Audition du général de corps d'armée Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire.
La séance est ouverte à seize heures trente.
J'ai adressé ce matin, en votre nom un message de sympathie au ministre des affaires étrangères de Belgique, M. Didier Reynders, que j'avais eu l'occasion de recevoir récemment.
Nous recevons à nouveau le général Gomart, directeur du renseignement militaire au ministère de la défense. Merci d'avoir accepté mon invitation à cette audition, qui n'est pas ouverte à la presse. Jusqu'à présent, je rappelle que la confidentialité des échanges a toujours été respectée au sein de cette commission.
Les attentats qui ont frappé Bruxelles nous rappellent que nous sommes confrontés à une menace globale. Cette audition permettra de faire un point général qu'il s'agisse de la bande sahélo-saharienne ou du Moyen Orient.
Il est convenu que vous nous présentiez un point sur la situation en Syrie, en Irak, en Libye et peut-être au Yémen.
En Syrie, l'annonce d'un retrait partiel des forces russes suscite de nombreuses interrogations. Quelle est l'ampleur de ce retrait ? Comment analysez-vous les raisons de ce retrait ? Intervient-il parce que la Russie a atteint ses objectifs militaires et politiques ou aussi pour exercer une pression sur le régime ? De quelles capacités la Russie dispose-t-elle pour intervenir à distance sur le sol syrien et pour revenir le cas échéant?
Vous nous direz aussi ce qu'il en est de la cessation des hostilités. Est-il possible de déterminer qui sont les responsables des violations ? Avez-vous constaté une évolution dans les objectifs des frappes russes en Syrie depuis le début de la cessation des hostilités ? Existe-t-il une coordination efficace entre les Russes et les Américains pour que les frappes se concentrent contre Daech et Jabhat al-Nosra ? Où en est-on de l'acheminent de l'aide humanitaire vers les villes assiégées ?
S'agissant de la lutte contre Daech, où en est-on sur le terrain ? Cette organisation terroriste est désormais soumise à de très fortes tensions, mais accentue ses actions asymétriques comme en témoigne les récents attentats à Bagdad. Quelle est l'évolution de son emprise territoriale en Syrie et en Irak ? Dans quelle mesure les efforts pour tarir ses ressources en armes, en financements et en hommes commencent-ils à porter leurs fruits ? Qu'en est-il de son potentiel dans le domaine des armes chimiques ? Quelles sont ses ressources financières ?
S'agissant de la Libye, nous serons attentifs à ce que vous nous direz de la situation sécuritaire qui se dégrade sous l'effet d'un blocage politique persistant et où Daech cherche à s'emparer des puits de pétrole situés le long de la côte. Un certain nombre d'alliés de la Libye se disent prêts à contribuer au rétablissement de la sécurité à condition qu'un gouvernement d'union en fasse la demande. Quel soutien la France peut-elle apporter, aux côtés notamment de ses partenaires allemands, italiens, et anglais, aux autorités libyennes pour favoriser le retour du gouvernement à Tripoli ? Enfin, comment coopérons-nous avec les voisins de la Libye, je pense à l'Algérie, à l'Egypte ou encore au Tchad, notamment en vue de mieux sécuriser les frontières du pays ?
Enfin, pourriez-vous nous dire un mot du sud libyen et de sa connexion avec ce grand ensemble sahélo-saharien dont l'évolution nous inquiète ?
Merci Madame la Présidente. Mesdames et Messieurs les Députés, la situation reste complexe.
Dans la bande sahélo-saharienne, la situation sécuritaire est contrastée selon les pays. La menace se déplace doucement vers le Sud, sous l'effet de l'expansion lente de l'islam radical lié au wahhabisme, de l'action de l'armée française, des forces internationales et de la concurrence que se livrent al Qaida au Maghreb islamique et Daech sur la scène internationale.
Parmi les pays ne présentant pas de difficulté particulière, il y a la Mauritanie, où le dernier attentat, manqué, contre le président, remonte au 11 février 2011. La menace terroriste est prise en compte dans ce pays et le dispositif de sécurité qui y est maintenu le préserve de la menace terroriste. Il faut selon moi, malgré tout, se méfier, de la forêt de Ouagadou, propice à la reconstitution des GAT.
En Algérie, le dernier attentat date du 18 mars dernier et visait le site pétrolier de Krechba. Le précédent attentat date du 22 janvier et visait le chef d'état-major des armées. L'Algérie, dans l'ensemble, jugule le terrorisme. Elle joue un rôle clef dans la résolution de la crise sahélienne même s'il est parfois difficile de mener des actions communes.
Au Burkina Faso, le dernier attentat est celui du Capuccino le 15 janvier dernier, revendiqué par AQMI, plus particulièrement Al Mourabitoune.
Au Niger, le dernier attentat perpétré par Al Mourabitoune date du 16 mars 2016 (à Dolbel, dans le sud-ouest du Niger) et la menace terroriste s'exprime sur plusieurs fronts. Dans la région frontalière au Mali, , les groupes terroristes mènent des actions ponctuelles contres les forces de sécurité. Mais le Niger demeure essentiellement une zone de transit pour les flux logistiques qui traversent le nord du pays. Il n'y a pas, selon nous, de groupes armés terroristes installés au Niger.
Au Sud-Est du pays, les forces armées se confrontent à Boko Haram qui mène des actions de harcèlement. Dimanche dernier a eu lieu le second tour de l'élection présidentielle qui devrait voir le président Mahamadou Issoufou être réélu. Les résultats officiels sont attendus pour le 25 mars.
Au Tchad, le dernier attentat, perpétré par Boko Haram, a eu lieu le 31 janvier dernier. Le pays fait face à ce groupe qui tente de le déstabiliser, tandis que les menaces persistent à ses frontières.
