Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques
Mardi 16 octobre 2012
Présidence de M. Bruno Sido, Sénateur, Président
La séance est ouverte à 17 heures
– Audition, ouverte à la presse, de M. André-Claude Lacoste, président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) sur le rapport d'activité de l'autorité
est accompagné de Mme Marie-Pierre Comets, commissaire, M. Jacques Dumont, commissaire, M. Michel Bourguignon, commissaire, M. Jean-Christophe Niel, directeur général, M. Alain Delmestre, directeur général adjoint, Mme Sophie Mourlon, directrice générale adjointe, M. Jean-Luc Lachaume, directeur général adjoint, et Mme Evangelia Petit, chef de bureau.
– Avant de commencer cette audition, vous savez, chers collègues, que la recherche française a été récemment honorée d'un prix Nobel de Physique, décerné à Serge Haroche de l'Ecole Normale supérieure et du Collège de France, pour ses travaux dans le domaine de la physique quantique. Avec Jean-Yves Le Déaut, nous lui adresserons, au nom de l'ensemble des membres de notre Office, un courrier de félicitations.
Venons-en maintenant à ce qui nous réunit aujourd'hui. Nous nous retrouvons, pour la cinquième année consécutive, à l'occasion de la présentation du rapport annuel d'activité de l'Autorité de sûreté nucléaire. La dernière fois, cette audition, prévue par la loi du 13 juin 2006, avait eu lieu dans un contexte très particulier, puisque c'était juste après l'accident de Fukushima, à l'Assemblée nationale, le 30 mars 2011.
Si le contexte est aujourd'hui plus serein qu'alors, il demeure marqué par l'accident japonais : il y a bien un « avant » et un « après » Fukushima s'agissant de la sûreté nucléaire, tant cet événement nous a amenés à reconsidérer nos certitudes. Je rappelle que l'Office a fait part de ses préoccupations dans le cadre des travaux de la mission sur la sécurité nucléaire, la place de la filière et son avenir, dont j'ai été rapporteur avec Christian Bataille, et qui a donné lieu à deux rapports, en juin, puis en décembre 2011. Nous avions alors exprimé nos préoccupations relatives à différents aspects matériels et humains de la sûreté, et demandé, notamment, une gestion plus rigoureuse de la sous-traitance, l'ajout d'une arrière-garde à la défense en profondeur, l'amélioration des dispositifs de gestion de crise et la garantie d'une cohérence des évaluations internationales de sûreté. L'audition d'aujourd'hui sera l'occasion de faire le point sur ces problématiques post-Fukushima, et d'évoquer aussi la situation de la centrale japonaise elle-même, quelque 18 mois après l'accident.
Nous procédons cette année à cette audition avec quelques semaines de retard, en conséquence du calendrier électoral de ces derniers mois, le rapport annuel de l'Autorité de sûreté ayant été publié le 28 juin dernier. Nous profiterons donc aussi de cette audition pour vous interroger sur des sujets d'actualité ; je pense, par exemple, aux conséquences de la décision annoncée par le Président de la République de fermer la centrale nucléaire de Fessenheim d'ici 2016, ou encore au bilan des tests de résistance européens. Cette audition est ouverte aux journalistes, qui pourront poser leurs questions après celles des parlementaires.
Mais avant de vous entendre sur ces sujets, Monsieur le Président, je voudrais saluer le travail remarquable que vous avez effectué depuis 20 ans, au service de la sûreté nucléaire, puisque vous quitterez bientôt vos fonctions, qui, en vertu de la loi, ne sont pas renouvelables. En tant d'abord que Directeur de la sûreté des installations nucléaires, puis Directeur général de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, et enfin, depuis la loi du 13 juin 2006, en tant que président de l'Autorité de sûreté nucléaire, vous avez contribué à renforcer tant l'exigence et l'indépendance, que la transparence et la crédibilité du contrôle de sûreté. Vous avez aussi oeuvré à la collaboration entre les autorités de sûreté à l'échelle européenne et mondiale, et contribué à la reconnaissance internationale des bonnes pratiques françaises. Enfin, vous avez maintenu constant et vivant le lien avec l'Office parlementaire, dans sa fonction d'éclairage scientifique et technologique du Parlement. Nous vous en sommes reconnaissants et vous en remercions très chaleureusement.
