COMMISSION DES AFFAIRES CULTURELLES ET DE L'ÉDUCATION
Mercredi 18 juillet 2012
La séance est ouverte à dix heures dix.
(Présidence de M. Patrick Bloche, président de la Commission)
La Commission des affaires culturelles et de l'éducation procède à l'audition, ouverte à la presse, de Mme Danièle Wozny, responsable du pôle Patrimoine mondial de la Direction générale de la mondialisation, du développement et des partenariats du ministère des affaires étrangères, accompagnée de Mme Armelle Guyomarch, sur la préservation du patrimoine mondial face aux situations d'urgence.
Je vous souhaite la bienvenue, mesdames, au nom de la Commission. Je suis très heureux de vous recevoir aujourd'hui, alors même que l'actualité concernant la préservation du patrimoine mondial est préoccupante, en particulier au Mali et en Syrie.
De quels instruments juridiques disposez-vous ? Quelle peut être l'influence de la France en matière de préservation des patrimoines culturels ?
Le pôle Patrimoine mondial, qui dépend de la Direction générale de la mondialisation, a été créé il y a à peine trois ans afin de mieux répondre aux nouveaux enjeux que représente la préservation du patrimoine dans un contexte de mondialisation. C'est un département de petite taille puisqu'il n'est composé que de quatre personnes.
Nous avons très vite compris, au sein du pôle, que le patrimoine ne peut plus être pensé qu'en termes de territoire, car il constitue un ensemble composé d'objets patrimoniaux mais aussi d'un environnement naturel, culturel et humain. Si les hommes ne sont pas pris en compte, il est évident que nous n'arriverons à rien – les exemples du Mali, de la Syrie et de différents pays du Moyen-Orient sont éloquents à cet égard.
Les nouveaux enjeux du patrimoine sont avant tout politiques. Nous assistons actuellement à un gigantesque trafic illicite d'oeuvres d'art en provenance de Syrie, du Yémen, d'Égypte, d'Irak, de Tunisie et, depuis la crise, de Grèce. Mais chaque pays est un cas particulier nécessitant des outils adaptés et la solution que nous envisageons pour un pays ne vaut pas pour les autres pays.
Preuve de l'aspect politique des enjeux, l'empressement des États à faire inscrire un grand nombre de sites, comme vous l'avez constaté récemment lors de la dernière session du Comité du patrimoine mondial qui s'est tenue à Saint-Pétersbourg.
Le pôle est un lieu d'interrogation. Nous y réfléchissons à toutes les questions que soulève la préservation du patrimoine. Nous cherchons notamment la raison de la sous-représentation du continent africain sur la liste des biens inscrits au patrimoine mondial. En effet, les biens africains représentent 9 % de la totalité des biens – mais 50 % des patrimoines en péril. Et ce n'est pas parce que l'Afrique manque de sites ou n'est pas capable de remplir les dossiers d'inscription puisque des experts internationaux rémunérés peuvent établir les dossiers à la demande des pays demandeurs. La question est donc ailleurs.
Autre aspect politique des enjeux du patrimoine, le retour des biens culturels, que l'on appelle communément restitution – mot que nous évitons car il pose en soi un problème. En la matière, chaque situation reflète le plus souvent la relation politique qui existe entre les États. Nous essayons de répondre au mieux, dans des délais souvent assez courts. Pour cela, nous avons mis en place une cellule interministérielle de veille, informelle, qui nous permet de rencontrer nos collègues des ministères de l'intérieur, de la justice, de la culture et des représentants des douanes en vue d'adopter des positions communes.
Les enjeux politiques du patrimoine s'accompagnent désormais d'enjeux économiques dans la mesure où il est devenu une promesse de retombées économiques. Soit, mais pour qui et au profit de qui ? L'expérience montre que si les habitants ne sont pas concernés, les sites périclitent, ce qui provoque l'effet inverse de ce que nous recherchions, à savoir leur valorisation. L'augmentation du prix des terrains incite les populations à déserter les villages et à rejoindre les périphéries urbaines, et alors seules quelques personnes se partagent les bénéfices de la valorisation du patrimoine.
Si les retombées économiques sont généralement liées au patrimoine culturel, nous assistons à un autre phénomène qu'il nous est plus difficile d'analyser : il s'agit du processus de patrimonialisation de certaines ressources naturelles qui n'avaient jusqu'à ce jour jamais été monnayées – par exemple les plantes médicinales. Un certain nombre de pays souhaitent qu'elles soient enregistrées comme des biens nationaux de peur de voir de grandes sociétés s'en emparer pour fabriquer des médicaments ou des produits cosmétiques, privant les populations de biens dont elles sont héritières depuis plusieurs générations. Il en va de même pour les pierres précieuses et les minerais. Ces phénomènes, plus récents, font l'objet de conventions internationales.