J'en viens au Mali, où le dernier attentat a eu lieu hier soir à Bamako, contre le détachement d'EUTM installé à l'hôtel Nord-Sud, dans lequel deux terroristes ont cherché à pénétrer. Le premier a été tué par les forces de protection tchèques, le second a été blessé mais a disparu. Il est actuellement recherché par les forces de sécurité locales. Je note que le terroriste était jeune, environ seize ans, et que c'était un Peul. La situation sécuritaire reste tendue dans l'ensemble du pays et celui-ci demeure le centre de gravité de la menace des groupes armés terroristes constitués de l'émirat du Grand Sahara d'AQMI, du groupe Ansar Dine et du groupe Al Mourabitoune. Leurs actions se sont transformées en un harcèlement des forces maliennes et internationales qu'ils veillent à médiatiser. Elle s'étend vers le sud en utilisant des relais recrutés dans une population récemment radicalisée. C'est notamment le cas des Peuls, en tout cas au Mali, qu'Al Mourabitoune, pro-Daech, parvient à mobiliser ponctuellement à l'occasion de tensions intercommunautaires, en instrumentalisant les conflits locaux afin de recruter parmi les minorités locales.
AQMI dispose de quatre katibas réparties dans les espaces des régions de Tombouctou pour la katibat Al Fourqane et de l'Adrar des Iforas pour les katiba Tarik ibn Ziyad, Al Ansar et Yusef bin Tachfin.
Ansar Eddine est un groupe local touareg, allié d'AQMI, dont le chef est Iyad Ag Ghali et dont certains acteurs maliens souhaiteraient en faire un partenaire avec lequel on peut discuter. Or, il est l'un des principaux instigateurs de l'offensive lancée de Tombouctou vers Bamako en janvier 2013 en coopération avec AQMI.
Plus au Sud, se trouvent d'autres groupes affiliés à Al-Qaïda au Maghreb islamique, ou Ansar Eddine, et qui se sont développés sous leur impulsion depuis 2015. On trouve dans la région de Mopti-Sévaré – dernier point le plus au Sud atteint par AQMI en janvier 2013 –, le Front de libération du Macina, ainsi que, près des frontières burkinabè et ivoiriennes, la katiba Khalid Bin Walid. Ces deux katibat sont manipulées par Ansar-Edine pour essayer de désengager les forces internationales du Nord vers le Sud et créer un peu plus d'insécurité plus au Sud. Les forces de sécurité maliennes (FDSM) se battent aisément contre ces petits groupes comprenant entre vingt à trente personnes, et obtiennent des résultats notables.
Quant au groupe Al Mourabitoune, il est divisé entre une branche pro-AQMI, située dans la vallée du Tilemsi, et une branche pro-Daech, qui se trouve entre Ansongo et Menaka, dans l'Est, même si l'allégeance de cette dernière branche n'a pas encore été reconnue officiellement par Daech.
L'attrition au sein des GAT, occasionnée par l'opération Serval, est évaluée à environ 50 %. Depuis, sous l'effet de l'opération Barkhane, il resterait, au Mali, environ 400 voire 500 combattants sur les 1 200 que comptaient les GAT au début de l'intervention française, cela en dépit de nombreux recrutements. Ces chiffres ne prennent pas en compte les effectifs d'AQMI en Algérie, en Tunisie ou en Libye.
La menace militaire représentée par les GAT a été vaincue et il ne leur reste aujourd'hui qu'une capacité résiduelle à mener des opérations de faible ampleur mais à forte répercussion médiatique – comme l'utilisation d'engins explosifs improvisés, de tirs de mortiers de fortune au hasard. Les troupes essentiellement visées sont celles dont la résilience est moindre : les Forces armées maliennes (FAMa) et les forces de la mission des Nations Unies au Mali (MINUSMA). Le but de ces groupes armés terroristes est la reprise de la gestion des trafics de drogue, d'armes – voire d'êtres humains – et de trafics en tout genre.
En 2013, on dénombrait 41 attaques pour 63 victimes ; en 2014, 34 attaques pour 114 victimes et, en 2015, 202 attaques pour 82 victimes. Il y a donc moins de victimes en 2015 mais beaucoup plus d'attaques. En 2015, 25 % des attaques, au Sud, ont provoqué 75 % des pertes. Les FDSM représentent 75 % des pertes – elles sont donc les premières visées. Globalement, le nombre d'actions est donc en augmentation mais concerne surtout des attaques indirectes – engins explosifs improvisés (EEI), mines. Aujourd'hui, les GAT, quand ils savent qu'un convoi va passer, utilisent la population locale et demandent à des adolescents d'aller poser une mine contre quelques francs CFA.
Les GAT ont une réelle détermination à frapper la France et les intérêts occidentaux dans l'ensemble de l'Afrique de l'Ouest. Cette tendance a été confirmée au cours des dix derniers mois par cinq attentats au Mali, au Burkina Faso et en Côte d'Ivoire, visant des lieux fréquentés par les Occidentaux : le 7 mars 2015, ce fut, à Bamako, le restaurant La Terrasse ; le 7 août 2015, à Sévaré, l'hôtel Byblos ; le 20 novembre 2015, à Bamako, l'hôtel Radisson Blu ; le 15 janvier 2016, à Ouagadougou, le restaurant Cappuccino et l'hôtel Splendid ; le 13 mars 2016, ce fut au tour d'Abidjan et, hier soir, de nouveau, Bamako.
Enfin, en vue de reconstituer leurs réserves financières, les GAT, depuis mai 2015, ont repris les enlèvements d'Occidentaux. Ils détiennent pour l'heure un Roumain, un Suisse, et un couple d'Australiens dont l'épouse a été libérée récemment.
Ainsi, après une période de repli de la menace terroriste dans ses sanctuaires maliens, en 2015, on assiste à la fois à une dilution et à une faible extension vers le Sud de la BSS et à une évolution de leurs attaques en vue de leur conférer une haute visibilité médiatique. En termes de perspectives, la dissémination dans toute la sous-région d'individus ayant servi dans les rangs des GAT au Mali en 2012, constitue autant de relais potentiels afin d'étendre la menace jusqu'en Guinée, au Sénégal et en Côte d'Ivoire – comme l'ont montré les récents attentats. D'autres attentats sont donc prévisibles : tout le monde évoque le Sénégal comme prochain objectif, mais aussi la Guinée ou, plus largement, les pays dans lesquels la France et les Occidentaux ont des intérêts. En comparaison, le Pakistan a subi 160 attaques à la bombe, en 2013, causant 1 200 morts, 100 attaques en 2014, provoquant la mort de 650 personnes et 235 attaques en 2015 pour 626 morts. Il est vrai que les terroristes sont toujours présents, il est vrai qu'ils visent d'abord les forces dont la résilience est moindre, comme les forces maliennes ou les forces de la MINUSMA, mais, militairement, ils sont incapables de reprendre la moindre offensive face aux troupes présentes au Mali.
