La séance est ouverte à dix-sept heures.
J'ai le plaisir d'accueillir l'amiral Bernard Rogel, chef d'état-major de la marine, pour une audition sur l'action de l'État en mer.
Nous regardons de très près ce qui se passe en la matière, notamment dans le golfe de Guinée, où la marine fait un travail important, que des rapporteurs de la commission ont pu constater sur place. Je rencontrerai d'ailleurs prochainement l'ambassadrice représentante spéciale pour la lutte contre la piraterie maritime et nous examinerons comment mettre en valeur ce travail, qui est indispensable dans la lutte contre le terrorisme.
Je voudrais d'abord avoir une pensée particulière pour nos camarades de l'armée de l'air éprouvés par l'accident qui vient de se produire en Espagne.
Vous avez souhaité connaître ma vision concernant l'action de l'État en mer et les suites données au rapport d'information que vous avez publié il y a trois ans.
Cette action est structurante pour la marine, qui en est un acteur majeur, et ce pas seulement à proximité de nos côtes. Le modèle interministériel de cette action est souvent cité en exemple et je n'en ai d'ailleurs pas trouvé de meilleur au cours de mes visites à l'étranger, ce dont il faut se féliciter. Mais si en termes d'organisation, il me semble inégalé, il reste perfectible en termes d'acquisition de moyens.
Aujourd'hui, cette coordination interministérielle sous l'égide du secrétariat général de la mer (SGMer) et des préfets maritimes donne toute satisfaction. Mais il faut que nous nous adaptions aux situations que nous rencontrons en mer. Avec l'essor des flux maritimes, ou maritimisation – nous sommes passés de 4,5 milliards de tonnes de trafic mondial en 2000 à 9 milliards aujourd'hui et probablement 14 milliards selon les prévisions à l'horizon 2020 –, le nombre des bâtiments, comme leur tonnage, augmente. Les porte-conteneurs sont d'ailleurs passés de 4 500 à 18 000 ou 19 000 boîtes et la taille des pétroliers s'est également accrue, ce qui a un impact direct sur les moyens que nous développons en termes d'évacuation ou d'assistance.
Je voudrais au préalable dresser un état des lieux des actions conduites dans ce domaine par la marine.
Les trois acteurs essentiels de la fonction garde-côtes – la marine, les affaires maritimes et la douane – font en mer avec un faible nombre de moyens ce que les pompiers, les douaniers, les gendarmes, les policiers nationaux, les policiers municipaux, les gardes-chasses, les gardes-pêche, les services de déminage et aujourd'hui, malheureusement, les armées font sur le territoire. Mais comme les incidents qui se passent en mer sont plus loin des yeux et des intérêts immédiats de nos concitoyens, ils ne suscitent pas toujours la même attention.
Et pourtant, en mars 1978, un super-pétrolier s'échouait sur les côtes de Portsall, suivi de l'Erika en 1999 et du Prestige en 2002, malgré les progrès énormes faits dans le domaine de la lutte antipollution.
Et pourtant, en termes de sauvetage, ce sont plus de 4 000 vies humaines qui sont sauvées tous les ans, toutes administrations et Société nationale de sauvetage en mer (SNSM) comprises. C'est plus que le nombre de morts sur les routes, ce dont on n'a pas toujours conscience.
Et pourtant, les incidents en mer se succèdent et s'amplifient : Costa Concordia, ferry grec Norman Atlantic en feu avec plus de 400 passagers à bord, porte-conteneurs Flaminia en feu au large de nos côtes, développement de l'immigration illégale, notamment à Mayotte, explosion des trafics, dont le trafic de drogue, prises d'otages comme sur l'Achille Lauro en 1985, mais aussi, plus récemment, sur le Tanit, le Carré d'as, le Ponant, ou bien pêche illégale intensive, singulièrement outre-mer, qui met en péril la ressource halieutique.
Et pourtant, l'arrivée massive des industries en mer – plateformes de forage, éolien, hydrolien – pose des problèmes de surveillance de l'environnement, de sécurité et de sauvetage. Je pourrais citer bien d'autres exemples.
J'ajoute que les Français ont une vision très réductrice de l'action de l'État en mer. Pour eux, il s'agit surtout du sauvetage. En réalité, l'impact de l'action de l'État en mer sur le territoire national est direct, ne serait-ce que parce que savoir ce qui se passe en mer fait partie de la protection de celui-ci. Les moyens qui sont employés dans le cadre de cette fonction concourent à la surveillance et à la protection du territoire national. C'est le cas, par exemple, des bâtiments et des avions qui assurent la surveillance en mer et la détection des comportements suspects. Il n'y a pas de rupture entre défense et sécurité.
