L'audition débute à dix heures trente-cinq.
Comme nous l'avions indiqué la semaine dernière, nos séances sont désormais retransmises en direct sur l'Internet.
Le programme de nos auditions, je le rappelle également, est conçu pour aller du général au particulier. Nous nous efforçons donc, dans un premier temps, de resituer la filière nucléaire dans le fonctionnement d'ensemble du système électrique français et européen, pour déterminer quelle place elle y tient et quel y est son avenir.
Nous accueillerons successivement ce matin M. Thierry Morello, directeur général des opérations et membre du directoire d'EPEX Spot, bourse européenne des marchés spot de l'électricité, M. Pierre Bornard, vice-président du directoire de RTE, et M. Jean Philippe Bucher, président-directeur général de l'entreprise électro-intensive FerroPem.
L'entreprise EPEX Spot, monsieur Morello, contribue à la négociation entre les producteurs et fournisseurs d'électricité et les négociants intermédiaires – dont vous faites d'ailleurs partie – avant que l'électricité ne soit livrée sur le réseau aux clients finaux. Vous nous expliquerez le rôle qui est le vôtre dans ce marché très interconnecté aussi bien sur le plan du business que sur celui de la technique. Peut-être nous direz-vous aussi dans quelle mesure les prix de l'électricité, n'en déplaise à M. le rapporteur, sont à la baisse. Est-ce à cause du gaz de schiste – ou grâce à lui –, comme certains l'affirment ? L'envahissement du marché mondial par le gaz de schiste américain semble avoir redonné quelques lettres de noblesse au charbon et pose des problèmes aux centrales thermiques à gaz en France et en Europe, qui ne sont plus aussi réactives qu'attendu. Leurs difficultés se répercutent-elles sur votre activité ?
Au-delà de ces aspects, votre regard sur l'évolution du marché de l'électricité en fonction de phénomènes mondiaux qui ne nous épargnent pas sera utile à notre réflexion.
Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Thierry Morello prête serment.)
Nous vous remercions de nous donner l'occasion de contribuer à vos débats. Par rapport au sujet principal de votre commission, les informations que nous pourrons vous apporter concernent le contexte.
EPEX Spot est une plateforme de commercialisation d'électricité en Allemagne, en France, en Autriche et en Suisse. Elle est au coeur du marché européen de court terme. Elle procède essentiellement à la facilitation des échanges d'électricité convenus la veille pour une livraison le lendemain et des échanges infrajournaliers.
Notre activité consiste à collecter les ordres de nos clients – pour l'essentiel des producteurs et fournisseurs européens, ainsi que quelques traders, banques et institutions financières spécialisées – et à leur servir de plateforme d'échanges. Notre société est née de la libéralisation des marchés de l'électricité. Après les deux étapes les plus importantes de cette libéralisation – la fin du monopole de la commercialisation et de la distribution d'électricité dans les différents États européens, la séparation entre la production, le transport et l'ensemble constitué par la commercialisation et la fourniture – il s'est créé un vide que le législateur n'avait pas vraiment prévu à l'époque : la séparation d'entreprises auparavant complètement intégrées a conduit les producteurs à se demander s'ils devaient poursuivre une activité de commercialisation et si, dans ce cas, leur parc de production était suffisant pour faire face à la diversité de la demande des clients.
C'est la Commission européenne et non pas le législateur qui a imposé ce mode de fonctionnement et omis certaines exigences propres au marché de l'électricité.
En effet, mais la législation française ne l'avait pas prévu non plus. La loi du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l'électricité n'envisage aucun système de bourse. Il n'y est pas question, une fois les entités séparées, de cette fonction intermédiaire qui existe pour toutes les autres marchandises de la planète : le marché de gros, par lequel les acteurs équilibrent en permanence l'offre et la demande. Or la dimension d'échange commercial, inhérente à toute marchandise librement négociée, est encore renforcée par le caractère non stockable de l'électricité. Les producteurs et les commercialisateurs, contraints par la nature du réseau de transport et de distribution, doivent équilibrer en permanence l'injection et le soutirage.