– C'est un devoir et un honneur que de travailler avec le Parlement et l'Office parlementaire. Les membres du collège de l'Autorité sont tous présents à mes côtés, à l'exception de M. Philippe Jamet qui est en Finlande, dans le cadre d'un audit de l'autorité de sûreté finlandaise, illustrant le principe d'évaluation réciproque entre pairs. L'ASN sera d'ailleurs elle-même l'objet d'un audit, en 2014.
Ma présentation liminaire évoquera trois aspects de la sûreté nucléaire.
J'aborderai en premier lieu les suites de l'accident de Fukushima. Localement, les installations sont aujourd'hui dans un état considéré comme acceptable par nos collègues japonais. Mais la gestion du post-accidentel prendra des décennies. Cet accident provient d'un cumul d'agressions externes, ayant entrainé la perte des alimentations en électricité et en eau, à l'origine de la crise. Il a suscité la mise en oeuvre dans la plupart des pays nucléaires de stress tests, appelés en France évaluations complémentaires de sûreté, qui ont consisté à examiner la robustesse des dispositifs sous trois angles :
- confrontation des installations à des situations d'agression externe ;
- perte d'alimentation électrique ou en eau ;
- gestion des crises.
En France, les évaluations complémentaires de sûreté ont répondu à des demandes du Premier ministre, d'une part, et du Conseil européen, d'autre part. Après l'élaboration d'un cahier des charges, les rapports des exploitants ont été examinés par des groupes permanents d'experts, avant de faire l'objet d'une prise de position de l'ASN au début de l'année 2012. L'ensemble des étapes de ce processus a été rendu public.
A l'issue des évaluations, l'ASN a conclu que les installations françaises présentaient un degré de sûreté suffisant, mais qu'il y avait néanmoins matière à les renforcer face à des situations extrêmes. Un millier de prescriptions environ ont été formulées, pour l'ensemble des installations examinées. Deux aspects de ces prescriptions sont particulièrement remarquables :
- la nécessité de définir, au sein de chaque installation, un « noyau dur » devant résister à tout type d'agression ;
- l'exigence de création par l'exploitant EDF d'une force de réaction rapide.
Le rapport de l'ASN a fait l'objet d'une revue par les pairs, dans un cadre européen, ce qui a conduit à une prise de position conjointe des autorités de sûreté et de la Commission européenne, témoignant d'un accord entre les parties sur les suites à donner. Des difficultés sont toutefois apparues, puisque la Commission a ensuite demandé à ce que de nouvelles visites soient effectuées, dans les centrales de Cattenom, Fessenheim et Gravelines. Ces visites ont paru se terminer par un satisfecit. C'est pourquoi notre surprise a été grande lors de la publication début octobre d'une position de la Commission européenne, qui n'apporte aucune valeur ajoutée technique par rapport aux travaux précédemment effectués. La Commission a fait part d'une lecture partielle et biaisée des conclusions alors adoptées, sans prendre en compte les préconisations de l'ASN dans le sens d'un « noyau dur » et d'une force de réaction rapide. Ce comportement de la Commission n'est pas propice à l'instauration d'un climat de confiance.
La gestion de crise et le post-accidentel sont aussi des sujets de préoccupation. Si un accident survenait en Europe, il aurait des conséquences dans de nombreux pays. Nous avons engagé une réflexion sur ce point, depuis 2005, dans le cadre de groupe de travail impliquant plus de 300 personnes, mais je dois dire que cette préoccupation est peu partagée par les autres pays.