Cette vision réductrice tient également au nom même qui a été donné à cette fonction garde-côtes. Pour beaucoup, elle se passe à proximité immédiate de nos côtes. Or, si certaines missions ont lieu dans les douze milles nautiques, d'autres se déroulent très loin en mer, sachant que plus on traite les problèmes au large, moins on a de risques de les voir arriver devant nos côtes, comme l'a montré par exemple l'affaire de l'Amoco Cadiz. Il s'agit de ce qu'on appelle en stratégie la défense dans la profondeur.
Je voudrais également rappeler en préambule que la gendarmerie maritime est une composante de la marine, qui la paye et qui l'équipe. Elle réalise un excellent travail dans les eaux territoriales et assure l'interface entre la mer et la terre. En effet, il ne doit pas non plus y avoir de rupture entre ces deux espaces.
Je concentrerai mon propos sur trois principaux points.
D'abord, la marine est un acteur majeur de l'action de l'État en mer et de la protection des approches. Elle est en effet la première contributrice de la fonction garde-côtes. Cette contribution s'exerce 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 pour assurer la protection à la fois de nos approches, de nos territoires, de nos ressources et de l'environnement. Et, aux côtés des autres administrations, la marine concourt à la préservation de notre souveraineté partout dans le monde.
En métropole, plus de 3 000 marins sont directement engagés dans les missions de surveillance et de protection immédiate des approches maritimes et portuaires. Ils sont 500 outre-mer. Cela représente 10 % des effectifs de la marine, qui connaissent parfois des rythmes de service éprouvants – avec une cadence d'un jour sur deux dans les centres régionaux opérationnels de surveillance et de sauvetage (CROSS) et d'un jour sur trois dans les centres opérationnels de la marine (COM). Ces marins sont intégrés à un dispositif permanent de renseignement, de surveillance et d'action, en mer et depuis la terre. Ce dispositif s'étend sur l'ensemble de notre littoral, soit 5 800 kilomètres de côtes en métropole.
Ces effectifs sont composés des marins armant les sémaphores, les CROSS, les COM, les brigades de surveillance de la gendarmerie maritime et les moyens aéronavals dédiés à la mission de l'État en mer. La marine met par ailleurs en oeuvre un dispositif d'alerte, composé d'hélicoptères et de bâtiments, qui nous permet d'intervenir dans des délais extrêmement brefs, comme lorsqu'on envoie des équipes sur des bâtiments en difficulté afin de les empêcher de s'échouer – ce qui nous est arrivé plusieurs fois l'an dernier. À cet égard, nous maintenons en alerte un dispositif de contre-terrorisme maritime, appartenant à la marine et mis en oeuvre par elle avec le soutien du Groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN).
Au-delà de ces moyens spécialisés, l'ensemble des moyens de la marine concourt à cette mission. C'est le travail quotidien des 4 500 marins qui se trouvent en mer, en plus des effectifs que je viens de citer. On estime que la contribution de la marine aux missions de sauvegarde maritime représente 25 % de son activité, toutes unités confondues.
En termes de bilan, la marine a, cette année encore, secouru en mer plus d'une personne par jour. Elle a porté assistance à six navires de charge en difficulté – il y en avait eu 15 en 2013 – et a assuré l'interception de 2 800 immigrés clandestins, dont la grande majorité à Mayotte. 115 passeurs ont ainsi pu être livrés à la justice. À Mayotte, quatre administrations se répartissent à parts égales la tâche de conduire ces interceptions : la marine, la douane, la gendarmerie, ainsi que la police de l'air et des frontières. Au total, environ 13 000 migrants sont interceptés chaque année.
Dans le domaine de la police des pêches, la marine a dressé près de 2 000 procès-verbaux ou avertissements et dérouté une quarantaine de navires en infraction vis-à-vis de la réglementation – sachant que près de 90 navires ont été déroutés l'an dernier, toutes administrations confondues. De plus, à 17 reprises en 2014, elle a donné l'alerte sur une pollution marine donnant lieu à des poursuites. Elle a saisi 1,5 tonne de produits stupéfiants, réalisant ainsi 60 % du total des saisies faites en mer. Dans le domaine de la lutte contre le narcotrafic, les années se suivent et ne se ressemblent pas, mais, au cours des trois dernières, ce sont plus de 32 tonnes de drogue qui ont été interceptées.
Elle a en outre assuré la protection par équipes de protection embarquées de 35 navires battant pavillon national en zone de piraterie. Enfin, elle a neutralisé 2 800 engins explosifs en mer et sur le littoral. Ce chiffre est supérieur de 25 % à celui de l'année précédente en raison notamment de l'arrivée de nouvelles hydroliennes et éoliennes.
En trois ans, chaque jour, la marine a en moyenne sauvé une personne, dressé cinq procès-verbaux pour pêche illégale, déminé sept engins explosifs et saisi 82 kg de drogue.