J'en viens au groupe terroriste Boko Haram dont la zone d'action, centrée sur l'État nigérian du Borno, s'étend du Sud Niger au Nord Cameroun, en passant par la zone du Lac Tchad. Ce groupe, qui a fait allégeance à Daech, ne bénéficie de ce dernier d'aucun soutien opérationnel, en dehors d'un appui dans le domaine de la propagande.
Rassemblant environ 5 000 combattants, il maintient un haut niveau d'activité, mais son efficacité s'est nettement amoindrie ces derniers mois. En raison des efforts des armées nigérianes et des armées nigériennes, camerounaises et tchadiennes, l'activité du groupe a baissé en intensité et semble, pour le moment, contenue. Ainsi, après avoir démontré sa capacité à frapper la capitale tchadienne par une série d'attentats, le groupe mène désormais principalement des attaques asymétriques et de prédations contre les forces armées et les populations. Il conserve néanmoins toujours sa capacité opérationnelle, qu'il met à l'abri dans ses sanctuaires. Sa force réside dans sa capacité de recrutement au sein d'une population principalement kanembou, elle aussi progressivement radicalisée. Je me suis rendu au Nigeria à plusieurs reprises pour rencontrer mes homologues, en particulier, très récemment, le général commandant la force mixte multinationale dont le PC est installé à N'Djaména ; ce général est un Nigérian et c'est lui qui commandait la division installée à Maiduguri, la capitale de l'État du Borno. Un réel effort est fourni par ces troupes africaines. La zone est divisée en trois secteurs : l'un est essentiellement nigérien, le second tchadien et le troisième camerounais. Ils sont efficaces et l'armée nigériane a vraiment repoussé Boko Haram vers cette zone des trois frontières. Aujourd'hui, les combattants de ce groupe se sont retranchés dans leurs sanctuaires : la forêt de Sambisa, les Monts Mandara et le bassin du Lac Tchad – où, même si sa surface a diminué, il reste des zones marécageuses et des espèces d'îlots dans lesquels ils se cachent. Nous observons une vraie réduction du nombre d'attentats : « seulement » quinze actions ont été menées au cours du mois de février contre le double au cours du mois de janvier.
On note un vrai changement de posture depuis l'investiture du nouveau président Buhari au Nigeria. Le problème est vraiment pris en compte. Le plus marquant reste les attentats kamikazes perpétrés par des jeunes filles, des jeunes femmes voire des enfants.
Pour ce qui concerne la Libye, l'absence d'État offre à Daech une zone privilégiée d'expansion et aux djihadistes sahéliens une profondeur et un refuge stratégique unique.
Si la menace présente en BSS est principalement celle d'AQMI, en Libye, Daech et les groupes qui lui sont affiliés, pour maintenir leur zone d'influence, profitent de l'absence d'État structuré apte à s'opposer à eux. Il est intéressant de relever que Daech a en effet cherché à s'implanter exactement entre Tobrouk et Tripoli, c'est-à-dire à Syrte.
Depuis la révolution libyenne, deux ruptures principales se sont opérées et expliquent la situation actuelle : la première est le maintien de deux pouvoirs politiques concurrents depuis 2014, l'un à Tobrouk et l'autre à Tripoli ; la seconde est l'apparition et l'implantation de groupes affiliés à Daech depuis l'automne 2014.
À la suite de l'accord de Skhirat du 17 décembre 2015 sous l'égide de l'ONU, un conseil présidentiel (CP) essaye de mettre en place un Gouvernement d'union nationale (GUN). Dans l'immédiat, il s'efforce de l'imposer en s'appuyant sur la communauté internationale, faute de vote favorable de la Chambre des représentants de Tobrouk. Le risque est donc de se retrouver avec trois gouvernements. L'instabilité de ce climat politico-sécuritaire crée dès lors un terreau favorable à la prolifération de la menace terroriste, en particulier de Daech.
En novembre 2014, l'annonce de l'extension du califat à l'Afrique du Nord a été immédiatement suivie par le ralliement de groupes à Daech, dirigés par des émissaires étrangers proches d'Abou Bakr al-Baghdadi. À ce jour, le pays est divisé en trois wilayas : celle de Tripolitaine, celle de Cyrénaïque et celle, au Sud, du Fezzan. La mieux organisée est la wilaya de Tripolitaine : elle comprend 2 200 combattants dont 40 % de foreign fighters (FF). Véritable émanation de Daech dans cette région, ces groupes sont capables d'administrer et de contrôler un territoire important ainsi que 250 kilomètres de bande côtière. Dans le bassin pétrolier, ils poursuivent notamment des raids pour essayer de priver l'État libyen de ses ressources, dépendantes à 95 % de ce secteur.
La wilaya de Tripolitaine est fermement implantée dans le centre-ville de Syrte où sont appliquées les règles de la charia. Depuis ces emprises, le groupe planifie des actions armées et conduit des actions de recrutement, d'entraînement et de propagande. Daech mène notamment des attaques de type « hit and run » contre des infrastructures pétrolières du golfe de Syrte, ainsi en janvier 2016, à Ras Lanouf. En mars 2016, ils ont attaqué la centrale électrique d'Al-Sarir – qui se trouve déjà très au Sud. Enfin, en Cyrénaïque, à Nafurah, nous avons pu voir quarante à cinquante véhicules de Daech qui cherchaient des Occidentaux et en particulier des Français. Cette attaque pourrait avoir été menée par les mêmes éléments qui ont opéré à Al-Sarir la veille et qui se repliaient vers leur point de départ.