Le deuxième point que je souhaite aborder dans le cadre de cet exposé liminaire concerne la poursuite d'exploitation des centrales nucléaires. La loi prévoit que les installations peuvent fonctionner tant qu'elles sont sûres, moyennant des contrôles. L'ASN effectue plus de 1 000 inspections par an, examine de nombreux dossiers et procède à intervalle décennal à des réexamens périodiques de sûreté. Dans ce cadre, l'Autorité vérifie que l'installation est conforme à son référentiel de sûreté et réfléchit aussi, par ailleurs, à l'amélioration de cette sûreté, en fonction de l'évolution des exigences. Cette approche prônant un progrès continu de la sûreté est spécifiquement française. C'est à ces conditions que des réacteurs peuvent être prolongés, comme ce fut le cas récemment pour Tricastin 1, Fessenheim 1 et Bugey 2. Dans tous ces exemples, le gouvernement a pris acte des propositions d'amélioration de la sûreté formulées par l'ASN.
Si un réacteur n'est pas prolongé, un démantèlement dit « immédiat » est souhaitable, c'est-à-dire qu'il doit démarrer dès que possible après l'arrêt de l'installation, tant que les compétences et les provisions financières sont encore disponibles pour ce faire.
Enfin, je terminerai en abordant la question de la radioprotection médicale. L'ASN est l'une des rares autorités de sûreté dans le monde à être compétente dans ce domaine. L'accident de radiothérapie d'Epinal, qui a provoqué la mort de 12 personnes et entrainé des souffrances intolérables, a illustré le manque cruel de radiophysiciens dont souffre notre pays. Des progrès ont été effectués depuis lors mais beaucoup reste à faire. Il existe 180 centres de radiothérapie en France, qui sont inspectés chacun une fois par an. Certains ont vu leur fonctionnement suspendu.
Par ailleurs, l'augmentation de l'exposition des patients aux radiations est inquiétante. L'imagerie médicale est en augmentation constante. Un scanner corps entier expose à une dose de 20 millisiverts, soit le seuil maximum admis annuellement pour les travailleurs du nucléaire. L'exposition a augmenté de 50 % en sept ans.
Face à ce risque, l'ASN mène des actions de formation, d'information ; elle a participé à l'élaboration d'un guide des indications d'imagerie et préconise une augmentation du nombre d'IRM, pour tenter de limiter l'apparition d'un potentiel risque de santé publique. Un autre sujet de préoccupation est l'usage de l'imagerie par des praticiens autres que les radiologues, notamment les chirurgiens.
– Je vous remercie. Nous allons maintenant passer aux questions.
- Sur la gestion de la sous-traitance et le contrôle des « cascades de sous-traitance » : où en est-on depuis le rapport de la mission d'information sur la sécurité nucléaire, la place de la filière et son avenir, qui avait mis l'accent sur cet aspect humain de la sûreté ?
- Quelles sont les problématiques de sûreté soulevées par la gestion des déchets radioactifs ?
- Quel est l'impact de la « transition énergétique » (amorcée en France par la décision de fermer Fessenheim) sur la sûreté nucléaire ? Comment l'Allemagne gère-t-elle cette question ? Quelles sont les questions de sûreté soulevées lors de la phase de fermeture puis de démantèlement.
- La loi prévoit qu'une centrale peut être mise à l'arrêt par décret en Conseil d'Etat, après avis de l'ASN, si cette centrale présente des risques graves. Mais dans quelle mesure une mise à l'arrêt est-elle possible, si l'ASN infirme l'existence de tels risques ?
– La question de la sous-traitance est complexe. C'est un phénomène courant dans l'industrie, qui a deux usages : appel à des spécialistes ou, au contraire, recours à des compétences banales. EDF compte 20 000 salariés intervenant dans le secteur nucléaire, et 20 000 sous-traitants, qui peuvent être salariés d'AREVA par exemple, pour des compétences très spécialisées, ou des artisans effectuant des tâches non spécifiques au nucléaire. Des inspections sont menées par l'ASN sur les chantiers et sur les marchés et les procédures d'habilitation par EDF de ses sous-traitants.
Deux actions ont été récemment menées :
- l'arrêté dit INB (installations nucléaires de base) a été modifié afin d'interdire la sous-traitance de travaux importants pour la sûreté ;
- à l'initiative du Haut comité pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire (HCTISN), un groupe de travail sur les facteurs sociaux, organisationnels et humains de la sûreté a été mis en place.