Plusieurs facteurs contribuent à l'efficacité de cette action.
D'abord, la polyvalence de nos moyens, qui permettent, notamment pour les plus importants, de passer rapidement de missions de défense vers des missions de l'action de l'État en mer. Nous avons en outre des petits moyens dédiés à cet effet. Nous appliquons à cet égard le principe de différenciation pour éviter d'employer des moyens coûteux dans des missions de contrôle. Ce principe est bon en soi, mais aujourd'hui nous avons diminué le nombre des grands bâtiments sans augmenter à ce stade celui des petits. Et les plans d'action pour y remédier ne sont pas à mon sens assez rapides.
Autre facteur d'efficacité : l'organisation du commandement, avec une chaîne très directe entre le Premier ministre, le SGMer et les préfets maritimes, qui sont aussi commandants en chef des moyens maritimes à la mer, ce qui leur permet d'utiliser la polyvalence de façon très rapide et facile. De même, outre-mer, le délégué du Gouvernement pour l'action de l'État en mer est le représentant de l'État en mer. Il est assisté d'un conseiller marine.
L'efficacité de l'action de la marine se fonde également sur les pouvoirs de police en mer conférés aux commandants de bâtiments et aux commandants de bord des aéronefs de l'État. Ces pouvoirs accordent à ces officiers une parfaite autonomie dans l'accomplissement de leurs missions.
Deuxième point principal : le modèle français est le meilleur. Mais s'il est pertinent, il reste perfectible et la marine s'attache à le dynamiser.
L'action de l'État en mer recouvre une très grande variété de missions – 45 selon le décret de 2007 –, conduites sur des espaces maritimes immenses – 11 millions de kilomètres carrés de zone économique exclusive (ZEE), sachant que nous agissons aussi en Méditerranée, dans l'océan Indien ou le golfe de Guinée – dans un environnement d'une complexité croissante et un cadre juridique s'étoffant constamment, avec des moyens qui sont ceux dont disposent les administrations. Face à ces contraintes, l'approche interministérielle est la seule qui tienne.
Une seule administration ou un seul ministère ne saurait en effet concentrer l'ensemble des compétences, des moyens et des cadres d'action requis pour conduire l'ensemble de ces missions.
Ce modèle de la fonction garde-côtes nous est reconnu et envié : d'autres pays sont en train de l'adopter ou l'ont déjà fait. C'est le cas des pays du golfe de Guinée, du Portugal ou de l'Argentine.
S'agissant des axes d'effort, votre rapport a identifié plusieurs pistes d'amélioration. Il proposait notamment de conforter l'autorité du secrétaire général de la mer en renforçant sa capacité d'expertise et d'analyse et en lui donnant une capacité d'arbitrage budgétaire. Je reste convaincu à cet égard qu'il faut conserver un SGMer sous l'autorité directe du Premier ministre pour conforter son positionnement interministériel : c'est le meilleur système. Mais si celui-ci est bon pour répondre aux crises et avoir une vision commune des problèmes de l'État en mer, il faut lui donner davantage de moyens pour qu'il ait une réelle capacité d'influence auprès des ministères concernés. En outre, il n'a pas encore un rôle d'arbitrage.
Afin de mieux prendre en compte les enjeux de sécurité maritime dans le débat public, il était question d'élaborer un document de politique transversale sur l'action de l'État en mer et d'organiser au Parlement chaque année un débat sur la politique maritime de la France. Ce débat vient d'avoir lieu : je vous laisse juges de l'intérêt qu'il a suscité. En tout cas, il est important d'avoir cette discussion.
S'agissant de la future stratégie nationale mer et littoral, nous apportons notre concours et des travaux sont en cours.
Quant à la proposition de prendre en compte les enjeux de sûreté et de sécurité maritime par le Livre blanc, elle concernait davantage la marine et nous avons oeuvré – avec le soutien précieux des élus – pour que l'action de l'État en mer soit intégrée dans ce document. C'était d'ailleurs la première fois qu'on parlait de tous les enjeux maritimes dans le Livre blanc. Mais si l'objectif de celui-ci a été atteint, il n'en a pas été tout à fait ainsi dans la loi de programmation militaire (LPM) pour le renouvellement des moyens en raison des contraintes budgétaires.
Le rapport appelait également à l'émergence d'une fonction de coordination de la politique maritime européenne. Or il nous reste du chemin à faire dans ce domaine, même si a été définie une stratégie maritime de sécurité européenne. Se pose là encore la question des moyens, sachant que la marine française se distingue par ses efforts en la matière par rapport à celle des autres pays.