Notre département est par essence multidisciplinaire. Nous travaillons en collaboration avec nos collègues des ministères de la culture, de l'environnement, de la justice, avec d'autres départements du ministère des affaires étrangères et avec le Muséum d'histoire naturelle.
Mais revenons à la situation au Mali. Il y a quelques jours, nous avons réuni l'ensemble des conseillers culturels du réseau français à l'étranger afin de les sensibiliser à la question du patrimoine. Dans ce cadre, nous avons invité le directeur de la banque culturelle de Douentza, au nord du Mali, en plein Pays Dogon, afin qu'il nous parle de la banque culturelle qu'il dirige – il s'agit d'une banque de microcrédit, qui fonctionne un peu comme le Mont-de-piété. Les villageois y déposent un bien qui appartient à leur famille depuis longtemps et reçoivent en échange de l'argent pour développer un petit commerce ou une petite entreprise – chez les Dogons, les femmes s'investissent généralement dans l'agriculture, les hommes dans l'élevage. Ces biens sont placés dans un musée, ce qui permet de les inventorier et, en cas de fuite, de saisir Interpol et le Conseil international des monuments et des sites (Icomos).
Ce fonctionnement est très satisfaisant pour les populations car le musée devient très vite un centre culturel, ce qui représente un véritable atout pour leur village. Les villageois ont organisé leur autodéfense : ils sont armés et surveillent les environs, avec les effets secondaires que vous pouvez imaginer – je vous fais grâce des horreurs que nous a racontées M. Cissé.
Aujourd'hui le commerce a cessé et les fonctionnaires de l'État malien sont retournés à Bamako. Les habitants des 44 communes fédérés par la banque se retrouvent seuls. En l'absence de touristes, ils ne sont plus en mesure de verser les intérêts à la banque, ce qui a pour conséquence que celle-ci périclite et ne pourra bientôt plus continuer à fonctionner. Les habitants seront donc obligés de vendre leurs biens pour nourrir leurs enfants. Pourtant, pour que sa banque résiste pendant un an, M. Cissé évalue son besoin à 5 millions de francs CFA, soit environ… 7 500 euros !
De nombreux pays nous demandent assistance en vue de construire un musée national ou un musée des arts et traditions populaires. S'il est intéressant pour nous de mettre en place des coopérations entre des musées comme le Louvre ou le Quai Branly et les musées nationaux de grands pays, il nous paraît beaucoup plus important de répondre à la demande d'un musée national dans des pays comme la Birmanie ou la Tanzanie, qui comportent des minorités ethniques remuantes et où la création d'un musée d'art et des traditions populaires peut contribuer à régler les conflits.
Nous sommes là pour poser des questions, réfléchir et aider nos collègues en poste à analyser les demandes et à tenter d'y répondre par le biais d'une coopération, en évitant tout ce qui pourrait ressembler à une substitution, car celle-ci, comme vous le savez, coûte cher et a des effets néfastes.
J'en viens au cas de l'Égypte. Après la révolution égyptienne, les Égyptiens ont été tentés de reconstruire leur identité sur la base d'un patrimoine pharaonique qui leur avait été volé, selon eux par les gens au pouvoir. Nous assistons aujourd'hui à un autre phénomène : un certain nombre de factions islamiques, relayées par les médias de quelques pays arabes, présentent le patrimoine pharaonique comme un patrimoine païen qui aurait dû être détruit depuis longtemps et proposent de reconstruire l'identité égyptienne à partir d'un patrimoine islamique. Or, celui-ci est extrêmement riche et représente une multitude d'histoires et de courants tellement différents les uns des autres que l'on voit mal comment un consensus pourrait émerger autour d'un patrimoine islamique.
Si la préservation du patrimoine dans les zones de conflit revêt une telle importance, c'est que le patrimoine est un facteur très important d'identification politique, souvent mis en avant lors de la construction de nouveaux États Nations. Lorsque survient un conflit, le patrimoine fait souvent l'objet de réappropriations, de destructions, de détournements, de vols et de trafics illicites, comme l'ont souligné la Direction générale des douanes ainsi que l'Office central de lutte contre le trafic de biens culturels du ministère de l'intérieur, qui travaille en réseau avec ses partenaires européens et internationaux. Nous nous félicitons que la France soit l'un des deux États européens à s'être doté d'un tel office.
Les différentes façons de prendre en otage le patrimoine ne font souvent aucun cas des populations – c'est le cas au Mali et en Syrie – alors même que ces populations fondent leur identité sur ce patrimoine, qu'il soit matériel ou immatériel. D'ailleurs l'un ne va pas sans l'autre. La destruction d'un patrimoine matériel s'accompagne souvent d'une atteinte au patrimoine immatériel, aux identités et à l'histoire qu'il véhicule.
