La séance est ouverte à quatorze heures.
La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes procède à l'examen du rapport d'information sur la question des femmes et du système fiscal (Mme Catherine Coutelle, rapporteure).
Lorsqu'a été annoncée une réforme de la fiscalité, s'agissant notamment des ménages, il m'a semblé que les femmes pouvaient être concernées par cette question. Le groupe de travail sur la fiscalité des ménages, présidé par MM. Dominique Lefebvre et François Auvigne, devrait rendre ses conclusions très prochainement. Dans la mesure où il ne s'agit pas d'un projet de loi, il n'y a pas eu de saisine de la Délégation, mais j'ai informé de notre initiative le Premier ministre par courrier, ainsi que la ministre des Droits des femmes, le ministre délégué du Budget, le rapporteur général de la commission des Finances, M. Christian Eckert, et M. Dominique Lefebvre.
L'objectif de ces travaux était d'examiner dans quelle mesure la fiscalité peut avoir un impact sur les revenus et l'autonomie des femmes. Il s'agit là d'un sujet particulièrement complexe, mais il est essentiel que nous, parlementaires, puissions pleinement comprendre et faire comprendre un système fiscal, qui gagnerait d'ailleurs à être rendu plus transparent et plus juste. La présente contribution s'attache donc, tout d'abord, à rendre ces questions compréhensibles, en présentant également des éléments de comparaison internationale.
L'une des particularités du système fiscal français tient au quotient conjugal, qui doit être distingué du quotient familial au titre des enfants à charge. En France, les couples mariés ou pacsés sont obligés de procéder à une déclaration commune de revenus. Concrètement, dans le cas d'un couple sans enfant, le revenu imposable du foyer, constitué de la somme des revenus de chaque membre du couple, est divisé par deux, puis soumis au barème. Il est ensuite multiplié par deux, une part fiscale étant attribuée à chaque membre du couple.
Le montant de l'avantage fiscal lié au quotient conjugal augmente avec les revenus du couple et peut représenter des sommes significatives pour certains ménages. L'estimation globale de son coût pour les finances publiques est de l'ordre de 5,5 à 9,5 milliards d'euros. Le quotient conjugal soulève aujourd'hui plusieurs questionnements.
Tout d'abord, la mise en place de ce dispositif après la seconde guerre mondiale s'inscrivait dans le contexte de politiques démographiques et familialistes, alors que prévalait le modèle du couple où le mari travaille, tandis que son épouse reste au foyer. Aujourd'hui, nous ne sommes plus dans cette vision. Par ailleurs, ce ne devrait pas être à l'administration fiscale de dire de quelle façon les couples doivent déclarer leurs revenus.
Le quotient conjugal ne favorise pas le travail des femmes, car il augmente le taux marginal d'imposition du second apporteur de ressources. Si certains estiment que les femmes ne sont pas le sujet d'une éventuelle réforme de la fiscalité, il me semble au contraire important de souligner que le système fiscal ne reconnaît pas suffisamment l'autonomie et la pleine citoyenneté des femmes, comme l'a fait observer la représentante d'une association féministe que nous avons entendue.
D'autre part, le quotient conjugal se fonde sur l'idée que les deux membres du couple mettent en commun leurs revenus. Or la mise en commun intégrale des ressources ne concerne que moins des deux tiers des couples dont au moins un des conjoints est actif, selon une étude récente de l'Insee. Il convient également de tenir compte d'évolutions sociologiques concernant les ménages, avec notamment la progression des couples en union libre et des familles recomposées.
En outre, la France est aujourd'hui l'un des rares pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), avec le Luxembourg et la Suisse, à avoir un système d'imposition conjointe obligatoire, même s'il est vrai que dans plusieurs pays européens, l'impôt n'est pas totalement individualisé. Dans un rapport récent, l'OCDE invite d'ailleurs la France à opter pour l'imposition individuelle.
Au regard de ce constat, plusieurs voies de réforme pourraient être envisagées.
Si l'individualisation de l'impôt aurait des effets positifs, mais aussi des effets négatifs pour certains ménages, il m'a semblé que les couples pourraient tout d'abord avoir la possibilité d'opter ou non pour la déclaration commune et l'application du quotient conjugal. L'administration fiscale pourrait faire des simulations afin d'aider les ménages à choisir ce qui leur est le plus favorable – ce qui peut donc entraîner une perte de recettes fiscales. Nous pourrions proposer cette piste du libre choix en se fixant l'objectif d'aller à terme vers la suppression du quotient conjugal, mais il faut y aller par étapes. Il est donc proposé de donner aux couples le choix quant au mode de déclaration – conjointe ou séparée – de leurs revenus, sachant toutefois que cela supposera une négociation dans le couple, comme cela a été souligné lors de l'audition qui a eu lieu hier.