Il convient de rattacher à cette stratégie ce que nous sommes en train de mettre en place dans les pays européens : l'établissement d'un environnement commun de partage de l'information – CISE ou Common Information Sharing Environment –, qui est fondamental. Pour l'anecdote, quand j'ai rendu visite à mon collègue belge au début de mes fonctions, il y a près de quatre ans, j'ai été étonné de constater que son centre d'action maritime n'avait aucun échange avec les centres équivalents en France ou en Grande-Bretagne. Si nous avons corrigé cet aspect côté français, il n'est pas admissible que l'Europe n'ait pas une vision claire de la surveillance maritime sur ses côtes. Un travail est en cours sur ce sujet, les Italiens ayant gagné l'appel d'offres de la Commission européenne. Il faut soutenir ce projet en veillant qu'il soit cohérent avec les besoins de chacun.
Troisième point principal : il convient de mettre les moyens en face de ces missions.
Je vous ai cité le bilan des actions réalisées par la marine : il est remarquable, mais les moyens mis en oeuvre commencent à vieillir très sérieusement. Ainsi, l'âge moyen des patrouilleurs P400 est de 27 ans et celui des patrouilleurs de haute mer, de 32 ans. L'âge de certains bâtiments de soutien est en outre particulièrement vénérable : 42 ans pour le remorqueur de haute mer Tenace, 38 ans pour le Malabar, 36 ans pour l'Élan et la Gazelle – alors que la durée de vie d'un bateau est d'à peu près 25 ans. Enfin, l'âge moyen de nos Alouette III est de 41 ans.
De plus, outre-mer, les conditions climatiques mettent ces équipements à rude épreuve, ce qui demande des exploits des services de soutien pour les entretenir.
La marine a commencé à retirer du service actif ses bâtiments les plus anciens : la limite d'utilisation, pour moi, est atteinte lorsque la sécurité du personnel est en jeu. Chaque fois que cela était possible, nous avons recouru à des prolongations de durée de vie, ce qui n'est pas toujours facile et présente un risque de rupture de capacité du fait de l'augmentation du risque d'avarie que cela entraîne.
Nous avons déjà aujourd'hui des réductions temporaires de capacité outre-mer. Il nous manque ainsi trois patrouilleurs.
Le Livre blanc prévoit qu'à l'horizon 2025, la marine disposera d'une quinzaine de patrouilleurs – dans le cadre du programme BATSIMAR – sachant que la première date de livraison envisagée était 2010. Le programme BSAH – bâtiments de soutien et d'assistance hauturiers –, chargé entre autres de la lutte antipollution et de l'assistance en complément des remorqueurs d'intervention pour l'assistance et le sauvetage (RIAS) affrétés, viendra pour sa part assurer, avec huit bâtiments, le remplacement de 11 navires spécialisés. Deux ou trois unités devraient être commandées en 2015 pour une livraison en 2017 et l'acquisition d'une ou deux autres unités est encore en option, le reste étant complété par des affrétés. Mais ce programme progresse trop lentement : la date de livraison initialement envisagée était en effet 2006.
Reste que l'on prend conscience qu'on ne peut pas désarmer complètement nos moyens, outre-mer notamment. Deux patrouilleurs légers guyanais seront livrés en 2016 et 2017 pour assurer la relève des P400 et trois bâtiments multimissions (B2M) prendront la relève des bâtiments de transport légers (BATRAL) qui assuraient des missions de soutien, de surveillance et d'intervention en Polynésie, à la Réunion et aux Antilles. Mais on est plus aujourd'hui dans la mise en place de rustines que dans le changement de roue ! On ne peut écarter le risque d'une rupture de capacité définitive.
Nous avons essayé d'avoir une approche interministérielle pour les B2M, mais cela a échoué, compte tenu des contraintes budgétaires de chacun, et ces bâtiments seront finalement payés par la Défense.
Cependant, j'ai une lueur d'espoir dans le Sud de l'océan Indien, où en même temps vont désarmer le patrouilleur Osiris des affaires maritimes, le patrouilleur Astrolabe des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) et le patrouilleur Albatros de la marine. Nous sommes en train de conduire un partenariat entre les TAAF et la marine pour que cette administration finance un bateau et que la marine l'arme et l'entretienne, moyennant un partage de l'activité. Mais cela ne comblera pas les trous capacitaires que nous avons.
Nous risquons d'avoir le même problème en métropole avec les patrouilleurs de haute mer, qui sont très vieux et que nous essaierons de faire tenir jusqu'à la mise en oeuvre du programme BATSIMAR, même si cela risque d'être difficile. Il faudra donc, au cours de l'élaboration de la prochaine LPM, se poser la question de la date d'arrivée des premiers bâtiments, 2024 me paraissant une échéance très lointaine.
Pour l'outre-mer, le principe est d'avoir pour chaque zone un pôle de l'action de l'État en mer, composé d'une ou deux frégates de surveillance, un ou deux patrouilleurs et un bâtiment de soutien, sachant qu'à l'horizon 2020, il nous manquera six patrouilleurs.