Je salue l'avancée qu'a représenté en 2005 la Convention-cadre du Conseil de l'Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour la société, dite Convention de Faro, qui a instauré la reconnaissance du droit au patrimoine. La Convention se réfère à la notion de communauté patrimoniale, ce qui suppose que la décision de protéger ou de valoriser un patrimoine culturel revient à la société civile, et non plus uniquement aux professionnels du patrimoine. La France a engagé le processus de ratification de la Convention de Faro. Notre département a été chargé par la direction juridique du Quai d'Orsay de mettre en place la procédure adéquate. Peut-on considérer que le droit au patrimoine, qui a été formalisé, après de longues discussions entre experts européens, dans la déclaration de Fribourg de 2007, est un nouveau droit de l'homme ?
Comment protéger le patrimoine culturel et intervenir lorsqu'il est atteint ?
La Convention de 1954 de l'UNESCO pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé constitue le principal cadre juridique du droit international en la matière. Cette convention, ratifiée par la France – ainsi que ses protocoles additionnels – a modernisé le code de conduite des armées, mis en place une méthode de tri des biens culturels et leur cartographie. Elle a créé une signalétique propre aux sites patrimoniaux – le fameux écusson bleu et blanc, repris le Comité français du Bouclier bleu. La Convention prévoit l'obligation de sauvegarder et de respecter les biens culturels. Le protocole additionnel de 1997 rend encore plus contraignantes les obligations des belligérants puisqu'il établit une responsabilité individuelle des auteurs de crimes contre la culture et insiste sur la nécessité de prendre, en temps de paix, des mesures préparatoires en vue de la sauvegarde des biens.
Mais la Convention de 1954 n'a pas été ratifiée par l'ensemble des États parties. C'est le cas de la Syrie et de certains États frontaliers du Mali comme la Mauritanie et l'Algérie.
En outre, parallèlement à la montée en puissance d'une organisation judiciaire internationale, le statut de la Cour pénale internationale prévoit que celle-ci sera compétente pour juger les personnes présumées avoir lancé des attaques contre des biens civils, mais aussi des biens consacrés à la religion, à l'éducation, à l'art, des monuments historiques, pour autant que ces bâtiments n'aient pas été utilisés à des fins militaires. De même, la Convention de 1954 appelle les États à faire en sorte que les zones de conflits se situent en dehors des sites patrimoniaux archéologiques. C'est ainsi qu'en Syrie, la reconnaissance par les différents commandements militaires d'événements relevant d'un conflit armé international a permis de préserver un certain nombre de sites archéologiques.
Comment agir avant, pendant et après le conflit ?
En amont, c'est-à-dire en temps de paix, il importe de prévenir les atteintes au patrimoine. Tout d'abord, en renforçant l'état de droit dans les secteurs de la police, de la justice et des douanes. Avec nos collègues des services de coopération et d'action culturelle et les chancelleries, nous nous efforçons de mettre en place un système pénal contraignant, de renforcer les compétences, de mener à bien des projets partagés avec nos homologues européens sur certaines zones géographiques, de développer des systèmes permettant d'unifier les bases de données patrimoniales.
En juin s'est tenue à Beyrouth une conférence régionale réunissant un grand nombre de professionnels du patrimoine d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Nos collègues libanais, égyptiens, jordaniens, palestiniens et yéménites nous ont exprimé leurs souhaits : disposer d'un système qui permettrait des échanges entre leurs bases de données informatiques, développer des filières professionnelles spécialisées dans le domaine du patrimoine et mener des politiques d'éducation au patrimoine.
Pendant le conflit armé, qu'il soit interne ou international, c'est la Convention de 1954 qui s'applique – mais ce n'est le cas ni au Mali ni en Syrie, en raison de l'application du droit humanitaire. Il s'agit de prévenir l'utilisation des biens culturels à des fins militaires et d'éviter qu'ils se transforment en objectifs militaires, d'éloigner les biens culturels meubles des zones de conflits et des objectifs militaires, et de recourir au marquage à l'aide de l'écusson bleu et blanc du Comité international du Bouclier bleu. Les conflits génèrent naturellement des dommages collatéraux – pillages, fouilles sauvages, déconstructions illégales – voire, comme c'est malheureusement le cas en Syrie ou au Mali, une épuration culturelle.