En d'autres termes, il faut négocier le couteau sous la gorge : on n'a d'autre choix que de trouver une solution !
Pour éviter d'avoir le couteau sous la gorge, la plupart des producteurs possèdent une unité de négoce qui traite leurs emplois de ressources en portefeuille, de manière à calculer en permanence leurs engagements et la manière dont ils pourront les servir : nature de leur portefeuille de clients, besoins prospectifs desdits clients et moyens de production susceptibles d'être mis en face de ces besoins, qu'il s'agisse de leur propre production ou de moyens alternatifs – par exemple le recours à des achats sur le marché si le prix de marché est inférieur à leur coût de production.
Notre rôle d'intermédiaires est donc de permettre aux producteurs et aux fournisseurs de s'équilibrer sur tous les horizons temporels. Il existe des bourses de futures qui organisent le marché des dérivés, tel EPD (EEX Power Derivatives) en Allemagne et en France. Nous nous occupons pour notre part du marché à court terme, où l'urgence se fait plus sentir puisque, l'échéance de la livraison se rapprochant, il faut absolument être équilibré au moment de la fourniture sur le réseau de transport. L'essentiel de notre liquidité se situe donc au niveau de l'équilibrage. Comme vous l'expliquera M. Pierre Bornard, le réseau de transport est une « plaque de cuivre » à laquelle se superpose une plaque « commerciale », un hub, où interviennent les responsables d'équilibre – producteurs, fournisseurs ou toute entité raccordée directement au réseau de transport. Pour parvenir à l'équilibre auquel ils sont tenus, ces responsables calculent la veille pour le lendemain quels seront les équilibres entre emplois et ressources heure par heure, et même, en Allemagne, quart d'heure par quart d'heure. S'ils constatent un déséquilibre, qu'il s'agisse d'un excédent ou d'un déficit, ils le font passer sur notre plateforme.
On le voit, notre existence est inhérente à ce système d'échange libéralisé où les fonctions de production et de commercialisation sont séparées. Dans la chaîne de valeur énergétique, nous jouons le rôle de « troisième pilier ». Nous intervenons sur le marché du jour au lendemain – day-ahead – et sur le marché infrajournalier – intraday –, juste avant le marché d'ajustement en temps réel.
Outre notre rôle de facilitateur auprès des responsables d'équilibre, la collecte de l'offre et de la demande nous permet de diffuser un prix de la marchandise électricité toutes les heures, voire tous les quarts d'heure. Comme vous le savez, l'électricité livrée sur le réseau un jour d'hiver à dix-sept heures n'a pas du tout la même valeur que l'électricité livrée un jour d'été à trois heures du matin, lorsque la demande est très faible. La marchandise n'étant pas stockable, sa valeur est extrêmement variable dans le temps.
Une des fonctions importantes de la bourse d'électricité, peut-être pas vraiment prévue au départ, est donc la diffusion de prix de référence. Notre but est d'organiser une confrontation de l'offre et de la demande aussi large que possible pour que nos prix reflètent l'état du marché au moment où nous les diffusons. Les tarifs réglementés étant appelés à disparaître progressivement, ces prix servent par exemple de référence pour l'indexation de contrats ou pour le marché de l'ajustement.
Il doit être bien entendu qu'ils sont fonction de l'offre et de la demande et n'ont rien à voir avec le mode de production de l'électricité.
En effet. Sur le réseau de transport, les électrons sont tous les mêmes et n'obéissent qu'aux lois de la physique, qu'ils soient d'origine éolienne ou nucléaire ! Et nos marchés, qui cherchent avant tout à favoriser la liquidité de manière à accroître la possibilité d'équilibrage entre les acteurs, ne font pas non plus la distinction. Si nous avions, par exemple, à organiser un marché de l'électricité verte, il porterait sur le « coupon vert », le certificat d'énergie verte, et nous veillerions à ne pas trop déstabiliser un marché global où un mégawattheure d'électricité verte équivaut à un mégawattheure d'électricité d'origine nucléaire ou thermique.
