L'audition débute à quinze heures quarante.
Pour évoquer la place du nucléaire dans l'écosystème énergétique, nous avons choisi d'inviter ensemble des acteurs qui ne partagent pas le même point de vue.
Ainsi l'Union française de l'électricité (UFE), représentée aujourd'hui par son président M. Robert Durdilly, a-t-elle publié de nombreuses études dont, à l'automne 2013, une contribution à la réflexion sur la politique énergétique de la France à l'horizon 2050. L'UFE met l'accent sur la politique de décarbonation, sans exclure le nucléaire, ainsi que sur la nécessité de préserver la compétitivité et la sécurité des approvisionnements. Elle s'intéresse, en outre, depuis peu à l'effacement.
De son côté, l'association négaWatt, représentée par son président, M. Thierry Salomon, propose une vision plus radicale qui repose sur un système presque totalement décarboné, conjugué à une sortie du nucléaire.
Je dois admettre que négaWatt a été parmi les premiers à bâtir un scénario pour la transition énergétique. Mais, pas plus que l'ANCRE ou l'ADEME, l'association n'apporte de réponses sur le coût et le financement de la transition énergétique, considérant qu'elles relèvent des politiques.
Quant aux modèles économiques des activités liées à la transition énergétique, ils suscitent encore des interrogations nombreuses. Or, plus que jamais, ces chantiers sont devant nous.
Nous sommes impatients de vous entendre, messieurs, et de confronter utilement vos visions pour aboutir à un scénario cohérent qui reste à écrire. La prospective est un exercice difficile dont nous ne sommes pas coutumiers. Essayons ensemble de trouver une voie utile.
Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Robert Durdilly et Thierry Salomon prêtent serment)
L'UFE mène une réflexion de fond pour éclairer les décisions politiques. Afin d'évaluer l'impact de la transition énergétique sur le système électrique, les coûts de l'énergie, le bilan carbone et la balance commerciale, elle propose des scénarios contrastés sur le mix énergétique.
Je commencerai en abordant les grands enjeux et les objectifs de la transition énergétique avant d'évoquer la place du nucléaire dans le mix électrique au regard de ce nouveau paysage énergétique.
En matière de transition énergétique, l'objectif majeur est la lutte contre le changement climatique et la réduction des émissions de gaz à effet de serre. A cet égard, le nouveau rapport du GIEC est alarmant ; il montre que la progression des émissions continue et même s'accélère. Nous sommes face à un enjeu planétaire. En 2015, la France organise la COP21 dont l'issue est cruciale dans cette lutte. La France doit montrer un engagement sans faille en faveur des objectifs que j'ai rappelés. Il lui faut articuler sa politique autour d'une stratégie bas carbone, comme elle en a déjà exprimé l'intention, voire en devenir la vitrine. Pour ce faire, la France doit s'appuyer sur ses points forts : elle émet moins de 1 % des gaz à effet de serre dans le monde ; elle est très bien placée au niveau européen ; elle a réduit ses émissions de 13 % entre 1990 et 2011 grâce à son atout : un parc hydro-nucléaire faiblement carboné.
Nous devons néanmoins améliorer notre performance en matière de CO2. Cela suppose une stratégie bas carbone ambitieuse qui cible en priorité la consommation de pétrole – le pétrole représente 60 % des émissions de CO2 en France tandis que le fuel est la troisième source de chauffage – sur laquelle on a moins travaillé.
Deux leviers peuvent être mis au service de cette stratégie : le premier réside dans l'efficacité et l'intensité énergétique. Cette dernière, qui correspond à la performance intrinsèque des équipements, n'a cessé de s'améliorer, tirée par le progrès technique : les performances des LED sont cinq à six fois supérieures à celles des ampoules à incandescence. La marge de progression est encore importante, mais les améliorations sont conditionnées par la croissance économique. Il est donc crucial de maintenir une forte dynamique de croissance pour pouvoir capitaliser sur l'intensité énergétique. Quant à l'efficacité énergétique, elle doit être adaptée en fonction des exigences en matière de carbone et des coûts en recherchant une meilleure efficience.
Le deuxième levier tient à la réduction de la consommation de pétrole par des transferts d'usage vers des énergies décarbonées, principalement dans deux grands secteurs : le bâtiment, pour lequel les solutions existent, et le transport, encore en devenir mais qui compte de nombreuses filières porteuses.