En aval, il convient de lutter contre les trafics illicites en développant, avec l'aide des représentants du marché de l'art, la traçabilité des biens culturels. Ce n'est pas chose aisée mais la France s'est dotée d'une législation rigoureuse en la matière. Il faut en outre renforcer la coordination entre les différentes banques de données, par exemple la base française Treima, la base italienne Leonardo et la base d'Interpol ; anticiper pour être capable de passer à l'action le plus rapidement possible et éviter ainsi une trop longue errance patrimoniale. Il faut enfin favoriser le retour immédiat des populations déplacées. C'est ce qu'il conviendrait de faire au Mali et en Syrie.
Face à la situation en Syrie, nous avons donc organisé une rencontre entre les différents professionnels du patrimoine et des antiquités du Yémen, de Palestine, de Jordanie, d'Égypte, du Liban. Ce séminaire, qui s'est tenu à Beyrouth durant trois jours, a abouti à la déclaration de Beyrouth dont l'objet est d'alerter le monde sur le devenir du patrimoine syrien. Nos collègues officiers de sécurité intérieure à Beyrouth et l'Institut français du Proche-Orient (IFPO) travaillent de concert avec leurs différents homologues européens pour lutter contre les trafics illicites.
Nous envisageons d'organiser en 2013 une conférence similaire pour évoquer la situation dans l'Europe balkanique où se développent les trafics illicites, dus en partie à la crise en Grèce. Un pôle de sécurité, initié par la France, sera mis en place à Belgrade. Magistrats, douaniers et policiers organiseront en réseaux professionnels leurs homologues macédoniens, serbes, croates et grecs.
Je précise que le trafic de biens culturels passe par les mêmes réseaux que les trafics d'armes et de drogue.
« Ô toi qui vas à Gao, fais un détour par Tombouctou » suggère au XVe siècle le savant musulman progressiste Ahmed Baba, dont le centre qui porte aujourd'hui son nom n'abrite pas moins de 30 000 manuscrits uniques. La renommée de ces deux lieux mythiques que constituent les villes de Tombouctou et de Gao au Mali a traversé le temps et les frontières. Or, après la destruction de plusieurs mausolées à Tombouctou par les membres du groupe intégriste Ançar Dine, l'inquiétude concernant la préservation de ces trésors est grande. Vous avez vous-même parlé, madame, d'épuration culturelle.
L'UNESCO les a inscrites le 28 juin dernier sur la liste des sites en péril prévue à l'article 11 de la Convention pour la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, comme l'avaient été les bouddhas de la vallée de Bâmiyân en Afghanistan.
Le Premier ministre Jean-Marc Ayrault, dans son discours de politique générale du 3 juillet dernier, a déploré la destruction des mausolées et affirmé la détermination du Gouvernement à empêcher des groupes comme Aqmi de constituer au Nord-Mali des bastions du terrorisme international qui menacent la paix et la prospérité de l'ensemble de la région mais aussi notre propre sécurité. Le ministre des affaires étrangères Laurent Fabius, quant à lui, a estimé que la situation au Mali constituait une urgence et qu'il fallait éviter que le Nord-Mali ne se transforme en sanctuaire durable pour les terroristes.
Pour ramener la paix, des actions diplomatiques et militaires ont été engagées. S'agissant des trésors du patrimoine mondial de la région, l'UNESCO, qui n'a pu que déplorer ces destructions tragiques, a demandé à l'Union africaine et à la communauté internationale de faire tout leur possible pour aider à protéger Tombouctou et le tombeau des Askia. Le gouvernement malien a condamné une furie destructrice assimilable à des crimes de guerre et s'apprête à engager des poursuites pour faire cesser ces crimes contre l'héritage culturel du peuple malien. Quant à la Cour pénale internationale, elle prévoit d'enquêter et de condamner ce qu'elle considère elle aussi comme un crime de guerre.
Les réactions sont vives, à la hauteur de ce que l'on pouvait attendre d'une communauté internationale soucieuse de son héritage historique, mais elles n'ont pas empêché les auteurs de ces actes scandaleux de poursuivre leurs exactions.
En tant que Français comme en tant qu'Européens, nous avons intérêt à prendre clairement position contre de tels actes, car en protégeant le patrimoine de pays où les risques de destruction sont évidents, l'humanité protège son propre patrimoine.