Même si nous faisons au mieux pour maintenir les bâtiments, nous aurons donc des trous capacitaires à l'horizon 2020. Il faut donc continuer le combat pour le remplacement des moyens. L'action de l'État en mer est souvent une petite partie des problèmes des ministères concernés et il faut de l'énergie pour les convaincre que c'est important. Il convient d'être d'autant plus vigilant compte tenu de l'augmentation des risques en mer et des missions.
En avril 2013, la Cour des comptes a publié les résultats de son enquête sur l'organisation et le fonctionnement du SGMer, soulignant sa place incertaine et son rôle délicat. Puis, les Assises de la mer de décembre 2013 ont décidé la création d'une délégation à la mer et au littoral et, en octobre 2014, la ministre Ségolène Royal a publié un décret créant cette délégation, qui va devoir collaborer avec le SGMer. La mise en place de cette nouvelle structure va-t-elle avoir un impact sur votre coopération avec le SGMer et votre fonctionnement dans l'action de l'État en mer ?
Philippe Vitel se joint à moi pour vous interroger sur la cybersécurité maritime. Où en sont les travaux dans ce domaine, sachant qu'on assiste à une informatisation croissante des bâtiments et des ports et qu'une attaque en la matière pourrait paralyser le trafic maritime ?
On m'a dit que l'état-major de la marine n'était pas favorable à la construction du porte-avions Charles-de-Gaulle et aurait à l'époque préféré davantage de frégates multimissions. Or chacun sait qu'il faudrait deux porte-avions, compte tenu de l'immobilisation nécessitée par la révision. Qui a planifié le départ récent de ce porte-avions ? Est-ce le Président de la République, de sa propre initiative ou à la demande de l'OTAN ou des États-Unis ?
Quelles seront par ailleurs les répercussions de la révision de la baisse des effectifs sur la marine ?
Pour boucler le budget, le ministre a proposé un dispositif de leasing, consistant pour l'État à acheter des équipements, à les vendre à une société publique de projet, qui les lui relouerait. Il est ainsi prévu une société louant trois frégates multimissions. Qu'en pensez-vous ?
Enfin, la marine a-t-elle encore les moyens de faire face à la piraterie ?
Le dispositif Atalante a l'air d'avoir porté ses fruits puisqu'il n'y a quasiment plus d'actes de piraterie. Quelles suites va-t-on lui donner, alors qu'il est impérieux de rester présent et attentif à ce qui se passe dans l'océan Indien, qui est aussi une zone de conflits ? Allons-nous nous en retirer et, si oui, comment ?
La coopération avec le SGMer s'exerce aujourd'hui non seulement à travers le comité directeur de la fonction garde-côtes, mais aussi à travers le centre opérationnel de cette fonction, qui est établi pour des raisons pratiques à l'état-major de la marine tout en appartenant au SGMer. J'attends d'ailleurs beaucoup du projet Balard, où le centre et l'état-major seront côte à côte et bénéficieront des mêmes moyens modernes.
Cette fonction de SGMer est primordiale, tout comme le fait que cette instance reste sous l'autorité directe du Premier ministre. Si le ministère de l'Équipement, qui est un ministère complexe, avait sans doute besoin de cette délégation à la mer pour des raisons de coordination, cela ne changera pas grand-chose pour nous. En l'état actuel, cette mesure constitue donc une amélioration.
D'ailleurs, pour la construction européenne de la stratégie maritime de sécurité, le problème est que nous n'avons pas dans tous les États un point de contact unique, même si la fusion de plusieurs services de la Commission devrait nous permettre d'en avoir un à Bruxelles.
S'agissant de la cybersécurité maritime, qui relève pour partie des autorités portuaires et des armateurs, nous la prenons très au sérieux – j'en veux pour preuve la création d'une nouvelle fonction à cet effet à l'état-major de la marine, sous l'autorité de la contre-amirale Anne Cullerre – et travaillons avec l'ensemble des opérateurs. Désormais, tout est en effet informatisé, y compris le fonctionnement des bâtiments de guerre. Nous avons mis en place des procédures pour consolider cette cybersécurité et je suis confiant sur notre capacité à contrer les attaques. On rencontre toutefois quelques soucis – généralement d'ailleurs du fait des industriels venant faire de la maintenance à bord – mais ils se limitent à des virus communs.
Quant au départ du porte-avions, qui répond d'abord à des besoins nationaux, il est toujours ordonné par le chef d'état-major des armées (CEMA) sur décision du Président de la République.