En revanche, la zone de livraison a une importance considérable. L'Europe n'a pas attendu les marchés pour interconnecter ses réseaux. Le bouquet et les besoins énergétiques variant d'un pays à l'autre, l'objectif du réseau de transport est de couvrir le territoire le plus large possible de manière à aboutir à une sorte de mutualisation du parc de production. Ainsi, la France utilise depuis longtemps les réserves hydrauliques de la Suisse pour faire face à ses besoins de pointe.
Et, la nuit, la Suisse reconstitue lesdites réserves avec de l'électricité nucléaire importée de France !
Exactement. L'eau est remontée dans les barrages par pompage. Mais c'est un stockage que l'on ne peut faire à grande échelle et les contraintes environnementales sont importantes.
Le Conseil européen a décidé, dans sa séance du 4 février 2011, de renforcer l'interdépendance électrique européenne par la mise en place, à l'horizon 2014, d'un marché intérieur de l'électricité. Nous sommes un instrument important de cette intégration puisque nous organisons, avec d'autres bourses européennes, un « couplage de marchés », c'est-à-dire l'utilisation de la capacité d'interconnexion disponible telle qu'elle est prévue par les réseaux de transport de la veille pour le lendemain pour équilibrer au maximum les prix entre les différentes zones de livraison. À l'interconnexion physique des réseaux s'ajoute ainsi un marché commercial européen. On ne peut plus raisonner en termes uniquement nationaux : la France n'est pas un îlot électrique, elle est au centre d'un grand marché européen.
Je terminerai mon propos en évoquant les inquiétudes que nous inspirent la disparité des politiques nationales et ses répercussions sur la liquidité de chaque marché.
Au moment où les tarifs vert et jaune vont disparaître, la France a besoin d'un marché de détail compétitif qui ne peut lui-même exister sans un marché de gros compétitif. Or le marché de gros français a beaucoup pâti du dispositif de l'ARENH (accès régulé à l'électricité nucléaire historique) instauré par la loi NOME (nouvelle organisation du marché de l'électricité). Selon les chiffres de la Commission de régulation de l'énergie, les volumes négociés sur marché de gros sont passés d'environ 700 TWh en 2011 à 600 TWh en 2012, soit une perte correspondant au volume de l'ARENH, tandis que le marché allemand s'élève à 10 000 TWh. La différence est encore plus grande sur les marchés de dérivés : pendant que l'Allemagne traite 100 TWh par mois, la France en traite à peine 3. Alors que le volume de consommation et le niveau technique des acteurs sont tout à fait comparables, le marché allemand, extrêmement liquide, devient la référence européenne et le marché français se trouve marginalisé du fait de dispositifs qui « verticalisent » la production en la captant dès sa source : lorsqu'elle sort de la centrale, l'électricité réservée à l'ARENH est déjà engagée chez un client ou chez un fournisseur, elle ne passe pas par le marché de gros.
L'électricité fournie dans le cadre de l'ARENH est peut-être perdue pour le marché de gros, mais pas pour ceux qui l'utilisent de façon captive. C'est un choix que l'on a fait. Il ne faudrait pas donner le sentiment que les consommateurs y perdraient !
Pour en revenir à ma remarque précédente, le coût et le mode de production vous importent peu : ce qui compte, c'est le besoin au moment où il s'exprime. Soutenir, comme on le fait parfois, que le prix de l'électricité est facturé au consommateur en fonction du mode de production tient de l'arnaque ! En réalité, ce prix s'établit en fonction d'un marché qui, comme tout marché, obéit à la loi de l'offre et de la demande et monte lorsque l'on est en tension.