La réaction des Maliens est très encourageante car ils ont pris conscience de l'importance de leur patrimoine, ce qui relève aussi directement du travail de sensibilisation et d'éducation accompli par les ONG. Cela dit, ces événements se situent dans un contexte de guerre entre les forces maliennes et les rebelles touaregs, qui dure depuis plusieurs mois et dont la destruction des mausolées de Tombouctou est l'un des dommages collatéraux, avec la dimension religieuse que l'on sait. Si bien que l'on peut se demander si la Convention de La Haye de 1954, qui vise à protéger les biens culturels en cas de conflits armés, est encore efficace, eu égard aux évolutions de la société – ne serait-ce que parce que tous les pays n'y ont pas adhéré – et aux nouvelles normes de revendication et d'action de groupes tels que Ançar Dine. Si les initiatives se sont multipliées ces dernières années pour améliorer les conditions de gestion, de conservation, de protection et de reconnaissance du patrimoine mondial, il n'en reste pas moins que face à des conflits armés qui entraînent la destruction de biens culturels, nous ressentons une certaine impuissance. Il est extrêmement difficile de prévenir ce type de destructions et c'est de protection opérationnelle dont il s'agit.
Cette protection doit-elle passer par un renforcement de la coopération et de la solidarité internationale ou par une mutualisation des moyens humains, logistiques et financiers ?
Enfin, la déclaration de Séoul, présentée en décembre dernier par le Comité du Bouclier bleu, prévoit que soit engagée une réflexion sur la création d'un fonds pour les efforts de secours culturel immédiat en situation d'urgence. Avez-vous des informations sur l'évolution de cette réflexion ? Selon vous, le Fonds du patrimoine mondial, alimenté par les États parties et les dons privés et qui s'élève à 4 millions de dollars, est-il suffisant pour mener une véritable politique de prévention des risques liés aux conflits armés ?
Plusieurs régions françaises se sont engagées dans une coopération décentralisée avec certains pays comme le Mali. Quelles sont vos relations avec ces collectivités territoriales et quel est le rôle de l'État dans cette coopération ?
L'Assemblée parlementaire de la francophonie, qui s'est réunie il y a quelques jours à Bruxelles, a évoqué la situation en Géorgie. Dans la partie précédemment occupée par la Fédération de Russie, on assiste à des reconstructions qui ne sont pas conformes à ce qu'exige le respect du patrimoine. Quels sont vos moyens d'action dans un pays comme la Géorgie, où il serait difficile de prendre des mesures qui pourraient paraître brutales ?
Je vais tenter de répondre à la première question que tout le monde se pose, et qui est relative à l'efficacité, ou plutôt au manque d'efficacité des conventions internationales.
Les appels pour le Mali se sont multipliés. Je me suis moi-même récemment rendue à Dakar pour rencontrer des collègues africains, et cette rencontre s'est conclue sur un appel pour le Mali. Mais entre-temps, des mausolées ont été détruits et des mosquées violées.
Nous nous rendons compte, en discutant avec nos collègues responsables de patrimoines, que le seul moyen de protéger un patrimoine – que ce soit au Mali ou au Liban – est de s'appuyer sur les populations qui vivent sur place. Car pendant que les forces étrangères, ou certains groupes, se mobilisent pour sauver le patrimoine, celui-ci se démolit.
Les populations sont les principales actrices de la protection du patrimoine. Il faut donc qu'elles soient les bénéficiaires de ce patrimoine et qu'il représente pour elles non seulement un environnement, mais un environnement dont elles sont fières.
Il faut ensuite anticiper, ce qui suppose que l'on inventorie les biens patrimoniaux. Or, dans la plupart des pays, les inventaires sont partiels – quand bien même ils existent. Ainsi, sur les 300 000 manuscrits du Mali, 3 000 seulement seraient inventoriés. Il faut préciser que, dans leur grande majorité, il s'agit de biens privés.
Dès l'instant où un inventaire existe, il devient possible d'assurer la protection du bien correspondant – police, douanes, communauté internationale. Il conviendrait donc que dans le cadre de nos opérations de coopération, nous aidions les populations à procéder à ces inventaires. Mais ce n'est pas simple, car les modèles d'inventaires de la France ou de l'UNESCO ne font pas forcément sens, en l'état, pour les populations dont le patrimoine est vivant. Ainsi, les habitants de la boucle du Niger, s'agissant d'un patrimoine vernaculaire, nous ont montré qu'ils avaient leur propre idée sur les biens qu'il fallait prendre en compte. Cela suppose de mener, en amont, un travail d'adaptation des inventaires.
Vous dites que les Maliens ont pris conscience de leur patrimoine. Dans ce patrimoine, les mausolées sont des lieux vivants qui abritent les esprits des ancêtres, les protecteurs de Tombouctou. La panique actuelle des habitants vient en grande partie de ce que cette chaîne ancestrale a été rompue et que les pires malheurs pourraient s'abattre sur la ville. Malgré tout, ces mausolées sont construits en terre et il est tout à fait possible d'aider les Maliens à les restaurer. Certaines institutions françaises disposent de toute une documentation et des plans précis des mausolées, et les maçons maliens sont tout à fait à même de procéder à cette restauration.