Concernant les déchets nucléaires, le cadre des lois de 1991 puis de 2006 conduit à l'élaboration tous les trois ans d'un plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR), fixant la ligne à suivre dans la perspective de la création d'un stockage souterrain. La question est surtout celle de la gestion des déchets de très haute activité. Un débat public doit être organisé avant dépôt par l'ANDRA d'une demande d'autorisation de construction du site de stockage de Bure. Les questions du délai de réversibilité qui doit être bientôt l'objet d'un projet de loi, et de la fermeture du stockage au-delà de ce délai relèvent du Parlement.
L'ASN ne souhaite pas s'immiscer dans le débat sur la politique énergétique. Il existe plusieurs façons d'arrêter une installation nucléaire :
- d'une part, un exploitant peut à tout moment décider d'arrêter l'une de ses installations ;
- d'autre part, si ce n'est pas le cas, il existe trois modalités d'arrêt : soit pour des motifs de sûreté, après avis de l'ASN, par l'ASN elle-même, par le ministre en charge ou par le Premier ministre ; soit au titre de la politique énergétique, mais cela suppose une loi ; soit par décision contrainte de l'exploitant, imposée par l'Etat en tant qu'actionnaire majoritaire.
Dans le cas de Fessenheim, il faudrait sans doute deux ans à EDF pour constituer le dossier mis à enquête publique sur la fermeture de l'installation. Cette durée ne doit pas étonner. Les dossiers présentés par EDF pour le démantèlement de Brennilis et la création d'un EPR à Penly ont par exemple été jugés inacceptables par l'ASN. Pour aboutir ensuite au décret de mise à l'arrêt définitif et de démantèlement, compte tenu de l'ensemble des procédures à mener, le délai est sans doute de trois ans supplémentaires. Cela n'empêche pas la mise à l'arrêt et le déchargement du coeur du réacteur. Puis un délai de 20 à 25 ans est nécessaire pour procéder au démantèlement proprement dit.
– Tout d'abord, je voudrais m'associer au président Sido afin de vous remercier, ainsi que les commissaires qui sont à vos côtés, du travail accompli par votre autorité, à la création de laquelle le Parlement, notamment par l'intermédiaire de l'Office, a largement contribué, par la loi de 2006 et les rapports qui l'ont précédée.
Je souhaite vous interroger sur quatre points.
- S'agissant de l'accident survenu début septembre à Fessenheim, les deux opérateurs blessés étaient-ils salariés d'EDF ou d'un sous-traitant ? Plus généralement, jugez-vous cet incident révélateur d'un manque de rigueur dans la gestion de cette centrale ?
- L'autorité de sûreté belge a pris la décision d'arrêter deux réacteurs nucléaires, suite à la découverte de fissures dans leur cuve. L'ASN a également signalé l'existence d'une trentaine de défauts sous le revêtement de certaines cuves de réacteurs, dont une vingtaine sur une seule, au Tricastin. Ces défauts sont-ils de même nature que ceux identifiés en Belgique ? Si ce n'est pas le cas, en quoi différent-ils ?
- Début septembre, de nombreux médias ont repris une rumeur sur un risque de survenue d'un nouvel accident majeur à la centrale de Fukushima Daiichi au Japon. Certains ont même évoqué une véritable « bombe nucléaire à retardement » qui risquait d'exploser dans la piscine à combustibles du réacteur numéro quatre. L'ASN avait-elle été contactée avant la publication de ces articles ? Si cela avait été le cas qu'auriez-vous dit ?
- Pouvez-vous expliciter les divergences d'appréciation survenues entre l'ASN et le CEA sur le démantèlement d'un atelier à Cadarache ?
– L'incident de Fessenheim résulte d'une simple erreur de manipulation d'eau oxygénée, hors de proportion avec l'importance qui lui a été donnée. L'ASN a publié un rapport à ce sujet.
A notre connaissance, seuls des agents d'EDF sont concernés par cet incident.
– Vous avez posé le problème des défauts affectant les cuves des réacteurs belges. Ces anomalies résulteraient d'un vice de fabrication lié à l'hydrogène. Des analyses sont en cours par les autorités de sûreté des pays concernés sur les cuves provenant de la même entreprise qui était implantée à Rotterdam. Les défauts constatés au Tricastin sont d'une autre nature.
