2010 ?
J'ai cru comprendre, monsieur Marsaud, que vous n'étiez pas un fervent partisan de l'intervention française en Libye… L'honnêteté intellectuelle me conduit à rappeler que, alors dans l'opposition, nous avons soutenu cette intervention. Mais une chose est d'intervenir, une autre d'assurer le suivi des opérations et je ne suis pas certain que cela ait été fait très attentivement, si bien que se pose maintenant la question des armements. Mouammar Khadafi avait à sa disposition beaucoup plus d'armes encore que nous l'imaginions, et elles se retrouvent maintenant en bien des lieux. M. Idriss Déby, président du Tchad, m'avait indiqué, dès juillet dernier, qu'il s'en trouvait partout, et que les acheteurs en sont parfois des terroristes. Je dois toutefois à la vérité de dire que les armes retrouvées au Mali ne proviennent pas toutes de Libye. Quoi qu'il en soit, monsieur Marsaud, on ne peut refaire l'histoire.
Monsieur Chauveau, peut-être aurez-vous l'occasion de discuter un jour en détail avec M. Gilles Huberson, fin connaisseur de ces questions, des élections au Mali. Sur le plan général, un accord doit être trouvé entre les formations politiques maliennes sur l'établissement de listes électorales considérées comme satisfaisantes par tous, car ce n'est pas en attendant trois mois supplémentaires que l'on répondrait mieux à la question que vous posez. M. Huberson m'a indiqué que de nombreux doubles nationaux maliens résident dans différents pays africains ; s'il faut les recenser tous, il n'y aura pas d'élections possibles avant deux ans. Autant dire qu'il faut très vite parvenir à un accord fondé sur la bonne volonté.
Monsieur Bui, la situation en Mer de Chine mérite sans doute une audition à elle seule ; je suis à votre disposition pour que nous y revenions en une autre occasion.
Il est vrai, madame Fort, que Mme Merkel a pris position sur la Turquie quelques jours après la France ; je n'aurai pas l'outrecuidance d'imaginer que nous avons frayé le chemin, mais nous avons le sentiment d'une petite ouverture. La Turquie a accueilli un très grand nombre de réfugiés et c'est pour elle une charge considérable. Dans le même temps, elle est très attentive aux problèmes syrien et kurde, questions dont je m'entretiens régulièrement avec mon homologue turc.
Pour obtenir la libération des otages français, le Gouvernement, madame Guittet, mène une action aussi déterminée que discrète. J'ai reçu la famille des sept personnes enlevées au Cameroun, qui fait preuve d'un courage remarquable. Je me rendrai vendredi au Nigéria et au Cameroun, où je m'entretiendrai avec les présidents de ces deux pays. Nous travaillons à la libération de tous nos otages ; la situation de cette famille est particulièrement dure, quatre enfants, dont le plus jeune est âgé de quatre ans et demi seulement, faisant partie du groupe enlevé. L'ensemble de nos services est mobilisé.
Au Mali, nous nous efforçons, monsieur Saïd, de convaincre nos interlocuteurs que la transition démocratique doit avoir lieu et que, pour cela, il faut parler avec tout le monde, à condition que deux principes soient respectés : l'intégrité du territoire et la condamnation du terrorisme. Une fois ces principes acquis, il faut entrer dans la discussion sur les procédures et les dates.
Monsieur Myard, les spécialistes considèrent que les mouvements ultra-radicaux sont pour le moment très minoritaires en Syrie mais que plus le conflit dure, plus le risque est grand qu'ils prennent le dessus. Ce serait désastreux et pour les Syriens et pour les Russes, qui ne peuvent souhaiter le chaos généralisé.
Je considère, monsieur Reitzer, que la France n'accorde pas à l'Amérique latine l'attention qu'elle mérite. Le Pérou, la Colombie et Panama représentent, cumulés, l'équivalent du Brésil. Le taux de croissance annuel de la Colombie est supérieur à 5 % depuis des années et ce pays est très bien disposé à l'égard de la France, comme le sont Panama et le Pérou ; les possibilités commerciales sont considérables. Le 31 mai, le Président de la République recevra le président du Panama. Les entreprises Vinci et Alstom ont déjà d'importants chantiers à Panama mais nos PME n'y sont pas très présentes. Or, un champ d'activités considérable s'offre à elles, qu'elles ne saisissent pas suffisamment, ni dans le domaine civil ni dans le domaine militaire.
En Guinée, plusieurs personnes ont trouvé la mort au cours de manifestations dans la perspective des élections générales. Nous avons adressé au président Alpha Condé et à l'opposition des messages de retenue, lancé un appel au dialogue politique, condamné la violence, demandé le respect du droit de manifester et engagé à des élections libres et transparentes. Votre inquiétude, madame Guittet, est partagée.
Je vous remercie, monsieur le ministre, pour ces précisions très éclairantes. Nous consacrerons notre prochaine rencontre avec vous à la Mer de Chine, à la Corée du Nord, à l'Iran et au bilan exhaustif de votre voyage en Amérique latine.
Volontiers. Je vous parlerai aussi de mon voyage en Asie centrale. Le Kazakhstan, l'Ouzbékistan et le Turkménistan sont des pays très importants, très bien disposés à l'égard de la France et avec lesquels il y a beaucoup à faire sur les plans économique, culturel et stratégique.
La séance est levée à dix-huit heures trente-cinq.