Toutefois, faute de ressources humaines et de moyens, mais aussi parce que Daech n'est pas en mesure de conquérir du terrain dans cette région, aucun site pétrolier n'est tombé sous son contrôle. Dès lors, il les détruit pour empêcher le gouvernement de Tripoli ou celui de Tobrouk d'en tirer profit. La sécurité des sites pétroliers du golfe de Syrte est en effet assurée par les milices de la garde des installations pétrolières, sous l'autorité d'un certain Ibrahim Jadran – fédéraliste aujourd'hui brouillé avec le général Haftar – qui peut compter sur environ 3 000 combattants, notamment d'origine toubous.
Le principal danger, pour nous, réside donc dans la prise de contrôle par Daech de sites pétroliers importants, indispensables au redémarrage de l'économie libyenne et dont l'organisation pourrait se servir.
Dans le reste de la Tripolitaine, des cellules ont été identifiées à Tripoli et à Sabratah, base de projection opérationnelle vers la Tunisie, Sabratah où les Américains ont effectué leur troisième bombardement visant un certain Nourredine Chouchène, ancien membre d'Ansar al-Charia Tunisie, rallié à Daech Libye et impliqué dans les attentats terroristes du Bardo de mars 2015 et de Sousse en juin 2015. Ces frappes ont déclenché une traque des groupes ralliés à Daech par les autorités locales. La majeure partie de leurs combattants ont été éliminés ou ont fui vers la Tunisie, expliquant en partie les attaques de Ben Guardane des 2 et 7 mars derniers où la volonté était réelle d'implanter un califat et donc d'impliquer la population locale.
Le développement des deux autres wilayat de Daech en Libye est moins abouti et elles peinent à s'implanter durablement. Celle qui opère en Cyrénaïque, qui compte environ 550 combattants, a été contrainte de se retirer de la ville de Derna en juin dernier, au profit d'une coalition de milices djihadistes proche de la mouvance Al-Qaïda.
À Benghazi, des combattants de Daech apportent un soutien, notamment logistique, au Conseil de la choura des révolutionnaires de Benghazi (CCRB), une autre coalition de milices islamo-djihadistes contre les forces pro-Tobrouk. Cette ville est l'objet de combats intensifs depuis le 20 février, à la suite d'une offensive d'envergure lancée par les forces pro-Tobrouk – l'Armée nationale libyenne (ANL) du général Haftar. Après un an et demi de combats sporadiques, il faut noter le succès partiel de cette opération.
Toutefois, Benghazi n'est pas entièrement contrôlée par les forces pro-Tobrouk. Des poches de résistance subsistent, principalement en banlieue sud ; et les miliciens islamo-djihadistes bénéficient toujours de l'arrivée de soutiens, notamment par voie maritime. Benghazi est en fait ravitaillé par Misrata, à l'Ouest, et où l'on trouve des gens qui soutiennent, logistiquement, Daech. Des bateaux chargés de matériels, destinées aux combattants de Daech, sont ainsi régulièrement acheminées vers Benghazi.
Dans le Fezzan, la wilaya du même nom – qui compte de 100 à 150 combattants – demeure à un stade de développement embryonnaire. Les membres pro-Daech y adoptent une posture discrète, avec le double objectif de recruter localement, notamment au sein de la jeunesse touareg radicalisée, et de conclure des alliances locales, nécessaires à toute implantation dans le Sud-Ouest.
Le Sud, enfin, du côté de Oubari, est le théâtre d'affrontements sporadiques entre milices locales toubous et touaregs aux intérêts divergents, et reste la porte d'entrée et de sortie de trafiquants provenant de la BSS. Nous sommes actuellement installés à Madama, aux confins nord du Niger et qui se situe sur l'axe de la transsaharienne par lequel transitent tous les trafics.
À ce stade, nous constatons que la progression territoriale de Daech en Libye est contenue, notamment en raison d'une ressource humaine limitée mais surtout grâce aux actions des camps pro-Tripoli, principalement en Tripolitaine, et pro-Tobrouk, principalement en Cyrénaïque, qui entravent cette progression malgré l'absence totale de coordination anti-Daech entre eux. La mise en place d'une coalition anti-Daech est peu probable tant que le processus de négociations inter-libyennes n'a pas complètement abouti. Surtout, ces factions libyennes sont particulièrement soucieuses de contenir toute tentative occidentale d'ingérence dans leurs affaires intérieures.
Depuis janvier 2015, plus d'un million de migrants a rejoint l'Europe. Ceux arrivés depuis la Libye ont emprunté la voie maritime, majoritairement en provenance de la région tripolitaine, à partir des villes de Zuwarah, Sabratah et Garabulli, où gravitent les réseaux de passeurs. Face aux opérations déployées en Méditerranée, ces réseaux ont mis en place des modes opératoires efficaces pour organiser la traversée de la Méditerranée.
Toutefois, si le passage par la Libye a été privilégié au cours du premier semestre 2015 pour rejoindre les côtes européennes, en particulier italiennes, la tendance s'est inversée à l'été à la suite de la dégradation sécuritaire générale dans le pays, qui s'est ajoutée aux conditions de passage éprouvantes et risquées pour les migrants. Nous avons ainsi observé le report du passage vers l'Europe vers la voie de la Méditerranée orientale – par les filières turques et égyptiennes –, entamé à l'été 2015 par les migrants en provenance de Syrie, d'Irak et d'Afghanistan, évolution qui devrait se poursuivre dans les prochains mois. La voie méditerranéenne centrale n'en reste pas moins attractive pour les migrants en provenance d'Afrique subsaharienne, qui devraient continuer à l'emprunter pour rejoindre l'Europe.
Depuis le début de l'année 2016, on estime qu'entre 10 000 et 15 000 migrants ont traversé la Méditerranée à partir de la Libye. Le volume potentiel restant est difficile à estimer mais, si j'en crois les Libyens eux-mêmes, il pourrait atteindre au moins 400 000 à 500 000 personnes. Je note que certains migrants syriens prennent l'avion depuis la Syrie pour se poser en Mauritanie où il n'y a pas besoin de visa pour ensuite rejoindre la Libye par la voie terrestre et donc, éventuellement, l'Europe.