Il conviendrait également de plafonner le montant de l'avantage fiscal procuré par le quotient conjugal pour les ménages à très hauts revenus. Il s'agirait alors de redistribuer ces revenus vers les familles les moins aisées.
Les revenus des deux membres sont divisés par deux, puis on applique le barème. Cet avantage est lié à la progressivité de l'impôt. L'imposition conjointe avec quotient conjugal favorise aujourd'hui les couples mono-actifs ou ceux au sein desquels existe une inégalité de revenus, mais ce système est totalement neutre pour les couples dans lesquels les conjoints ont des revenus proches. Dans les familles les plus aisées qui correspondent aux plus hauts déciles de revenus, l'avantage fiscal peut dépasser 1 000 euros par mois. Il faudrait redistribuer cet argent vers les familles monoparentales et les familles les moins aisées. Mais il faut naturellement veiller aux classes moyennes.
Je suis favorable à la suppression à terme du quotient conjugal, comme vous le proposez. Mais si on laisse les ménages choisir entre l'imposition conjointe et séparée, ils vont choisir le plus favorable pour eux et l'État va perdre de l'argent. Et ceux qui ont intérêt à l'imposition conjointe choisiront de toute façon de rester dans ce système. En tout état de cause, il faudrait que cette liberté de choix soit limitée dans le temps.
En effet, il s'agit bien d'une forme d'optimisation fiscale pour les couples en cas de droit d'option.
De quelle façon le plafonnement du quotient conjugal peut-il se concilier avec le système du libre choix ? Si l'institution d'un plafond les conduisait à perdre de l'argent, quel intérêt présenterait le système du libre choix entre imposition séparée et conjointe ?
Nous avons demandé des simulations à Bercy, mais n'avons pu obtenir d'éléments de réponse dans les délais impartis. Ce sujet ne semble pas être étudié attentivement par l'administration fiscale. Pourtant, le système fiscal est fondé sur des options qui ne sont pas neutres. Il convient donc d'interroger les choix ainsi opérés et de revoir des dispositifs qui défavorisent l'emploi, et donc l'autonomie des femmes. Le rapport récent de Séverine Lemière évoque d'ailleurs clairement le caractère potentiellement désincitatif de la fiscalité sur l'emploi des femmes. C'est un choix de politique fiscale qui se justifiait peut-être en 1945, mais aujourd'hui, quelle est sa pertinence ?
Par ailleurs, combien de temps peut durer la transition ? C'est difficile à déterminer. En cas de suppression de quotient conjugal, on pourrait réfléchir à une forme de compensation pour des ménages qui y seraient perdants. Il convient également de rappeler que les couples sans enfant bénéficient aujourd'hui d'environ 70 % du gain lié à ce mécanisme du quotient conjugal. L'institution d'un plafonnement s'inscrit dans un objectif de redistribution.
S'agissant du revenu de solidarité active (RSA) et de la prime pour l'emploi (PPE), notre collègue Christophe Sirugue, vice-président de la Délégation, a remis au Premier ministre, en juillet dernier, un excellent rapport sur les dispositifs de soutien aux revenus d'activité modeste. À cet égard, il est à noter que l'ensemble des revenus du foyer sont pris en compte pour le RSA dès lors que les personnes vivent sous le même toit, que le couple soit marié, pacsé ou en union libre, et que la PPE est calculée individuellement. Il y a donc certaines incohérences dans le système socio-fiscal. Il conviendrait de réfléchir à une refonte de la PPE et du RSA, mais aussi d'étudier les possibilités de lisser les effets de seuil à l'entrée du barème de l'impôt sur le revenu, dans la mesure où certaines mesures fiscales peuvent avoir pour effet de faire rentrer dans l'impôt des familles modestes.
Un troisième axe de recommandations porte sur l'amélioration de l'évaluation et du pilotage des politiques fiscales et budgétaires. Il est nécessaire de mieux mesurer l'impact de certaines mesures sur l'égalité entre les femmes et les hommes et d'avoir les éléments nécessaires pour pouvoir mieux étayer la décision publique.
L'ensemble de ces propositions visent ainsi à promouvoir l'égalité, le travail et l'autonomie des femmes. Nous pourrions transmettre ces conclusions au ministre du Budget, à la ministre des Droits des femmes, ainsi qu'à MM. Christian Eckert et Dominique Lefebvre.