– Afin de les protéger de l'eau borée du circuit primaire, les cuves de réacteurs, en acier au carbone, sont recouvertes d'une couche d'inox soudé. Suite à l'identification, dans les années quatre-vingt-dix, de défauts sur revêtement résultant de ces soudures, il a été demandé à EDF d'inspecter l'ensemble de ses cuves. Une trentaine de défauts ont été identifiés, dont à peu près la moitié au Tricastin. Ces défauts font l'objet d'un suivi régulier, notamment à l'occasion des visites décennales, pour vérifier l'absence d'évolution. Ce délai est réduit de moitié au Tricastin. Il s'agit donc de défauts de revêtement d'une nature très différente de ceux constatés en Belgique.
– L'autorité de sûreté belge a identifié ces défauts après un premier contrôle du revêtement des cuves, contrôles pratiqués habituellement en France.
Sur le sujet des piscines du quatrième réacteur de Fukushima, nous rencontrons fréquemment, au moins une fois par quinzaine, nos collègues japonais. Les piscines ont été renforcées si bien qu'elles ne présentent pas de difficulté spécifique. Nous n'avons pas été interrogés à ce sujet.
Concernant le démantèlement d'un atelier du CEA à Grenoble, le litige porte sur le degré jusqu'auquel le site doit être nettoyé. L'ASN a pris position à ce sujet. Le CEA a exprimé son insatisfaction.
– Je tiens à joindre ma voix à celle de mes deux collègues pour saluer le travail que vous avez accompli jusqu'à ce jour. Etant sans doute au sein de l'Office celui qui vous a le plus sollicité, je voudrais vous remercier d'avoir toujours répondu avec courtoisie à nos requêtes et d'avoir souvent éclairé les élus politiques que nous sommes.
Je veux aussi saluer votre modestie. Je vivais sur l'idée que, l'ASN détenant le pouvoir technique, il lui revenait de décider de prolonger ou de fermer une centrale, le pouvoir politique définissant et mettant en oeuvre, pour sa part, la politique énergétique au travers de la loi. Je vous remercie d'avoir souligné le rôle du Parlement en ce domaine, l'un de ceux où il s'est acquis un véritable levier depuis une bonne vingtaine d'années, et, au fond, a pris l'avantage sur l'exécutif.
Je souhaite vous demander votre sentiment, maintenant que vous terminez votre carrière active, tout en espérant que vous resterez toujours en éveil pour nous éclairer de vos avis. Vous avez indiqué que l'ASN, ne se mêlant pas de politique, se tient à distance de ce pouvoir. Le pouvoir politique, s'il ne veut pas altérer la crédibilité de l'ASN, doit en faire autant. Au regard des comparaisons internationales, comment concevez-vous la relation entre l'ASN et le pouvoir politique ? Où s'arrête votre autorité et où commence celle de ce dernier ?
– Une autorité de sûreté nucléaire doit exercer pleinement les responsabilités qui sont les siennes, mais les responsabilités qui sont les siennes sont des responsabilités de sûreté. La loi espagnole l'exprime assez clairement. Le Gouvernement ne peut être plus laxiste en matière de sûreté que l'autorité. Si l'autorité refuse, le Gouvernement ne peut accepter, mais si l'autorité accepte, le Gouvernement peut refuser.
Comme je l'indiquais tout à l'heure, notre rôle est de dire non, ou d'être à même de dire non. Jusqu'à présent, nous avons catégoriquement refusé d'entrer dans les débats énergétiques mais nous allons probablement intervenir dans celui sur la transition énergétique. Nous ne pouvons exercer notre contrôle sur la sûreté nucléaire qu'à condition d'être en position de décider de fermer une installation. Or, il n'est possible de prendre une telle décision que si le système de production électrique dispose d'une capacité suffisante. Il faut éviter une situation où la France aurait à choisir entre sûreté nucléaire et fourniture d'électricité.