J'en viens à la situation sécuritaire au Levant, toujours dominée, bien sûr, par le dossier syrien et le tournant militaire net en faveur du régime et de la diplomatie russe et iranienne. L'annonce par Vladimir Poutine du désengagement partiel de la Russie au terme des quinze premiers jours de l'accord de « cessation des hostilités » traduit une réelle volonté de désescalade, bien que le règlement de la crise demeure un processus long et complexe.
De manière globale, Daech perd du terrain à l'intérieur du périmètre du califat levantin face aux actions de ses adversaires – Forces armées du régime syrien (FASS) appuyées par les Russes, Kurdes appuyés par les Occidentaux et la Russie, Forces de sécurité irakiennes (FSI), appuyées par la coalition et ses bombardements. En réaction, Daech renforce son contrôle sur les populations et met en oeuvre une stratégie défensive relayée par une propagande qui vise à démontrer que, malgré ses récentes défaites, l'organisation conserve l'initiative.
En Irak, Daech, en net recul depuis plusieurs mois, n'est plus, selon nous, en mesure de mener à bien des offensives significatives. Toutefois, l'organisation conserve son agressivité. Elle se réorganise le long de la vallée du Tigre et s'efforce de ralentir la progression des FSI qui comptent autour de 125 000 hommes. Toutefois, Daech conserve la capacité de mener des actions offensives limitées, comme on a pu le relever à Tal Abiad, où l'organisation a envoyé environ 80 à 100 combattants, soit l'équivalent d'une compagnie, appuyés par des véhicules suicides. Surtout, Daech a une capacité à se mouvoir sur le terrain très rapide au sein de ce que j'appelle le périmètre du califat.
Après de longs mois de batailles, Daech a perdu successivement les villes de Sinjar, en octobre, Baïji, en novembre, et Ramadi au début du mois de février. Le prochain objectif des FSI est la ville de Hit, sur l'Euphrate. Nous avons vu environ 1 200 personnes (femmes et enfants) partir vers l'Ouest – Al Qaim et Haditha – et rejoindre une zone tenue par les FSI.
Ces défaites n'ont toutefois pas désorganisé Daech qui conserve en Irak un potentiel militaire important, comptant en effet entre 15 000 et 20 000 combattants et un grand nombre de matériels, récupérés par le groupe sur les forces irakiennes en 2014 ou acquis sur les marchés parallèles. Très pragmatique, le groupe met en oeuvre une stratégie d'économie de ses moyens humains et matériels dès lors que les rapports de force lui sont défavorables. Aussi, pour contrebalancer ces revers, maintenir une certaine attractivité, Daech poursuit et cible ses actions de propagande. Il parvient ainsi à donner l'impression d'un groupe offensif dans une dynamique victorieuse, en médiatisant des actions plus symboliques que réellement déterminantes mais très médiatisées, grâce à ses organes comme Dabiq ou Dar Al Islam, et largement relayées sur la toile.
Au nord de Baïji et le long du Tigre, nous observons que le groupe reste très présent, en mesure de réagir à une opération visant à reprendre Mossoul. Sur la défensive, Daech construit des merlons et creuse des tranchées pour défendre cette ville. L'organisation cherche à désorganiser ses adversaires en les harcelant. Cette stratégie inclut notamment la mise en oeuvre de modes d'actions à fort impact psychologique, à l'instar des attaques suicides. Par ailleurs, de plus en plus de témoignages laissent penser que des obus contenant des produits chimiques (ypérite et substances chlorées) sont utilisés par Daech..
L'efficacité de ces armes serait faible en raison d'un manque de maîtrise de la militarisation des agents chimiques. Toutefois, conscient des effets psychologiques qu'une attaque chimique aux effets létaux provoquerait, Daech pourrait continuer à rechercher l'amélioration et la généralisation de cette capacité. C'est un risque.
À l'Ouest de Samara, Daech s'efforce de conserver une liberté de mouvement lui permettant de transférer armes et combattants de la vallée du Tigre vers la province d'al-Anbar. Dans cette zone, le groupe mène un combat retardateur contre les forces irakiennes. La destruction de tous les ponts sur le Tigre isole, dans certains endroits, les combattants de Daech qui ne sont plus ravitaillés qu'à travers les barges qui remplacent les ponts – aussi leur mobilité est-elle nettement moindre.
Dans le Sud, l'organisation est toujours en mesure de harceler les gardes-frontières et les positions isolées des forces irakiennes, en particulier le long des axes routiers menant à la Jordanie et à la Syrie, afin de conserver des axes de transit frontaliers et par là même de pouvoir être ravitaillée et faire du trafic.
De même, la régularité des attaques complexes, mêlant des Suicide Vehicle Borne Improvised Explosive Device (SVBIED), à savoir des véhicules suicide, des tirs de mortier et des assauts de personnels à l'Est de Bagdad, ainsi que des actions terroristes en plein coeur et au sud de la capitale, sont révélatrices de la capacité de Daech à mener des actions ponctuelles en profondeur, en arrière des lignes de défense de ses adversaires, ainsi qu'au coeur de la communauté chiite, particulièrement visée en Irak.
À ce titre, les dissensions entre les différentes communautés confessionnelles irakiennes constituent un défi colossal pour les années à venir. Entre Kurdes, Arabes sunnites et chiites, des affrontements ont lieu dans certaines zones, alimentés par des logiques d'intérêts politiques ou de parrains régionaux. Ils sont parfois exacerbés par Daech qui s'appuie sur cette fragilité pour diviser ses adversaires.
Même les Peshmergas, qui constituent d'excellents combattants contre Daech avec un volume de 80 000 hommes d'active, sont eux-mêmes divisés entre deux courants politiques divergents, ce qui n'est pas sans devoir poser quelques soucis à terme.
En Irak, Daech est bien affaibli. Les frappes de la coalition ont contribué à diminuer significativement ses ressources financières et ses revers successifs ont provoqué d'importantes difficultés – l'attrition est tout de même évaluée à 1 000 combattants par mois, à quoi s'ajoutent désertions, dissensions internes, utilisation de combattants moins aguerris et recrutements forcés de très jeunes combattants. En outre, la diminution des soldes est notable : on est passé de 400 dollars par mois à 100 à 200 dollars par mois. Selon moi, le combat pour la survie du califat en tant qu'entité cohérente a donc débuté.