Nous pouvons donc agir. Mais nous devons aussi, dès à présent, préparer la phase qui suivra le conflit. Il ne doit pas s'écouler trop de temps entre le moment où la situation va se calmer et où les habitants pourront rentrer chez eux et retrouver leur village ou leur ville, tels qu'ils étaient auparavant – ou à peu près. Si le temps de vacance patrimoniale est trop grand, ces gens resteront à Dakar ou dans les pays frontaliers.
Avant même que les conflits n'éclatent, il faut former des cadres dans tous les pays et essayer de faire prendre conscience à nos partenaires de l'intérêt des métiers du patrimoine, lesquels sont créateurs d'emplois. Voilà pourquoi nous travaillons avec certains États, comme la Tanzanie, et avec des collectivités territoriales. Je pense à Rochefort qui, grâce à une politique patrimoniale très fine, a réussi à créer à peu près 300 emplois. C'est un exemple dont nous faisons la promotion, dans le cadre des partenariats que nous développons.
Nous veillons donc à renforcer nos coopérations. Mais nous nous heurtons à un problème de moyens. Comme vous le savez, nos budgets sont dramatiquement limités. Nous passons beaucoup de temps à chercher des financements, temps que nous ne consacrons pas à la coopération.
Le récent exemple de la banque culturelle est symptomatique à cet égard : 7 500 euros sont nécessaires pour que 44 communes continuent à vivre de façon à peu près sereine et parviennent à rembourser leurs emprunts. Nous nous appliquons à trouver cette somme, mais ce n'est pas si facile que cela, au sein du ministère des affaires étrangères.
L'un de vous nous a interrogées sur la Géorgie. Nous suivons la situation avec notre ambassadeur. Pour l'instant, nous sommes en train d'étudier le dossier et je ne sais pas encore ce que nous pourrons faire. Les pressions, du côté russe, sont énormes.
Si je suis intervenu, ce n'était pas tant pour savoir ce qui se passe actuellement en Géorgie, mais pour que vous me précisiez quels sont, là-bas, vos moyens d'action. Vous nous avez indiqué ce qu'il était possible de faire à Tombouctou, dans un pays qui rencontre des difficultés d'argent et d'éducation. Mais la situation de la Géorgie n'est pas celle du Mali. Quelle stratégie adopter ? Quelle peut être votre approche, face à ce type de questions ?
Essentiellement, avec notre direction politique, des pressions de type politique. Malheureusement, avec nos petits moyens et ceux de notre département, nous ne pouvons pas faire grand-chose. Nous devons par ailleurs nous garder de toute ingérence. Je remarque que la question se pose à peu près de la même façon en Serbie.
On est en train de détruire une partie des églises de Géorgie, pour les reconstruire de façon conforme à ce que l'orthodoxie préconise. La situation est très difficile. Nous envoyons des missions d'évaluation, pour constater ce qui s'y passe.
Nous avions réussi à ce que ce soit un expert français qui, sous l'égide de l'UNESCO, fasse le constat des difficultés relatives à la réhabilitation des églises sur ce territoire.
Vous vous interrogez sur les outils dont nous pouvons disposer. J'ai discuté hier avec nos collègues de la Mission de la gouvernance démocratique à propos du Fonds de solidarité prioritaire JUSSEC – soit « Justice et sécurité dans la région sahélo-saharienne » – et à propos du trafic illicite lié au conflit du Nord-Mali – conflit qui n'est pas considéré juridiquement comme un conflit armé, et encore moins comme un conflit armé international.
Dans le cadre du plan JUSSEC, interviennent des experts techniques internationaux, nos « anciens » assistants techniques. Ce sont des douaniers et des policiers, qui interviennent sur zone et avec lesquels nous commençons à évoquer la problématique des biens culturels. En effet, à l'occasion d'une saisie de drogue, ils peuvent trouver, dans le fond d'une pirogue, deux ou trois manuscrits de Tombouctou. Nous avons donc intérêt à mobiliser notre réseau existant, même s'il est parfois ténu, autour de cette problématique.
Par ailleurs, au Mali, la coopération, bien que difficile, se poursuit. Le Service de coopération et d'action culturelle essaie de maintenir un lien avec nos collègues et de poursuivre les programmes en cours. L'Agence française de développement, qui s'était retirée, revient sur le terrain. Ce sont des signes encourageants puisque, de cette manière, la France reste sur la zone et les populations du Nord ne sont pas privées de tout moyen de coopération.