Pour ce qui concerne la moindre réduction annoncée de 7 500 personnes dans le processus de baisse des effectifs, elle prend en compte nos besoins : elle est donc positive et va nous permettre de revenir sur le plan de diminution prévu. Le plus important pour moi est l'étalement de ces réductions d'effectifs, qui sera davantage cohérent avec l'échéancier de livraison des frégates multimissions. Reste que la baisse globale des effectifs est importante, même si on sait la gérer et si elle avait été calculée dans le cadre des travaux du Livre blanc.
S'agissant des Special Purpose Vehicles (SPV) que vous évoquez, Monsieur Candelier, je n'ai pas encore de vision claire. Si ce dispositif est intéressant, nous n'en sommes pas encore au stade de la mise en oeuvre.
Un amendement sur le principe des SPV a été déposé par le Gouvernement dans le cadre du projet de loi Macron…
Nous allons y réfléchir, car tout ce qui peut être fait pour passer le cap des difficultés budgétaires est bon.
Si la marine s'emploie à lutter contre la piraterie, il nous est difficile d'être présents sur toute la planète, sachant que nous avons des intérêts partout, à la fois pour des raisons historiques et compte tenu de la taille de notre ZEE. Le golfe de Guinée, qui intéresse les Néerlandais, les Français, les Anglais, les Portugais et les Espagnols pour des raisons historiques, attire cependant moins les Européens que l'océan Indien, qui concentre les flux maritimes mondiaux. Or si le nombre d'incidents de piraterie a beaucoup diminué dans cet océan, notamment grâce à l'action de l'Union européenne, il augmente dans le golfe de Guinée et recommence à exploser dans l'Asie du Sud-Est, avec le phénomène de « soutage illégal », c'est-à-dire le détournement de pétroliers ou le pompage de cargaisons de pétroliers dans des pétroliers pirates.
Le Livre blanc avait défini, outre le principe de différenciation, celui de la mutualisation, qui soulève une difficulté aujourd'hui. Alors que pour la marine, le contrat consistait en un déploiement dans deux zones, nous en sommes à quatre ou cinq. Si la situation devait perdurer, nous serions peut-être amenés un jour à faire des choix entre celles-ci, ce qui ne serait pas très simple.
L'opération Atalanta a certes permis de réduire le nombre d'attaques, mais les causes de la piraterie à terre n'ont pas disparu. On applique en l'occurrence le principe de mutualisation en essayant de maintenir une présence et en adaptant notre dispositif Atalanta en fonction de la menace estimée et du nombre de bâtiments agissant en coopération. Aujourd'hui, l'effort est plutôt porté sur le golfe Arabo-Persique – je rappelle qu'au moment de l'intervention en Libye, nous avions déjà dû abandonner temporairement certaines missions au profit de l'opération Harmattan.
Même si dans le cadre des longues discussions du Livre blanc sur l'océan Indien, certains prétendaient qu'il n'était plus nécessaire d'y être présents, je crois qu'on ne peut se détourner de cette zone centrale, sous peine de se réduire au rôle de puissance régionale. L'intérêt croissant de la Chine pour cette région est d'ailleurs révélateur.
L'enveloppe est maintenue dans ce domaine, ce qui est une bonne chose. Mais je suis inquiet de voir que les autres pays européens ont du mal à remplir les missions et que nous nous retrouvons parfois très seuls. C'est le cas aujourd'hui dans le golfe de Guinée et il pourrait en être ainsi demain dans l'océan Indien.
Vous avez parlé de l'âge des bâtiments de notre marine. Où en est-on des deux bâtiments de projection et de commandement (BPC), plus modernes, que nous avons vendus à une puissance étrangère ? J'imagine que vous gardez un oeil sur ces deux bâtiments.
Si l'opération Sentinelle devait durer, la marine y contribuerait-elle et à quelle hauteur ?
Votre exposé a été très complet sur le manque de moyens, notre relatif isolement sur les théâtres et la multiplication des missions. Parmi celles-ci, on sent bien poindre l'urgence de celle de lutte contre l'immigration illégale.
Par anticipation, est-il nécessaire de redéployer un certain nombre de bâtiments dans le cadre de la lutte contre cette immigration illégale ? Y a-t-il une approche européenne possible, même si on ne se situe pas dans le cadre du dispositif FRONTEX ?
Pour justifier la signature d'un traité d'amitié et de coopération avec l'île Maurice concernant l'île Tromelin, le seul argument avancé par le ministère des Affaires étrangères, dans ce secteur qui représente 260 000 kilomètres carrés de ZEE, est de légaliser une situation de fait permettant à un État tiers d'accorder des droits de pêche sur cette zone française sans que nos autorités nationales ne réagissent.
Recevez-vous des injonctions précises pour ne pas faire de contrôles sur cette partie de notre domaine maritime ? Ou s'agit-il seulement d'un manque de moyens, sachant que nous sommes là très près de la Réunion ?