Néanmoins, la prise de villes clés comme Mossoul, capitale religieuse d'où le califat a été proclamé, demeure un objectif complexe compte tenu de ses dimensions – sa superficie est de 150 kilomètres carrés, soit l'équivalent de Paris intra muros, pour 2 millions d'habitants environ –, de sa valorisation militaire – tunnels, ceinture défensive, piégeage, snipers –, du soutien de la population et de la présence estimée de plus de 3 000 combattants. Il en va de même pour Raqqa, la capitale politique et économique du califat, dont la superficie est de 26 kilomètres carrés – soit l'équivalent de trois arrondissements parisiens – pour 200 000 habitants dont 1 500 combattants.
En Syrie, l'intervention russe a évidemment bouleversé les rapports de forces entre belligérants en appuyant massivement les offensives des forces armées syriennes (FASS), mais également celles des forces démocratiques syriennes (FDS) dominées par les Kurdes des Unités de protection du peuple (YPG). Daech est également en net recul et la perte récente de la ville d'Al-Shaddada, dans le Nord-Est, constitue un fait majeur qui pourrait être le prélude à de véritables difficultés pour le groupe qui cherche impérativement à contrôler les axes de communications routiers et fluviaux – et surtout les axes de communication entre ces deux capitales que sont Mossoul en Irak et Raqqa en Syrie.
Au Nord-Ouest de Raqqa, la progression des FDS, qui, à la fin de l'année 2015, ont franchi l'Euphrate en s'emparant du barrage de Tishreen, constitue désormais une menace pour la bonne circulation des différents flux de Daech – trafics, combattants, Foreign Fighters – depuis la Turquie vers Raqqa. Dans cette zone, le groupe est également pressé par les FASS au Sud d'Al Bab et de Manbij qui sont des noeuds logistiques et militaires importants pour Daech.
À l'Est de Raqqa, la prise d'Al-Shaddada par les Kurdes marque également un véritable recul de Daech à l'intérieur même du coeur du califat, privant l'organisation d'une ligne de communication stratégique entre Mossoul et Raqqa. Les Kurdes poursuivent actuellement leur progression vers le Sud, accentuant le cloisonnement de Daech.
Fort de ses différentes victoires, les Kurdes de l'YPG, dont une partie milite pour l'autonomie de leur région, sont tentés par une progression vers l'Ouest, en particulier, afin de réaliser la jonction entre leurs deux zones d'influence, le long de la frontière turque.
À Raqqa, Daech a construit une double ligne de défense au nord de la ville. En outre, l'organisation poursuit ses coups de sonde visant à tester le dispositif des forces démocratiques syriennes (FDS).
À l'Est, du côté de Deir ez-Zor, poche dans laquelle l'armée syrienne est encerclée depuis plusieurs années et est ravitaillée uniquement par voie aérienne, Daech a profité des mauvaises conditions météorologiques récentes, empêchant tout appui aérien, pour lancer une offensive, mi-janvier, contre les positions du régime syrien. On estime à 1 000 ou 1 500 le nombre de militaires syriens dans Deir ez-Zor. Les Russes bombardent régulièrement cette zone contre Daech.
Le dernier secteur où les Russes bombardent beaucoup est celui de Palmyre, dont Daech s'est emparé en mai 2015, et qui subit actuellement une importante offensive des FASS avec l'appui, donc, des forces aériennes russes, mais aussi des Iraniens. Au cours de ces derniers jours, la zone de Palmyre a fait l'objet d'une vingtaine de missions de bombardement par jour – parfois quarante. Les FASS progressent sur trois axes de façon à tenter l'encerclement de la ville pour finalement la prendre. Je pense qu'il s'agit d'un objectif réalisable si ce n'est avant la fin du mois de mars, du moins avant la fin avril. La maîtrise de ce secteur privera Daech d'une ligne de communications importante.
En Syrie, notre attention se porte sur le respect du cessez-le-feu et l'annonce du retrait partiel des forces russes.
En ce qui concerne le cessez-le-feu, 167 factions se sont engagées à respecter l'accord en vigueur depuis le 27 février. Seuls le Jabhat an-Nusra (JaN), Daech et des groupes radicaux proches de ces deux organisations n'ont pas adhéré au processus. Ces groupes, ainsi que d'autres à l'influence plus marginale en Syrie, peuvent donc être frappés. Le respect de la trêve est supervisé par une task force mise en place à Genève, coprésidée par la Russie et les États-Unis et à laquelle participe la France.
Si les combats se poursuivent, le rythme des opérations a été considérablement réduit, en particulier par les Russes. On constate donc une nette réduction. Des accrochages opposant les insurgés aux FASS et aux FDS ont été signalés, notamment dans le rif de Lattaquié, dans la région d'Alep et entre Hama et Homs.
Sur le terrain, le régime syrien a vu ses capacités et son moral remonter grâce à l'intervention russe. Depuis, les forces du régime relancent des opérations partout où elles le peuvent. Damas, avec l'appui de ses alliés russes et iraniens, a réussi à couper, à la mi-janvier, le corridor d'Azaz qui permettait le ravitaillement de l'insurrection entre Alep et la Turquie.
Cela a permis au régime d'aborder les négociations de début février en position de force. De la même manière, le régime syrien a poursuivi ses actions de combats au Nord et au Sud de la « Syrie utile » contre les groupes d'opposition jusqu'aux dernières minutes précédant le début de cessation des hostilités. Désormais, les forces syriennes tentent, à partir de Lattaquié, de reprendre les villes menant à Idlib qu'elles avaient perdu à l'été 2015 lorsque le régime était au bord de la rupture.
Le retrait partiel des forces russes est effectif, même s'ils ont laissé des moyens pour défendre leurs bases de Latatquié et Tartous.
Pour ce qui concerne la coordination entre les États-Unis et la Russie, un dispositif de coordination bilatérale, la Ceasefire Task Force, qui regroupe un certain nombre de pays comme l'Arabie Saoudite, la Chine, l'Égypte, les Émirats arabes unis, les États-Unis, le Liban, Oman, la France… a été mis en place dans le cadre de l'accord russo-américain portant sur la cessation des hostilités en Syrie.