Aussi, je serai amené à rappeler dans ce débat qu'il importe de garantir par des moyens fiables la fourniture d'électricité pour que nous puissions assurer la sûreté nucléaire. Nous l'avions déjà précisé à la Cour des comptes, dans le cadre de son audit sur les coûts de la filière nucléaire. Nous l'avions exprimé sous une autre forme en soulignant que nous ne souhaitions pas que la sécurité nucléaire soit considérée comme une variable d'ajustement. Il faut que la situation soit claire. Nous ne voulons pas que nos successeurs se retrouvent dans une impasse, en 2025 ou 2040. Cela n'implique pas nécessairement, ni même principalement, une fourniture électronucléaire. Il faut une capacité de fourniture, donc un investissement prévu à l'avance. Nous n'irons pas plus loin dans le débat, pour éviter d'être accusés de parti pris.
– Je voudrais à mon tour vous remercier pour le travail que vous avez réalisé depuis que l'ASN a été portée sur les fonts baptismaux. J'ai deux questions assez complémentaires. La première concerne la manière dont votre collège, c'est-à-dire vous-même et les commissaires, définissez la politique générale de l'ASN en matière de sûreté nucléaire et de radioprotection. En faisant quelques comparaisons internationales, par rapport à d'autres agences en charge de la sûreté nucléaire, comment positionneriez-vous notre autorité ? J'ai vu dans votre rapport que vous étiez extrêmement actifs sur le plan international et européen. Pouvez-vous expliciter la manière dont vous contribuez à la révision des normes de sûreté internationales ?
– Sur la comparaison avec les autres autorités de sûreté, il me semble que nous jouons assez clairement le rôle de deuxième autorité de sûreté dans le monde, après celle des Etats-Unis, la plus importante pour des raisons historiques et aussi pratiques, puisque son effectif s'élève à 4 000 personnes, contre 450 pour l'ASN. Ainsi, en l'absence de nouveau réacteur en construction, nos collègues américains ont-ils créé une direction des nouveaux réacteurs, et d'emblée embauchés 400 personnes, alors qu'après Fukushima nous bataillons pour un renfort de 20 personnes. Souvent, lorsqu'il y a un débat sur un sujet difficile, les Américains prennent position en s'attendant à ce que tous s'inclinent. Ce n'est que lorsque l'autorité française exprime un désaccord qu'elle est rejointe par d'autres. Malgré cela, nous avons d'excellents rapports avec nos collègues américains. La différence majeure entre nous, c'est que nous sommes porteurs, en matière de sûreté, de l'idée du progrès continu, car il y a eu en France des générations successives de réacteurs, avec une progression de la sûreté, alors qu'aux Etats-Unis aucun réacteur n'a été construit depuis les années quatre-vingt.
Sur la radioprotection, il me semble que nous sommes assez bien situés et qu'une des choses qui nous différencie de nos homologues étrangers, c'est notre capacité à poser des questions très difficiles, telles que la croissance globale des doses dans le domaine de l‘imagerie médicale ou le problème de la radio-sensibilité individuelle. Nous ne sommes pas égaux devant les doses de rayonnement. Les conséquences peuvent être immenses, dès lors qu'un traitement comporte des effets collatéraux. Si 5 % à 10 % des patients sont plus sensibles, cela signifie que 5 % à 10 % le sont probablement moins, ce qui mène à l'individualisation des traitements.
Concernant la révision des normes de sûreté après Fukushima, nous sommes persuadés que les évolutions doivent intervenir au niveau international. Nous nous efforçons de travailler au niveau européen. Je crois beaucoup aux travaux qui sont effectués collectivement, de bas en haut, en particulier au club des chefs d'autorités en Europe. Il y a des choses à faire au niveau mondial et nous nous y investissons beaucoup. Notre but serait de pouvoir fixer pour objectif aux nouveaux réacteurs l'absence absolue de contamination à long terme hors site en cas d'accident grave, ce qui revient à tirer les leçons de Fukushima.