Si nous ratifiions ce traité, qui est léonin, le risque serait grand d'avoir un effet domino sur l'ensemble des îles éparses. Qu'on accuse la marine à ce sujet me heurte profondément. Or on observe une certaine inconstance en la matière, au gré des alternances : une mécanique est en route, qui continue à avancer. Je lance donc un cri de colère !
Je tiens à féliciter l'action de vos hommes, qui interviennent avec des moyens limités et dans des conditions difficiles.
Avez-vous noué des collaborations avec d'autres grandes puissances étrangères telles que les États-Unis, la Russie ou la Chine pour des actions contre la drogue, le terrorisme ou d'autres fléaux ?
Enfin, lorsque le Charles-de-Gaulle va se rendre en Inde, fera-t-il la promotion des matériels français ? Votre action en matière commerciale est-elle importante ?
Concernant le développement de l'action de l'État en mer en Afrique – pour lequel je salue votre engagement –, quelles sont les clés permettant que 2015 soit une année véritablement utile, afin que le sommet de Yaoundé soit traduit dans les faits et qu'on obtienne rapidement des résultats du point de vue des marines africaines ?
Par ailleurs, quel est l'état des flottilles de Falcon 50 ? Comment voyez-vous leur positionnement dans les années qui viennent en termes d'action de l'État en mer ?
L'affaire des BPC n'est pas un problème de la marine nationale, mais un problème industriel et politique. Nous avons défini, dans le cadre du Livre blanc, un format constitué de trois bâtiments de projection et de commandement avec un porte-avions et quinze frégates de premier rang.
À cet égard, les BPC russes et les BPC français n'ont de commun que le nom, les premiers étant alimentés électriquement à 50 hertz au lieu de 60, ce qui impliquerait d'installer des convertisseurs pour les adapter, sans compter qu'ils disposent d'une huile spéciale pour naviguer par grand froid. En tout état de cause, une telle adaptation ne pourrait donc se faire du jour au lendemain car elle exigerait des financements et des infrastructures d'accueil supplémentaires dans nos ports militaires.
Quant à l'opération Sentinelle, elle correspond au contrat de 10 000 hommes de l'armée de terre projetés sur le territoire national, prévu par le Livre blanc. Environ 10 % du personnel de la marine remplit déjà des tâches de protection et de défense des emprises. Alors que Sentinelle prévoit un plan de renforcement de la sécurité dans les rues, nous avons en même temps accru la protection des installations sensibles, qui sont nombreuses dans la marine, en particulier celles liées à la dissuasion nucléaire. L'ensemble de la force des fusiliers marins est d'ailleurs actuellement concentrée sur cette mission. Nous avons aussi indiqué à l'armée de terre que nous assurerons la sécurité des villes de Brest et Toulon, en raison de leur lien étroit avec la marine. J'utilise à cet effet les équipes de protection embarquées non employées pour les bâtiments à protéger. Cela dit, faire la police dans la rue n'est pas le métier de base des marins, même si nous nous adapterons si cela nous est demandé, comme toujours dans pareil cas. J'ai d'ailleurs passé une partie de la nuit du 31 décembre avec les personnels chargés de la protection et de la sécurité de nos approches maritimes et fait à cette occasion le tour des centres opérationnels de la marine à Brest et du CROSS Corsen, qui sont soumis à des astreintes très lourdes : je ne peux que vous encourager à leur rendre visite. Il faut rendre hommage à leur travail permanent.
Monsieur Folliot, nous sommes confrontés à la fois à l'extension des flux maritimes, ou maritimisation, et à la territorialisation, beaucoup de pays plaçant des drapeaux autour de leurs frontières maritimes pour marquer leur territoire. Je ne suis pas chargé de la politique étrangère de notre pays, mais il est certain que nous avons toujours des contentieux territoriaux, comme à Tromelin, Clipperton ou dans le canal du Mozambique. Si nous faisons tout ce que nous pouvons, il nous est impossible d'être partout. Nous appliquons à cet égard, en quelque sorte, les mêmes procédés que la gendarmerie nationale vis-à-vis de la sécurité routière, qui travaille à la fois avec des radars fixes et des radars mobiles. Nous devons être très vigilants concernant ces phénomènes de territorialisation, qui ne sont pas faciles à contrecarrer et vont à n'en pas douter s'amplifier. Pour le reste, la négociation des traités internationaux dépend du Quai d'Orsay et ils doivent être ratifiés par le Parlement.
Monsieur Moyne-Bressand, nous avons de nombreuses collaborations internationales, que nous essayons de développer, car nous n'avons pas les moyens de faire tout tout seuls. Le cas le plus significatif est Atalanta, qui a mobilisé de nombreux États au travers de l'OTAN et de l'Union européenne notamment. S'agissant de la drogue, nous avons par exemple un partenariat important avec la Colombie, ce qui nous permet d'effectuer des saisies grâce à l'action des marines et des États. Nous avons aussi une étroite collaboration avec le service de lutte contre la drogue des garde-côtes des États-Unis, à Miami, de même que nous menons avec le Brésil une forte action contre la pêche illégale en Guyane. Nous avons également depuis longtemps une coopération avec l'Australie.