Comme vous le constatez, Daech est aujourd'hui contenu au Levant, sans aucun doute, mais reste très combatif et résilient. Il conserve le contrôle de ses bastions en Irak et en Syrie, dont il renforce les défenses, et maintient une sécurité efficace dans les territoires qu'il occupe. Ses effectifs restent stables et l'organisation garde sa liberté de manoeuvre entre les différentes lignes de front. Malgré la perte de quelque 1 000 combattants par mois, Daech maintient ses effectifs, estimés, au Levant, à 34 000 hommes, une stabilité qui résulte de la persistance du flux de combattants étrangers et du choix d'opérer des replis défensifs, plutôt que de tenir sur place quand le rapport de force n'est plus favorable aux djihadistes.
Pour ce qui est des ressources de Daech, on est passé d'une production pétrolière de 45 000 barils par jour à entre 20 000 et 30 000 barils par jour, chiffres ridicules quand on les compare à ceux de pays moyens qui produisent 700 000 à 800 000 barils par jour. Daech contrôlerait néanmoins toujours 60 % de la production en Syrie et environ 20 % en Irak.
Face aux difficultés, Daech a renforcé son contrôle interne. Les revers militaires et la lente dégradation des conditions de vie au sein du califat compliquent voire fragilisent sa stratégie et sa propagande, ce qui ne l'empêche pas de continuer d'administrer les territoires qu'il occupe et d'agir par la terreur puisque, lorsque ses combattants reculent, ils sont assassinés, notamment par décapitation.
Il était important, général, que vous nous décriviez la situation avec précision. Pourrez-vous faire profiter de vos réponses aux députés pour faire le point sur la présence de Daech au Liban et sur les possibilités des combattants étrangers qui opèrent dans les autres pays d'y refluer ?
Ces dernières semaines, aux alentours du lac Tchad, dans la région des trois frontières du Tchad, du Nigeria et du Cameroun, des attentats meurtriers ont été commis sur des marchés, singulièrement au Nord Cameroun. Cela laisse penser que, contrairement à ce qui se passe au Nigéria, où vous avez noté une évolution positive, les forces de maintien de l'ordre camerounaises ne sont pas en mesure d'enrayer la pénétration de Boko Haram ; qu'en pensez-vous ?
La Casamance, tombée aux mains d'un pouvoir islamiste, pourrait devenir un point d'ancrage, au coeur du Sénégal, pour d'autres opérations terroristes. De quelles informations disposez-vous sur ce nouveau pouvoir au visage semble-t-il acceptable ? L'est-il véritablement ou peut-il nuire ?
En Libye, la coordination anti-Daech est manifestement inopérante, si bien que la gangrène ne cesse de progresser vers le Sud. Daech se structure davantage cependant que les deux pouvoirs libyens concurrents n'ont toujours pas conclu d'accord et que le général Haftar ne parvient pas à s'imposer. Quel est votre sentiment à ce sujet ? Enfin, un journal du soir a fait état d'opérations militaires menées par la DGSE en Libye ; qu'en est-il ?
J'ai lu une dépêche mentionnant l'arrestation, au Maroc, de membres d'une cellule terroriste liée à Daech et présentée comme ayant des capacités non seulement chimiques mais aussi radiologiques. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
Le tableau lucide et sans complaisance que vous avez brossé est extrêmement préoccupant. J'en retiens d'abord que Daech utilise des armes chimiques, ce qui signifie qu'à terme on retrouvera ces armes chimiques ailleurs. J'observe aussi que Daech conserve au Levant une résilience considérable ; qui pourra réoccuper le terrain entre la Syrie et l'Irak ?
Je m'interroge d'autre part sur le devenir du dispositif Barkhane. Vous nous dites, comme d'autres responsables militaires avant vous, qu'il a permis une victoire militaire. Certes, mais du coup de pied donné dans la fourmilière au Nord du Mali est résultée une fragmentation, les groupes terroristes essaimant dans la presque totalité des pays amis de la France de la région sahélienne – et le phénomène s'élargit maintenant au Sénégal, à la Côte d'Ivoire et à d'autres pays. Ce dispositif répond-il à l'évolution de la menace ? Ne perd-on pas du temps et de l'argent à le maintenir dans sa configuration actuelle, au risque qu'il serve de pôle d'attraction pour les frappes anti-françaises ou contre les alliés de la France ? Il faut être capable de repenser un dispositif.
Je note aussi que la France s'est exclue elle-même du processus diplomatique, ce que l'opposition dit depuis longtemps. Je constate enfin que le problème des migrants en provenance de la Libye n'a pas trouvé l'ombre d'un début de solution et que nul ne sait ce que l'on fera des 500 000 personnes qui attendent de traverser la Méditerranée en provenance des côtes tenues par Daech ; on ne sait pas davantage comment appliquer l'accord avec la Turquie, mais c'est un autre sujet. La situation générale que vous avez décrite est donc très inquiétante, puisque pour aucun des graves développements dont vous avez fait état il ne semble y avoir de réponse diplomatique ou militaire convaincante.
Je comprends mal en quoi la France se serait exclue du processus diplomatique, comme vient de le dire M. Lellouche. Je serai moins négatif que lui, en soulignant que la lutte contre les agissements de Boko Haram a connu des succès considérables, si bien que les crimes de cette secte terroriste ont incontestablement été réduits. Cela montre que lorsque les armées africaines efficaces se coordonnent pour agir ensemble, elles obtiennent des résultats ; il faut continuer de la sorte.
Au Sahel, il y a eu des résultats tout aussi incontestables à partir du déclenchement de l'opération Serval, qui s'est poursuivie par l'opération Barkhane. Les groupes terroristes ont été durement frappés, mais ils sont effectivement disséminés, si bien que, même réduite, la menace persiste, et il est devenu plus délicat de la faire disparaître.
Enfin, nous avons eu connaissance ces dernières semaines au Mali de l'ampleur des trafics de stupéfiants auxquels se livrent les groupes terroristes ; depuis quelques mois, c'est leur activité principale. Or les troupes qui combattent ces groupes n'ont pas mandat de lutter contre ce trafic. Ne faudrait-il pas convaincre le Conseil de sécurité des Nations Unies d'élargir leur mandat à cette fin ?