Tout à fait. À titre d'exemple, l'entreprise EDF traite elle-même ses productions en portefeuille. Au niveau de la commercialisation, donc, elle ne fait pas véritablement de distinction entre les différentes origines. Pour le négociant, l'important est de savoir quel est le coût marginal de production de ses centrales et quelles sont les centrales disponibles. Si les besoins dépassent ses capacités de production, il ira chercher sur le marché les approvisionnements qui suppléeront ses capacités de production. De même, si le prix de marché est de 40 euros et son coût marginal de production de 45 euros, il cherchera à s'approvisionner sur le marché pour éviter de mettre en activité une centrale qui lui coûtera plus cher.
Cela étant, il est possible d'encourager la production d'électricité verte tout en conservant un marché de gros très liquide. L'Allemagne a mis en place à cet effet un dispositif financier garantissant aux producteurs d'électricité verte un certain prix. Le réseau de transport prend en charge cette électricité et la met à la disposition du marché. Le prix de marché auquel elle est vendue vient en déduction de la charge que représente le dispositif pour la communauté – en l'occurrence les consommateurs, qui acquittent une charge spécifique.
Nettement inférieur : celui de l'électricité éolienne est d'environ 90 euros le MWh, celui du marché de 43 euros en moyenne. Le consommateur paie la différence, mais cette électricité est tout de même vendue et occasionne un revenu.
Les prix de l'électricité seraient à la baisse « n'en déplaise au rapporteur », affirme le président Brottes. Que je sache, notre commission d'enquête travaille sur les coûts, pas sur les prix ! C'est, du reste, toute la difficulté : dans un même temps, les prix diminuent et les coûts augmentent.
Pour l'observateur que vous êtes, cette évolution des prix à la baisse sur la plaque européenne paraît-elle durable ? Est-elle le signe d'une surproduction électrique ?
Lorsque des installations produisent de l'électricité à un prix plus élevé que celui du marché, leur rentabilité baisse. En matière nucléaire notamment, pensez-vous que la diminution des prix de marché pèse sur la rentabilité des centrales ?
Vous évoquez aussi la place différente que la France et l'Allemagne occupent sur les marchés. Je ne suis pas un grand adepte des marchés mais, en tout état de cause, c'est leur logique qui s'impose ici. Le handicap de la France par rapport à son voisin tient-il, selon vous, à la centralisation – caractéristique de l'énergie nucléaire – de notre production électrique et à l'importance du pôle EDF ? Dans un marché qui évolue tous les quarts d'heure, est-il pertinent de construire des installations de production électrique dont on ne pourra évaluer la rentabilité que sur soixante ans de fonctionnement, quand la durée de vie et l'équilibre financier d'installations d'énergies renouvelables se calculent sur dix, quinze ou vingt ans ? Le fait de ne pouvoir équilibrer une installation que sur une durée très longue ne la rend-elle pas plus vulnérable au marché ?
Alors que l'Allemagne subventionne ses énergies vertes, le récent accord signé entre la France et la Grande-Bretagne pour la vente de deux EPR prévoit, pendant trente-cinq ans, un prix garanti plus élevé encore que celui qui est prévu en Allemagne pour les éoliennes. Cette clause risque-t-elle de provoquer une distorsion du marché ?
Ma dernière question concerne les équipements de production en pointe et les marchés de capacité. Pour les centrales à cycle combiné gaz conçues pour intervenir en appoint en période de pointe, la rentabilité est déjà faible eu égard au temps durant lequel l'énergéticien vend son électricité, et d'autant plus faible que les prix baissent. Quel regard portez-vous sur cette situation ? Vous avez beau être « neutre » quant au mode de production de l'électricité que vous vendez, la capacité à fournir ce produit à chaque instant en fonction des besoins ne peut pas vous être indifférente. Que pensez-vous du fonctionnement du système actuel ? Des interventions des pouvoirs publics sont-elles nécessaires pour permettre la pérennisation de la fourniture d'électricité aux particuliers et aux acteurs économiques ?