Le transfert d'usage doit profiter aux énergies renouvelables thermiques, domaine dans lequel la France est le plus en retard et qui représente les deux tiers de ses objectifs en matière de développement des énergies renouvelables. Les pompes à chaleur, les co-générateurs et la biomasse constituent les principaux gisements.
Pour mettre en place cette stratégie, la France dispose de nombreux atouts : des filières industrielles en matière d'efficacité énergétique, des champions énergétiques nationaux et des compétences reconnues dans l'hydraulique, l'éolien offshore et le nucléaire. Elle est donc bien placée pour tirer parti de la transition énergétique.
Nous relevons avec satisfaction que, parmi les 34 plans de reconquête industrielle, 27 intéressent directement l'électricité, qu'il s'agisse de transfert d'usage, de gestion de la demande ou de stockage. Ces plans vont dans la bonne direction.
La transition énergétique ne peut pas être synonyme de repli ou de décroissance. Elle doit être un facteur de progrès.
S'agissant de la place du nucléaire, la politique énergétique s'inscrit nécessairement dans un temps long. Il faut être capable de se donner du temps pour réussir et pour lever les verrous technologiques. Les interrogations portent non pas sur le bien-fondé de la transition énergétique, mais sur ses modalités et son rythme.
Dans cette perspective, l'exploitation du parc existant, dans des conditions de sûreté optimale, est indispensable pour faire les bons choix. La prolongation du parc donne le temps de se préparer et de disposer des solutions technologiques de remplacement les plus performantes possibles.
Dans la gestion du temps, l'Allemagne est un contre-exemple car la trop grande rapidité d'exécution, en dépit d'objectifs louables, produit de l'inefficacité économique. En raison des choix qui ont été faits, de 2010 à 2013, les émissions de CO2 ont augmenté de 13 millions de tonnes par an, soit plus 40 % des émissions du parc de production électrique français. Au Danemark, malgré le développement des énergies renouvelables, le charbon représente encore 60 % de la production d'énergie. En revanche, la Suède offre un bon exemple : grâce à une stratégie bas carbone inscrite dans la durée, le mix électrique, composé de 58 % d'énergies renouvelables, 40 % de nucléaire et 2 % d'énergie fossile, est presque totalement décarboné. La compétitivité reste remarquable puisque le prix du mégawattheure est de l'ordre de 30 à 35 euros.
Plusieurs conditions et principes, qui relèvent presque du bon sens, doivent être respectés pour réussir : en premier lieu, il faut s'interdire de développer des moyens de production en l'absence de besoins, au risque de créer des surcapacités coûteuses pour la collectivité. Plusieurs pays européens sont en train d'en payer le prix. Dans la situation économique actuelle, cette préoccupation doit passer au premier plan et demande un pilotage sérieux.
En deuxième lieu, il convient d'agir en bon gestionnaire, d'une part, en privilégiant les solutions à bonne rentabilité, y compris dans les énergies renouvelables, par le choix de filières à maturité qui ne demandent pas de subventions ; d'autre part, en tirant parti des synergies européennes, sans toutefois se départir du souci de la sûreté du système électrique européen.
En troisième lieu, il faut adresser un signal prix-carbone, comme la Suède a su le faire. En l'absence de signal, l'arbitrage se fait en fonction du coût de l'énergie et le charbon en sort inévitablement vainqueur.
En conclusion, il est raisonnable de ne pas dresser les unes contre les autres les énergies qui composent le mix électrique. Il faut, au contraire, tirer profit de leur complémentarité. Il faut mener la transition énergétique dans la durée grâce à un pilotage intelligent, qui tienne compte des progrès technologiques et de l'évolution du marché de l'énergie, et parvenir ainsi à un mix de production équilibré, sécurisé, décarboné et au moindre coût pour la collectivité.
Le ministre australien de l'industrie m'a indiqué que son pays renonçait définitivement à la taxe carbone, ce qui ne facilitera pas la tâche de la France pour la COP21.
Plusieurs notions méritent, me semble-t-il, d'être précisées car elles ne recouvrent pas nécessairement les mêmes réalités pour ceux qui réfléchissent sur ce sujet.
Il en va ainsi de la distinction entre énergie finale et énergie primaire ou entre puissance installée et énergie consommée. S'agissant de l'électricité, on mélange parfois volume et puissance. Sur l'effacement, deux approches s'opposent sans que la réglementation du marché de l'effacement ne les différencie : dans un cas, l'effacement consiste à ne pas consommer à des moments utiles pour la collectivité, dans l'autre, à consommer autre chose que l'énergie fournie par les réseaux. Quant à l'énergie fatale, la volonté de l'utiliser dans le réseau d'énergie peut conduire à créer des réseaux extravagants.