Lorsque vous avez été entendu le 5 juillet dernier par la commission des Affaires économiques de l'Assemblée nationale, vous avez indiqué que vous étiez parvenu, lors d'une mission d'audit au Japon, en 2007, à un constat très clair : le modèle japonais de contrôle de la sûreté nucléaire ne fonctionnait pas. Ensuite, vous avez précisé avoir adouci vos propos suite à des discussions compliquées avec les autorités japonaises. Au vu de ce qui s'est passé depuis, regrettez-vous d'avoir agi ainsi ? Que pensez-vous de la crédibilité de la deuxième autorité de sûreté au monde si lors d'un audit croisé elle adoucit ses constats ? Vous nous avez dit, par ailleurs, qu'en novembre de l'année 2011, après l'accident de Fukushima, vous aviez interrogé le secrétaire général du ministère au Japon qui vous a informé qu'après réflexion le Gouvernement avait pris la décision de ne pas mener de réforme du système de contrôle, malgré ce que vous préconisiez. Dès lors, comment pouvez-vous dire aujourd'hui qu'il n'y a pas de problème sur le réacteur numéro quatre de Fukushima ?
En ce qui concerne l'Europe, nous avons tous été informés des échanges entre les autorités de sûreté et la Commission européenne sur les évaluations complémentaires de sûreté, notamment quant à l'absence de prise en compte de certains événements, tels le crash d'un avion, le piratage informatique ou les incursions terroristes. Préconisez-vous de les prendre en compte ? Pouvez-vous, dans ces conditions, considérer que les réacteurs français sont sûrs ? Dans la mesure où vous avez reconnu qu'un accident nucléaire en Europe affecterait plus d'un pays, convenez-vous de la nécessité d'une autorité de sûreté européenne en matière nucléaire ?
Je vous avais aussi interrogé, à l'occasion de la même audition, sur une anomalie générique, datée du 7 février 2011, portant sur 34 réacteurs de 900 MW, consultable sur le site de l'ASN pour laquelle il était précisé qu'EDF envisageait de prendre des mesures. Je suis retourné récemment vérifier la page qui est restée inchangée, ce qui signifie qu'EDF n'a rien modifié. A partir de quand l'ASN compte-t-elle prendre des sanctions ?
En ce qui concerne Fessenheim, vous avez évoqué les modalités juridiques et administratives de fermeture de la centrale, engager les travaux de sûreté programmés sur celle-ci ne constituerait-il pas un gaspillage, alors même que l'entreprise pourrait demander des dédommagements à l'Etat ? Concernant le vieillissement des centrales, partagez-vous le point de vue du président de l'autorité de sûreté belge qui a estimé que les fissures constatées sur les cuves des réacteurs français étaient plus graves que celles des réacteurs belges, puisque certaines sont longitudinales et d'autres transversales ? Pouvez-vous confirmer que, pour un réacteur existant, la cuve ne peut être changée et quelles en sont les conséquences pour la poursuite de l'exploitation des réacteurs concernés ? Enfin, vous arrivez en fin de mandat, que pourriez-vous préconiser pour améliorer la capacité de contrôle et de coercition de l'autorité ?
– J'ai effectivement mené une mission d'audit de la sûreté au Japon en 2007, et adoucit mes propos dans l'objectif que ceux-ci ne soient pas totalement rejetés par les Japonais. Mais le message que j'ai alors voulu leur transmettre a été compris d'eux. C'est délibérément qu'ils n'ont pas modifié leurs dispositifs et notamment les rapports entre autorité de sûreté et exploitants. Aujourd'hui, après l'accident de Fukushima, nous avons de nombreux contacts avec les Japonais, mais nous ne sommes bien sûr pas l'autorité de sûreté de ce pays.
Les stress tests constituent les suites de Fukushima : ils n'ont donc répondu qu'aux questions posées par cet accident. Les autres questions (chute d'un avion, acte de terrorisme) étaient hors champ de ces tests de résistance.
Nous sommes bien sûr tout à fait conscients des conséquences transfrontalières des crises nucléaires et avons toujours dit qu'une crise grave aurait des répercussions au-delà des frontières nationales. Le concept d'une autorité de sûreté internationale peut toutefois trouver rapidement ses limites dans le cas de sujets délicats, comme on l'a vu s'agissant des OGM, puisque les décisions d'autorisation prises par la Commission européenne n'ont pas fait l'unanimité au niveau des États. En tout état de cause, seuls les États peuvent décider de créer une autorité de sûreté européenne.