Je crains que mes réponses ne soient partielles car beaucoup de sujets échappent largement à notre compétence. Sans doute convient-il de ne pas se focaliser sur les prix du moment. Ainsi, la courbe des prix de l'électricité en Allemagne, en Suisse et en France sur le marché du jour au lendemain depuis juin 2000 fait apparaître d'importantes variations, et ces variations seraient encore plus importantes si l'on tenait compte des prix horaires maximum et minimum. Pourtant, les prix actuels – 43 euros par MWh en France, 37 euros en Allemagne, 44 euros en Suisse – ne sont pas très différents de ceux de 2009. On ne saurait donc parler de baisse tendancielle, même si nous sommes sur un plateau de prix plus bas que celui que nous avons connu en 2008-2009 ou que celui qui a suivi l'accident de Fukushima et l'arrêt de sept centrales nucléaire nucléaires en Allemagne. Comme dans tout dispositif de marché, les amplitudes de prix sont importantes. Sans que ce soit extrêmement marqué, la tendance de période actuelle est plutôt baissière et les causes en sont connues : premièrement la conjoncture économique, mais aussi – et c'est heureux – des dispositifs d'économies qui font que la demande est moins forte ; deuxièmement l'exploitation du gaz de schiste aux États-Unis, qui fait de ce pays un exportateur de charbon et entraîne une baisse des prix mondiaux du charbon ; troisièmement les prix des quotas d'émission de CO2, qui ont atteint des niveaux tellement dérisoires que, contre toute attente, les centrales à charbon sont devenues très rentables, tandis que d'autres centrales sont mises sous cocon par leurs exploitants ; quatrièmement, les énergies renouvelables affluent sur les marchés, ce qui est une bonne nouvelle, mais à n'importe quel prix puisqu'elle est subventionnée en amont. Il faut ajouter que l'Allemagne accorde à ces énergies la préséance sur toutes les autres : pour soutenir la production renouvelable et la transition énergétique, le législateur a souhaité qu'elle ait la priorité sur le marché quelle que soit la situation. Dans la mesure où ces sources représentent 30 % de l'électricité en Allemagne et où les marchés sont interconnectés, l'effet est évidemment baissier.
Cette conjonction de phénomènes est circonstancielle. Je ne pense pas qu'elle soit durable, même si je serais bien incapable de vous dire si les prix vont repartir à la hausse ou à la baisse – ce n'est d'ailleurs pas notre rôle et ceux qui se risquent à de telles prévisions se trompent une fois sur deux !
De même, il nous est très difficile de nous prononcer sur la rentabilité du nucléaire. À l'évidence, les producteurs ne voient pas d'un bon oeil les baisses de prix, qui réduisent leur marge bénéficiaire, et occasionnent même des déficits lorsque le prix passe sous le coût marginal de production. Pour notre part, nous en sommes plus préoccupés pour des raisons de sécurité du marché que pour des raisons de prix. Mais nous n'avons pas connu, jusqu'à présent, de périodes d'assèchement de l'approvisionnement. La production a plutôt tendant à être excédent en période de faible consommation. En hiver, néanmoins, il peut arriver que le prix de l'électricité atteigne 300 ou 400 euros par MWh.
Non, et rien aujourd'hui ne le laisse à penser : pour faire face aux pointes de consommation en hiver, la France doit importer de l'électricité.
Je ne crois pas qu'il y ait surproduction. Le parc européen actuel fait face à la demande. Les prix bas s'expliquent moins par une hypothétique surproduction que par l'ordre de préséance économique. Certains investissements, notamment dans des unités de production au gaz, se sont révélés malheureux du fait d'une conjoncture imprévisible qui a rendu le charbon plus économique.
Bien sûr. Normalement, le prix de la tonne de la CO2 devrait repartir à la hausse et le charbon devenir moins avantageux.