Il faut s'entendre sur ces notions qui sont essentielles pour déterminer le mix électrique pour les décennies à venir.
La guerre sur la distinction entre énergie primaire et énergie finale doit être dépassée. La notion d'énergie finale est pertinente pour valoriser les efforts sur l'aval tandis que la notion d'énergie primaire porte plus sur le mix en amont. Cette dernière est donc plus délicate à appréhender car le mix de production évolue, au niveau européen notamment. En outre, dès lors que la part des énergies renouvelables dans la production d'électricité augmente, la notion d'énergie primaire est moins pertinente.
L'UFE est favorable à une référence européenne pour le mix énergétique et à un ratio d'énergie primaire, qui reflète le plus fidèlement possible la montée en puissance des énergies renouvelables. Mais ce sujet n'est pas épuisé.
Quant à la puissance, depuis la mise en place d'un marché de l'électricité, les efforts en la matière se sont dégradés et cette notion est moins perceptible pour le consommateur. Forts de ce constat, nous avons préconisé l'introduction d'une composante supplémentaire, la capacité, qui fait l'objet d'un marché et d'obligations réglementés, même si la France est précurseur. En revanche, il est important que des notions représentent la dualité intrinsèque de l'électricité – puissance et énergie. Ce sujet n'est, il est vrai, pas toujours bien connu, d'autant qu'il est formulé de manière nouvelle en raison de l'évolution du système électrique et des règles du marché.
La question de la puissance n'est pas sans lien avec celle de l'effacement : en valorisant correctement la puissance, vous parvenez à déterminer la valeur économique de l'effacement. C'est le défaut de valeur qui prive l'effacement du moteur économique nécessaire à son développement. Or, c'est le marché de la capacité qui permet de donner sa valeur à l'effacement. C'est la raison pour laquelle nous avons souhaité introduire cette notion de capacité.
La question de l'énergie fatale est posée au niveau européen à travers la priorité d'accès des énergies renouvelables. Pour développer ces énergies, il faut leur accorder une forme de priorité. Mais, plus leur part augmente, plus cette priorité pose problème. Il faut probablement revoir ce point dans le sens d'une plus grande rationalité. De même, on mesure les limites des mécanismes de soutien sous forme d'obligation d'achat. De nouvelles formes de soutien aux énergies renouvelables doivent donc être imaginées qui ne présentent pas les inconvénients constatés. Il faut également optimiser le développement des réseaux pour une meilleure efficacité. Celui-ci doit être piloté en fonction de l'évolution de la demande.
Nous sommes tous d'accord pour considérer l'électricité comme l'un des instruments privilégiés de la transition énergétique puisqu'elle agrège toutes les formes d'énergie.
Les réponses à vos questions, monsieur le président, éclairent bien les fondamentaux qui sous-tendent le scénario négaWatt.
Avant même l'énergie finale, on trouve l'énergie utile, c'est-à-dire la chaleur, le nombre de calories nécessaires pour maintenir la température d'une pièce par exemple. En choisissant de passer de 21 à 19 degrés, on obtient des négawatts grâce à la sobriété énergétique.
L'énergie finale correspond à l'énergie distribuée au consommateur tandis que l'énergie primaire correspond à la ressource énergétique initiale. L'analyse de la chaîne énergétique réserve de belles surprises : on constate ainsi que l'usage peut permettre des gains énergétiques importants dès lors que le service attendu et les besoins sont déterminés afin d'éviter les consommations superfétatoires ou le gaspillage.
Dans la production nucléaire actuelle, le volume d'énergie lié au rendement des centrales, sous forme de chaleur, est perdu. Il représente 830 milliards de kilowattheures, soit plus que le chauffage de tous les logements et les bâtiments tertiaires de France. Il y a très peu de co-génération. La différence entre l'énergie primaire et l'énergie finale reflète le rendement énergétique du système.
Certaines notions utilisées, que vous n'avez pas citées, n'ont aucun sens. C'est le cas de l'électricité primaire : elle n'existe pas – il n'y a ni gisement, ni mine. L'électricité est un vecteur énergétique, c'est l'uranium qui est l'énergie primaire. Il faut faire plus de pédagogie.