Quant au porte-avions Charles-de-Gaulle, dès qu'il apparaît quelque part, il est démonstrateur de l'excellence des matériels français. Les Rafale qui sont à bord iront donc faire des démonstrations là où cela est nécessaire. D'une manière plus générale, nous sommes très présents dans le soutien à l'exportation. Nous entretenons notamment beaucoup de relations avec le Brésil, la Malaisie, l'Inde ou le Chili s'agissant des sous-marins. En ce qui concerne les frégates multimissions (FREMM), il en a déjà été ainsi avec le Maroc, comme peut-être demain avec l'Égypte. Reste que ce n'est pas toujours facile de répondre à toutes les demandes dans une période de réduction d'effectifs.
Monsieur Rouillard, la marine a développé depuis assez longtemps l'action de l'État en mer en Afrique, bien avant la stratégie de Yaoundé. Nous croyons beaucoup à la coopération pour régler les difficultés.
Si le golfe de Guinée est avant tout le problème des pays africains, il correspond pour nous à une zone d'intérêt justifiant une mission de protection et de prévention importante. Je rappelle que la mission Corymbe, au début, servait prioritairement à pouvoir évacuer le cas échéant les 75 000 ressortissants français répartis dans la région.
Nous avons mis en place depuis trois ans l'opération NEMO, qui est complémentaire de Corymbe et nous permet d'appuyer le développement des marines africaines. C'était plus compliqué avant le sommet de Yaoundé, car il n'y avait pas de véritable volonté politique de s'occuper de ce qui se déroulait dans cette zone. Ce sommet a été un tournant dans la mesure où il a permis aux autorités politiques africaines de prendre conscience de l'importance de ce qui se passait en mer et des impacts que cela pouvait avoir sur leurs côtes, qu'il s'agisse des problèmes de pollution, de pêche illégale, de piraterie ou de trafics en tous genres. L'opération NEMO a pour but de demander à chaque marine ce dont elle a besoin en termes de coopération et de profiter du bâtiment de la mission Corymbe pour travailler avec les pays riverains et mettre en place des formations ou des soutiens adaptés à chaque demande.
Aujourd'hui, le commandant en chef pour l'Atlantique a pour mission de coordonner cette action. Avant chaque départ d'un bâtiment dans le cadre de la mission Corymbe, il prend contact avec l'ensemble des chefs d'état-major des marines africaines, qui lui indiquent leurs besoins. Nous essayons aussi de faciliter leurs échanges entre eux.
La semaine dernière, nous avons ainsi conduit un exercice mettant en oeuvre tous les moyens africains présents sur zone de tous les pays – soit sept en plus de la France –, ainsi que les centres de coordination maritime qui viennent d'être créés – celui de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), le CRESMAO, et celui de la Communauté économique des États de l'Afrique centrale (CEEAC), le CRESMAC.
Nous sommes les seuls à être présents en permanence dans la région : mon but est de ne pas perdre notre capacité d'influence et surtout d'aider les pays africains à faire régner l'ordre dans leur zone – ce qui est dans notre propre intérêt.
Les clés sont de deux ordres : que ces pays poursuivent cette prise de conscience et qu'ils échangent entre eux. Nous devons continuer à les aider et à faire en sorte que l'Afrique centrale et l'Afrique de l'Ouest se parlent, le golfe de Guinée étant situé entre les deux. Je suis optimiste et nous avons d'ailleurs l'intention d'organiser le premier colloque prévu par les accords de Yaoundé à Brest.
Deuxième clé : il faudra aider ces pays à établir leur situation de sécurité maritime, car ils manquent de moyens.
S'agissant des Falcon 50, il s'agit d'excellents avions de surveillance maritime – et non de patrouille maritime. Nous appliquons là aussi strictement le principe de différenciation prévu par le Livre blanc, ce qui nous aide bien car l'aviation de patrouille maritime est très sollicitée et plus souvent au-dessus des terres que de la mer. L'arrivée des trois Falcon 50 gouvernementaux nous a été très utile. Nous avons à cet égard un accord de recherche et de sauvetage avec le Sénégal, qui nous conduit à positionner un Falcon 50 à Dakar pour libérer du potentiel d'Atlantique 2, très sollicité par les opérations.
Il nous reste encore à équiper de soutes de largage de canots de survie certains appareils qui viennent d'arriver, mais je suis très optimiste à cet égard. Ce sera en tout cas une bouffée d'oxygène pour l'aviation de surveillance maritime.
La séance est levée à dix-huit heures trente.