S'agissant d'une éventuelle distorsion des prix au sujet de l'EPR, je connais très mal l'accord passé avec la Grande-Bretagne et il ne m'appartient pas, de toute façon, de le commenter. Mais, dès lors que l'électricité passe par le marché de gros, il n'y a pas vraiment lieu de parler de distorsion des prix. Les prix du marché de gros ne sont que le reflet de l'état des fondamentaux – météo, état du parc de production – et des décisions politiques. Si l'autorité politique décide de favoriser les énergies renouvelables en les subventionnant en amont, celles-ci arrivent sur le marché à bas prix et ont un effet déflationniste.
Enfin, je ne pense pas que la différence entre les marchés français et allemand puisse s'expliquer par la centralisation de la production en France. Il faut certes souligner la plus grande diversité des acteurs en Allemagne, où les municipalités, les Stadtwerke, plus nombreuses et plus actives sur les marchés qu'en France, jouent un rôle important. Nous sommes toujours favorables à la diversité des acteurs. Cela étant, lorsque les marchés sont relativement concentrés comme en Italie ou en Suisse, les marchés de gros connaissent eux aussi un essor. Le marché du jour au lendemain traite 45 % de la consommation allemande, 30 % de la consommation suisse, et seulement 13 % de la consommation française. Ce sont les dispositifs de commercialisation, en particulier ceux qui « verticalisent » la production, qui engendrent une palette de prix non fixés par le marché.
Pourriez-vous préciser votre réponse concernant les prix garantis par l'accord sur la construction d'EPR en Grande-Bretagne ?
Si cette électricité est commercialisée sur le marché de gros, il n'y aura pas de distorsion de prix. Si elle est « verticalisée », c'est-à-dire préemptée par des clients donnés, une partie de l'offre et de la demande échappera au marché.
Exactement.
La question du stockage de l'énergie est un problème majeur. La commission Lauvergeon l'a d'ailleurs retenue parmi les « Ambitions 2030 ». Quel jugement portez-vous sur la technique existante, qui consiste à remonter l'eau dans les barrages ? Alors que des oppositions se sont manifestées, pensez-vous qu'il s'agit d'une technique d'avenir pour un pays possédant un parc électronucléaire important ?
Estimez-vous que la « grande panne » fantasmée par certains puisse se produire en Europe et en France ?
D'après vos données, la différence de prix de l'électricité en Allemagne et en France a singulièrement diminué entre 2011 et 2013. J'y vois l'effet du développement des centrales à charbon en Allemagne et de la baisse du prix du charbon depuis que les États-Unis exploitent leur gaz de schiste. Cette situation se traduit par une augmentation importante des rejets de CO2 et de microparticules. Pensez-vous qu'elle puisse être durable ? De la réponse à cette question dépend le jugement que l'on pourra porter sur la décision de l'Allemagne de sortir du nucléaire.
L'utilité des dispositifs de pompage de l'eau pour remplir les barrages ne fait pas de doute. L'importance que le solaire et l'éolien ont prise en Allemagne aboutit en effet à des phénomènes dits de ramping : la montée progressive – la « rampe » – de la production photovoltaïque au cours de la journée ne correspond pas forcément avec celle de la demande, qui commence un peu avant le jour. Le pompage et le relâchage de l'eau sont très utiles pour équilibrer ces rampes. Dans le marché infrajournalier, du reste, les acteurs nous ont demandé de développer des produits calculés sur un quart d'heure et non plus sur une heure. Ainsi, comme dans un jeu de Lego, le détenteur d'un portefeuille de production photovoltaïque pourra se fournir par quarts d'heure pour compenser sa « rampe ».
On le voit, ces dispositifs contribuent à l'équilibrage du réseau, donc à celui du marché. Est-il opportun, compte tenu des contraintes environnementales et autres, de poursuivre leur développement ? Il ne m'appartient pas de répondre à cette question. Je ne peux que constater que des énergies renouvelables comme l'éolien et le photovoltaïque ne permettent pas de maîtriser exactement les rampes de production et donnent d'autant plus de valeur aux outils de « flexibilité ». En Allemagne, par exemple, on voudrait éviter de mettre sous cocon les centrales traditionnelles au gaz ou au charbon, très utiles pour compenser les rampes, mais les exploitants estiment qu'il n'est pas rentable de les faire fonctionner à cette seule fin.