Nous perdrons la guerre que vous menez si nous ne sommes pas capables de mobiliser les populations locales contre ces mouvements terroristes. Ce qui est en cours est une guerre asymétrique et idéologique. Pour que les actions que mènent la France et ses alliés ne soient pas perçues comme la guerre des affreux Occidentaux, nous devons conduire une action psychologique ; est-ce le cas ?
Rien, hormis les frappes russes, n'étant véritablement efficace en Syrie, étudiez-vous l'éventualité d'une intervention au sol ? Il y a dix ans, pour reprendre Falloujah à la guérilla irakienne pendant quelques semaines, il a fallu 15 000 marines, et il y eut 2 000 morts civils. Vous laissez entendre qu'il faudra reprendre Mossoul et Raqqa ; peut-on y parvenir sans troupes au sol ? S'il en faut, combien de combattants sont nécessaires ?
L'utilisation d'armes chimiques par Daech a été mentionnée. Or, le régime syrien lorsqu'il a été accusé d'utiliser de telles armes, s'en est toujours défendu ; la direction du renseignement militaire est-elle certaine qu'il en était l'auteur ? Que représentent les forces démocratiques syriennes aujourd'hui ? Confirmez-vous que, comme nous l'a indiqué par deux fois le ministre de la défense, des membres de Daech infiltrent les flux de migrants qui se dirigent vers l'Europe ? J'étais il y a trois semaines en Afghanistan, dont on ne parle plus mais où Daech est en train de s'implanter face aux Talibans ; l'évolution de ce pays présente-t-elle un risque ?
Au Maghreb, quelle appréciation portez-vous sur les risques d'une infiltration de Daech en Algérie, en proie à une lutte pour la succession du président Bouteflika? Dans un autre domaine, les migrants sont-ils instrumentalisés par Daech ? Certains passeurs sont-ils membres de cette organisation ? Régule-t-elle les flux ? Comment la Turquie utilise-t-elle et maîtrise-t-elle les flux de migrants depuis les camps installés sur son territoire ? Enfin, je souhaite, comme mon collègue Jacques Myard, savoir si une action psychologique est menée pour contrer Daech.
La France n'est pas absente du processus diplomatique en Syrie – auquel est associé un ambassadeur de France– mais que, les États-Unis et la Russie évaluent conjointement et étroitement le suivi opérationnel du cessez le feu. Les Français, comme les autres partenaires de la coalition, sont allés frapper en Syrie et continuent de le faire.
Boko Haram est encore très présent dans les monts Mandara, dans la forêt de Sambisa et dans la zone du lac Tchad. Aussi avons-nous observé avec plaisir la formation d'une force multinationale africaine mixte rassemblant des troupes camerounaises, nigérianes, nigériennes et tchadiennes sous le commandement du général nigérian Lamidi Adeosun. Mises à part quelques difficultés linguistiques, les choses se passent en bonne intelligence. La réussite de cette coalition est à souligner. Elle a eu des succès et c'est une excellente nouvelle. Le renseignement est fourni par une cellule de coordination et de liaison basée à N'Djamena et commandée par un colonel français ; elle alimente pour partie l'action des bataillons africains au sol.
J'ai fait état de la situation au Pakistan pour mettre le nombre d'attentats en perspective. L'opération Barkhane a effectivement permis qu'AQMI ne soit plus une menace militaire. En revanche, il demeure une menace en ce qu'il s'est disséminé. L'existence d'AQMI s'explique par plusieurs phénomènes conjugués : l'irrédentisme touareg face au pouvoir malien, les trafics de stupéfiants, des dissensions tribales qui ont toujours existé. Je ne suis pas certain que nous, Français, allons résoudre tous ces problèmes. Je considère Barkhane comme une victoire militaire. Ayant été commandant des opérations spéciales en janvier 2013, je vois ce que nous avons été capables de faire face aux katibats, qui utilisaient une stratégie de conquête territoriale militaire. Maintenant, ces groupes utilisent la tactique « du faible au fort » : ils sont beaucoup moins nombreux, mais ils savent que toute explosion due à un engin placé sous un camion donnera lieu à une dépêche de presse. On a le sentiment que beaucoup d'attentats continuent d'être perpétrés, mais si les victimes sont certes encore trop nombreuses, leur nombre absolu n'est pas considérable. Le Mali n'est pas encore en paix.
Vous ne pouvez ignorer que c'est parce que M. Tsipras a supprimé tous les contrôles à la frontière grecque et que les passeurs le savaient.
Aujourd'hui, Daech ne contrôle pas le trafic de migrants, mais il pourrait récupérer les ressources qui lui sont liées, ce qui constituerait une menace supplémentaire.
Daech n'organise pas davantage le flux de migrants depuis la Turquie.
Attendue à l'Institut français des relations internationales, je suis contrainte de m'absenter. Je vous remercie, général, pour vos explications passionnantes. Ceux des membres du bureau de la commission qui le souhaitent pourront se joindre à moi, demain matin, pour aller manifester notre sympathie à l'ambassadeur du royaume de Belgique.
Présidence de M. François Loncle, vice-président de la commission
À ce jour, la reprise de Mossoul et de Raqqa reste un objectif encore théorique. Mossoul, je vous l'ai dit, est une très grande ville très bien défendue. Pour reprendre Ramadi, l'armée irakienne a dû isoler chaque quartier avant de le nettoyer méthodiquement ; cela a pris beaucoup de temps. Raqqa est de taille moindre.
Les forces démocratiques syriennes rassemblent 8 500 combattants – pour l'essentiel des Kurdes de l'YPG, accompagnés par des chrétiens et des yézidis.
La situation de l'Afghanistan n'est effectivement pas des meilleures mais c'est en raison d'une problématique interne – Talibans, radicalisation, problèmes tribaux – plus que de Daech.
Les Iraniens ont perdu plusieurs généraux et au moins un millier d'hommes en Syrie, et le Hezbollah entre 500 et 600 combattants.
La séance est levée à dix-huit heures quinze.