Des travaux ont été prescrits sur le réacteur de Fessenheim 1 en juillet 2011. Ils doivent être réalisés d'ici à l'été 2013. Il n'y a aujourd'hui aucune raison de retarder ces travaux. Nous formulerons également des prescriptions sur le réacteur Fessenheim 2 et nous n'aurons aucun scrupule à veiller à leur mise en oeuvre.
Il existe deux éléments qu'on ne sait pas changer sur un réacteur nucléaire : d'une part la cuve et, d'autre part, l'enceinte de confinement. C'est pourquoi nous surveillons de près ces éléments au fur et à mesure du vieillissement des installations.
L'ASN est doté d'une indépendance qui a constitué un progrès considérable. La loi dispose que les membres du Collège ne reçoivent d'instructions de quiconque. Pour l'avenir, il pourrait être souhaitable d'étendre les pouvoirs de l'ASN dans le domaine de la sécurité, d'abord concernant la seule protection des sources radioactives, puis, de façon plus générale, ce qui nécessite une modification de la loi TSN (transparence et sécurité nucléaire). Une réflexion sur l'articulation entre les pays d'Europe et le niveau européen serait aussi souhaitable.
– Concernant l'anomalie générique signalée par M. Denis Baupin, s'il s'agit du défaut affectant les coussinets des groupes électrogènes de secours, EDF a choisi de les remplacer régulièrement et réfléchit à une solution définitive.
– Nous vous transmettrons dès que possible une réponse à cette question.
– Concernant les défauts de cuve à Tricastin, ils sont infiniment moindres qu'à Doel.
– Je tiens à saluer votre travail, M. le Président, car vous avez fait de l'ASN une référence au niveau mondial. Aujourd'hui, il est nécessaire de travailler au lien entre l'industrie nucléaire et l'opinion. Comment informer sur le nucléaire, dès lors que la peur s'installe immédiatement ? La mise en exergue d'incidents mineurs crée l'impression d'incidents à répétition.
– L'ASN a des obligations de compétence et de rigueur, ainsi que de transparence et d'indépendance. Elle doit communiquer, mais cet exercice est difficile. Nous employons des moyens tels que l'échelle INES et son équivalent dans le domaine de la radiothérapie. Ces échelles sont reconnues dans les milieux concernés. Nous communiquons aussi par l'intermédiaire de notre site internet. A la suite de l'accident de Fukushima, nous avons renforcé notre présence sur les réseaux sociaux, afin notamment de contrecarrer d'éventuelles rumeurs naissantes avant qu'elles ne se propagent. Nous travaillons sur ce sujet avec nos homologues américains.
– Pourriez-vous nous en dire davantage sur cette date de 2016 que vous avez évoquée, pour la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim ? Par ailleurs, comment a évolué la prise en compte des risques sismiques ?
– J'ai évoqué 2016 pour Fessenheim car c'est la date annoncée par le président de la République. En ce qui concerne l'ASN, nous avons pris position sur la poursuite de l'exploitation de Fessenheim I en juillet 2011 et nous prendrons position sur la poursuite de l'exploitation de Fessenheim II en janvier 2013.
En ce qui concerne les risques sismiques nous considérons que nous avons en France une doctrine claire en la matière, que nous avons mise au point et que nous appliquons. Il s'agit d'une doctrine déterministe, prenant en compte le séisme le plus fort survenu. Il se développe un courant de pensée probabiliste à l'échelle internationale que nous regardons de façon ouverte, mais néanmoins avec énormément de réserves. Nous avons eu des discussions à ce sujet avec nos collègues suisses et, nous avons organisé, au printemps dernier, un colloque à Strasbourg sur ce thème.
– Je vous remercie de votre présence, tout spécialement le président Lacoste et les commissaires de l'Autorité de sûreté nucléaire.
La séance est levée à 19 heures