Vous parliez, monsieur, de la coopération décentralisée. Effectivement, de nombreuses collectivités territoriales ont conclu des accords de coopération décentralisée avec le Mali. Tout dépend avec quelle collectivité territoriale malienne elles entretiennent des relations. Hors de la zone de conflit, elles continuent à travailler, avec leurs homologues maliens, notamment sur les questions « culture et patrimoine », en accord avec l'ambassade de France. Cela dit, principalement pour des raisons de sécurité, il est parfois très compliqué de coordonner des actions et d'envoyer des experts français.
Bien sûr, nous favorisons autant que faire se peut les relations entre les collectivités territoriales françaises et les différents pays avec lesquels nous coopérons. Les collectivités territoriales se sont vu transférer un certain nombre de compétences, notamment dans les domaines du patrimoine – les inventaires, par exemple. Elles offrent une garantie de pérennité qu'aucun ministère ne peut donner sur la durée. Voilà pourquoi, à chaque fois que nous le pouvons, nous favorisons le développement des relations à l'international des collectivités territoriales.
L'UNESCO est une grande machine, lourde, avec son vocabulaire et sa « langue de bois » très particulière. Nous travaillons bien sûr avec elle, et nous disposons d'un outil : la Convention France-UNESCO pour le patrimoine, une sorte de fonds en dépôts, abondé par le ministère des affaires étrangères, le ministère de la culture et le ministère de l'écologie. Ce fonds est utilisé sur des actions dont nous décidons conjointement de l'opportunité.
Nous travaillons également avec la Commission nationale française auprès de l'UNESCO, notamment sur le patrimoine scientifique, qui sera probablement d'actualité dans les années à venir : qu'est-ce qu'un patrimoine scientifique ? La maison de tel savant en fait-elle partie ? Convient-il de reconnaître tel observatoire astronomique ? Voilà le type de questions que nous abordons ensemble.
Ensuite, nous avons engagé une réflexion avec les pays d'Afrique, les responsables de patrimoines et les linguistes des langues africaines transfrontalières, sur le vocabulaire des conventions : que recouvre ce vocabulaire ? Que signifie la VUE, ou valeur universelle exceptionnelle qui est « le » critère de classement ? Comment définir le critère d'authenticité, d'intégrité ? Comment les traduire en bambara ? Déjà, on nous demande de construire des musées. Or le mot de « musée » n'existe pas dans la plupart des langues. Mais le problème ne se pose pas qu'en Afrique – on le retrouve en Birmanie, notamment.
La France était représentée au Comité du patrimoine mondial, dont elle était membre – je crois que c'était la dernière année. Nous suivons les débats des conventions. Mme Guyomarch s'est récemment rendue à la réunion des États parties à la Convention de 1970 sur le trafic illicite. Cette réunion fut suivie par une autre réunion à Vienne, celle de l'ONUDC, qui est l'organisation des Nations unies pour le crime et la drogue. Cette dernière voudrait inclure dans son champ d'action la problématique des biens culturels – dans la mesure où les réseaux sont les mêmes.
Notre position est plutôt de dire qu'il ne convient pas de multiplier les enceintes où ces questions sont débattues, car on risque ainsi de les banaliser, et qu'il vaudrait mieux consolider la Convention de 1970 de l'UNESCO. Mais le G77, groupe de 77 pays très volontaristes et très organisés sur les questions de biens culturels et de retour des biens culturels dans leur pays d'origine, est plutôt favorable à ce que l'on traite ces dossiers au sein de l'ONUDC.
Nous avons été très attentifs à votre discours sur les enjeux économiques et politiques du patrimoine, comme sur les outils dont vous disposez.
Les actions de coopération décentralisée que vous menez naissent souvent d'actions portées par les acteurs locaux. Je sais, madame, que vous avez participé au projet périgourdin avec l'Ouzbékistan, projet culturel très important, autour de deux objectifs prioritaires et complémentaires : la mise en oeuvre d'un réseau de compétences pour lutter contre l'altération des matériaux, et réduire la vulnérabilité des édifices d'architecture, en particulier sur des sites historiques emblématiques. Avez-vous encore le temps de vous consacrer à ces missions d'actions de coopération avec les collectivités territoriales françaises ?
Je voudrais revenir sur le cas de la Géorgie et savoir comment vous coordonnez votre action avec le Conseil de l'Europe.
Pour ma part, j'aimerais savoir comment vous coopérez avec l'École de Chaillot. La France a en effet une longue tradition en matière de protection du patrimoine.
Par ailleurs, je souhaiterais élargir un peu le débat. On parle patrimoine mondial, classement à l'inventaire de l'UNESCO, mais cela peut recouvrir des questions bien différentes. Je pense au récent classement de la gastronomie française. Comment tout cela s'articule-t-il au sein de votre ministère ? Votre pôle est-il concerné ? Quels sont les projets de classement concernant la France actuellement à l'étude ?