Si l'on pousse le raisonnement jusqu'au paradoxe, il ne pourrait pas y avoir de renouvelable s'il n'y avait pas de charbon…
L'Europe a la chance d'avoir un bouquet énergétique très diversifié.
Le sujet excède nettement notre compétence.
Quant à la « grande panne », les prémices en sont indécelables dans nos courbes. Nous avons une grande confiance dans les dispositifs destinés à la prévenir. Il est clair que l'usage du chauffage électrique en France provoque des pics de demande en hiver et met le système en tension, mais celui-ci a pour l'instant très bien tenu, grâce aux moyens de délestage et au développement de l'effacement. Le marché est à cet égard très utile car il permet une valorisation de cet effacement.
Dans l'hypothèse d'un développement du stockage et de l'arrêt d'une partie du parc nucléaire français, quelle serait l'évolution du marché ?
Le marché valoriserait le stockage et ce serait une très bonne chose : nous deviendrions un marché lambda, un marché où la relation entre les prix au comptant et les prix à terme serait très facile à établir puisqu'il suffirait de prendre en compte le coût et le financement du stockage, selon la relation de cash & carry des marchés de dérivés. Le marché s'exprimerait encore mieux du fait de la continuité qui s'établirait entre les différents compartiments. Aujourd'hui, l'offre et la demande sont différentes selon que l'on est sur les marchés de dérivés, qui portent sur des horizons temporels longs, ou sur des marchés fonctionnant quasiment en temps réel. Le stockage permettrait de les lisser et détendrait considérablement les contraintes liées au temps réel.
Et dans l'hypothèse où le stockage ne progresserait pas et où l'énergie fournie en base par les centrales nucléaires connaîtrait une forte diminution ?
On assisterait à des pics de prix pendant les heures de base, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. C'est plutôt l'inverse qui se produit : la forte différence de prix entre les périodes de pointe et les périodes de creux – c'est-à-dire, dans les journées d'hiver, entre l'intervalle 8h-20h et l'intervalle 20h-8h – s'est réduite grâce au photovoltaïque, ce qui a d'ailleurs posé des difficultés aux Suisses qui, pour leur part, jouaient sur cette différence. Le solaire, par définition, produit de l'électricité pendant la journée. Sous cet aspect, il suit bien la demande.
Que pensez-vous de l'éventuelle décision de la Commission européenne requalifiant en aides d'État les tarifs d'achat de l'électricité renouvelable ou les tarifs du nucléaire en Grande-Bretagne ? Bien que le marché, selon vous, soit indifférent à ces soutiens, leur suppression pourrait-elle avoir des conséquences ?
Il y aurait assurément des conséquences sur l'ordre de préséance économique, puisque le coût d'exploitation serait de nouveau pris en compte. Mais cela ne changerait pas grand-chose en ce qui concerne le photovoltaïque et l'éolien, ces dispositifs réclamant des investissements importants mais peu de dépenses d'exploitation. Le marché existant reflète assez bien les coûts d'exploitation, car les aides portent surtout sur la dimension de l'investissement.
L'audition s'achève à onze heures trente.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire, dans le périmètre du mix électrique français et européen, ainsi qu'aux conséquences de la fermeture et du démantèlement de réacteurs nucléaires, notamment de la centrale de Fessenheim
Réunion du jeudi 16 janvier 2014 à 10 h 30
Présents. - M. Bernard Accoyer, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Philippe Baumel, M. Denis Baupin, M. Yves Blein, M. François Brottes, Mme Sabine Buis, Mme Françoise Dubois, M. Claude de Ganay, Mme Frédérique Massat, M. Patrice Prat, Mme Clotilde Valter
Excusés. - M. Damien Abad, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Franck Reynier, M. Éric Straumann, M. Stéphane Travert