Dans le contexte actuel, il est difficile d'envisager la mise en oeuvre d'une mesure ayant pour effet d'accroître la charge fiscale.
Comme cela a été souligné, nous manquons de données pour pouvoir appréhender précisément l'impact de réformes dans ce domaine. Je suis pour ma part réservée quant à la possibilité d'instituer une forme de droit d'option, car les effets vont être longs. La possibilité d'un plafonnement peut être peu efficace.
Certains pays ont mis en place une imposition séparée avec abattements ou crédits au titre des conjoints. Par ailleurs, un système d'option donnant le choix entre l'imposition conjointe et l'imposition séparée (option libre ou sous conditions) existe aujourd'hui dans plusieurs pays. Ainsi, la Norvège, la Pologne, l'Espagne ont un système d'imposition séparée avec option pour une imposition commune. Inversement, l'Allemagne, l'Irlande et les Etats-Unis ont conservé un système d'imposition jointe, mais laissent le choix aux contribuables d'opter pour la taxation séparée dans certaines circonstances.
L'OCDE a invité la France à opter pour un système d'imposition individuelle, dans la mesure où l''imposition conjointe des revenus du ménage peut freiner l'activité des femmes. Dans ce rapport récent, l'OCDE soulignait que l'un des inconvénients majeurs de l'imposition conjointe est qu'elle peut dissuader le deuxième apporteur de revenu, souvent des femmes, de travailler si le premier relève d'une tranche d'imposition supérieure et que le nombre de parts est trop élevé. Le deuxième apporteur qui entre dans la vie active est ainsi imposé à un taux marginal supérieur à celui d'une personne célibataire. Pour cette raison, nombre de pays ont opté pour l'imposition individuelle. Le gouvernement était ainsi invité à encourager l'activité féminine en optant pour l'imposition individuelle des revenus.
L'individualisation de l'impôt peut représenter un choc brutal, c'est pourquoi je préconise une transition avec un droit d'option entre imposition séparée et conjointe pour les couples mariés ou pacsés. Évidemment, il est possible de s'interroger sur le calendrier et le rythme.
Je ne comprends pas comment on peut plafonner l'avantage fiscal si on supprime le quotient conjugal.
Il serait possible de réaliser des simulations pour les ménages, mais même plafonné, le quotient conjugal resterait avantageux pour beaucoup. Après, dire quel sera précisément l'impact financier de cette mesure, je l'ignore, et c'est d'autant plus complexe à évaluer qu'il s'agit de choix individuels.
En tout cas, faire des simulations fines est un exercice difficile. Si l'on prend l'exemple des instituteurs et des professeurs des écoles, ils avaient le choix entre partir à la retraite à 55 ans et rester instituteurs, ou partir à 60 ans et devenir professeurs des écoles. Finalement, ils ont majoritairement fait le choix individuel de partir à 60 ans, contrairement aux prévisions qui avaient été établies. Le phénomène inverse s'est produit pour les infirmières.
La suppression du quotient conjugal rapporterait entre 5 et 9 milliards d'euros. Compte tenu notamment des évolutions de la société, une réforme de la fiscalité des ménages devrait être envisagée. En tout état de cause, l'administration fiscale n'a pas à se mêler des choix de vie.
Il convient d'affirmer les principes d'autonomie et de citoyenneté des femmes. Sur le plan des résultats économiques, c'est plus compliqué.
Il faut aussi penser au traitement fiscal des enfants.
La Délégation adopte les recommandations suivantes et le rapport présentés par la rapporteure :
– supprimer à terme le quotient conjugal (imposition conjointe obligatoire des couples mariés ou pacsés) afin de promouvoir l'égalité femmes-hommes et une plus grande progressivité de l'impôt ;
– dans un premier temps : ouvrir aux couples mariés ou pacsés qui le souhaitent la possibilité d'opter pour l'imposition séparée ; plafonner l'avantage fiscal lié au quotient conjugal pour les plus hauts revenus dans une optique de redistribution plus juste ;
– renforcer les dispositifs de soutien aux salarié-e-s modestes (diminution des cotisations salariales, refonte de la PPE et du RSA activité, augmentation de ce dernier, lissage des effets de seuil à l'entrée du barème de l'impôt sur le revenu) ;
– améliorer l'évaluation et le pilotage des politiques budgétaires et fiscales (développer la prise en compte de l'égalité dans les études d'impact et documents budgétaires, ainsi que les études et simulations afin de mieux étayer la décision publique).
La séance est levée à quatorze heures cinquante-cinq.