Au sein de la Direction générale de la mondialisation et des partenariats, il y a une Délégation pour l'action extérieure des collectivités territoriales, la DAECT. Cette dernière soutient un certain nombre de coopérations décentralisées, qui sont mises en place par les collectivités territoriales. Nous travaillons régulièrement avec elle. Les collectivités locales répondent à des appels à projets publiés sur le site internet du ministère des affaires étrangères, pour intervenir en complémentarité des actions décidées par des élus français et des élus étrangers.
Nous travaillons également avec le Conseil de l'Europe. Un certain nombre de programmes communautaires permettent de faire le lien entre gouvernance, développement territorial et local, et patrimoine culturel. C'est à ce titre qu'un certain nombre de projets sont soutenus par la France dans la zone dite « de voisinage » de l'Union européenne. C'est notamment à travers ces programmes spécifiques, dédiés et soutenus par le Conseil de l'Europe, que nos ambassades se positionnent, avec différents acteurs, en particulier des ONG françaises.
Je tiens à préciser qu'en ce moment, nous assistons à une redéfinition du rôle du Conseil de l'Europe, afin que celui-ci revienne à ses missions premières qui sont la défense des droits de l'Homme et le respect d'un certain nombre de droits fondamentaux, parmi lesquels figure l'accès au patrimoine culturel. Nous espérons donc pouvoir maintenir, dans les programmes communautaires, notamment de la politique de voisinage, ces différents éléments.
Nous travaillons en étroite relation avec le ministère de la culture et les institutions françaises, dont l'expertise est précieuse. Nous n'avons pas nous-mêmes d'experts, au sein du ministère des affaires étrangères : ceux-ci viennent d'ailleurs, des institutions françaises ou des collectivités territoriales. Notre rôle est plutôt d'analyser au plus près la demande, pour être sûrs que les personnes qui seront envoyées seront les bonnes. Et nous avons un partenariat, déjà ancien, avec l'École de Chaillot.
Nous sommes très vigilants aux formations de formateurs. En particulier, nous tenons à ce que l'on forme des architectes qui soient eux-mêmes capables d'enseigner, de façon à ne pas avoir à déplacer des armées de formateurs ou d'étudiants en France, ce que nos moyens ne nous permettent plus de faire.
L'École de Chaillot est un partenaire privilégié. Elle abrite aussi l'Observatoire pour la Chine contemporaine, qui travaille depuis de longues années avec un certain nombre d'universités chinoises.
Vous avez évoqué la diversité des biens culturels. Sachez que ce sont nos collègues du ministère de la culture et ceux de la Délégation permanente de la République française auprès de l'UNESCO qui suivent les dossiers relatifs aux biens culturels strictement français. Notre département n'intervient que lorsqu'il s'agit de biens « en série » : je pense au dossier Le Corbusier, qui impliquait un certain nombre de partenaires étrangers. Nous essayons de coordonner ce qui a trait à l'international.
Nous avons suivi le dossier « gastronomie » par intérêt, parce que nous aurons ensuite à en faire la promotion à l'international et que nous sommes souvent sollicités. C'est également le cas, en ce moment, dans le cadre des « années croisées France-Vietnam », de la valorisation des gastronomies étrangères.
Cette inscription nous a été très enviée par nos partenaires. Mais elle est à l'origine de problèmes avec l'UNESCO. De fait, c'était le « repas gastronomique français » qui avait été inscrit, et non pas la gastronomie française. Or certaines entreprises n'ont pas hésité à utiliser le label UNESCO comme argument publicitaire, ce qui a beaucoup fâché celle-ci.
Enfin, les projets à venir sont traités par le ministère de la culture, s'agissant des projets français. S'agissant des projets étrangers, nous sommes souvent sollicités pour aider à monter les dossiers. Et quand nous l'acceptons, nous le faisons dans le cadre de partenariats ; le dossier est alors un prétexte à des transferts de compétences, à des formations sur place. Mais il faut savoir que les dossiers UNESCO sont très lourds. En outre, la définition des zones « tampons » pose problème, comme on l'a vu récemment avec l'Église de Bethléem.
Mesdames, nous avons beaucoup appris sur vos missions, qui sont tout à fait passionnantes. Je vous remercie pour votre disponibilité. Vous pouvez compter sur la nôtre lorsqu'il s'agira, le moment venu, de vous procurer les moyens nécessaires à vos missions ou de prendre des initiatives sur le plan législatif. Nous avons déjà joué un rôle moteur en certaines circonstances. D'aucuns se souviennent encore des débats que nous avions engagés autour de la restitution des têtes Maories à la Nouvelle-Zélande.
La séance est levée à onze heures vingt.