NégaWatt propose un scénario – le troisième pour elle – qui a demandé dix ans de travail à des experts qui sont des gens de terrain. On ne peut pas comprendre ce scénario si on ne s'interroge pas sur les risques énergétiques. Cette question n'a pas été suffisamment posée lors du débat sur la transition énergétique alors qu'il s'agit d'une question sociétale et politique forte. Doit-on prendre le risque nucléaire ou pas ? Le risque est faible, nous l'admettons, mais ses conséquences sont immenses. Peut-on continuer malgré les risques ou essayer de limiter ceux-ci ? Il existe, en outre, d'autres risques, notamment les risques géopolitiques liés au pétrole.
Le scénario que nous présentons repose sur une gageure : peut-on sortir de tous les risques sur une période de trente ou quarante ans ? Existe-t-il une trajectoire possible pour y parvenir ? La trajectoire nous semble d'ailleurs plus pertinente que l'horizon.
Si l'Ukraine avait adopté un scénario négaWatt, elle serait plus résiliente face à l'ours russe.
La notion de résilience est très importante dans le système énergétique. Il faut construire un système dans lequel la prise de risque est minimale.
La sobriété et l'efficacité énergétique ainsi que le développement des énergies du pays – la France possède les six grands types d'énergie renouvelable – permettent d'être mieux armés face aux risques.
Le scénario de négaWatt propose un mix décarboné à hauteur de 90 % pour la production d'électricité en 2050. Il est composé de la manière suivante : 48 % d'éolien, 21 % de photovoltaïque, 20 % d'hydraulique, 6 % de gaz d'origine renouvelable et 5 % pour la géothermie et les énergies marines, ce qui laisse une marge en cas d'innovations technologiques. Ce travail examine l'équilibre entre l'offre et la demande sur le réseau d'électricité de manière très précise.
Notre scénario ne s'oppose pas à l'électricité, mais plaide pour le développement de ses usages les plus nobles. La part de mètres carrés chauffés à l'électricité dans le résidentiel reste stable, tandis que la part des voyageurs par kilomètre effectué grâce à l'électricité passe de 8 % en 2010 à 31 % en 2050, soit une multiplication par quatre, et celle des tonnes transportées par kilomètre passe de 7 à 38 %.
S'agissant du nucléaire, nous avons décidé d'examiner la situation réacteur par réacteur et de partir de l'hypothèse qu'aucun d'entre eux ne dépasserait les quarante ans. Autrement dit, sur le plan économique, la vie et la production de l'ensemble des réacteurs seraient soumises à cette limite de temps. Cela éviterait de repartir sur cinquante, voire soixante ans. Or il est clair que l'on se dirige vers les soixante ans, dans la mesure où les investissements sont considérables. Cette limite une fois fixée, il faut prévoir le développement des énergies renouvelables. Mais dans la mesure où celles-ci ne se développent pas en un jour, leur montée en puissance doit être réaliste et acceptable.
Notre scénario porte sur une diminution du nucléaire en trois phases : premièrement, un arrêt rapide des réacteurs qui semblent présenter le plus de risques, soit sept ou huit ; deuxièmement, une phase de réduction assez régulière, mais évidemment rapide ; troisièmement, une phase de clôture assez rapide vers 2030-2033, un peu comme le prévoit l'Allemagne – en effet, à un certain moment, il faut fermer l'amont et l'aval du cycle. Cela suppose d'avoir réfléchi aux contraintes de sûreté et aux contraintes énergétiques qui y sont liées.
Le développement des énergies renouvelables doit être maîtrisé et cohérent. Selon notre scénario, pour l'éolien, le rythme maximal d'installation, à terre, serait de 1,75 GW par an. En Allemagne, 3 GW ont été installés en 2013. Les Allemands ont donc déjà fait deux fois mieux. Pour le photovoltaïque, nous envisageons d'installer au maximum, vers 2025, 3 GW par an. L'année dernière, en Allemagne, 3,4 GW ont été installés. Nous sommes donc sur des rythmes que notre voisin a connus et même dépassés.
Au final, on arrive à un résultat assez intéressant, qui est la stabilisation du gaz fossile. Pourquoi du gaz d'origine fossile importé ? Parce que ce scénario ne développe pas le gaz de schiste.
Nous avons refusé dès le départ une prise de risque environnemental, car celui-ci nous a paru inacceptable. Notre réflexion a donc exclu toute prise en compte du gaz de schiste.
Je parle du marché mondial. Tout est lié. L'avènement du gaz de schiste a fait bouger les lignes, notamment sur les modes de consommation du gaz naturel ou du charbon. Je ne porte pas de jugement de valeur. Je fais un constat.
Vous avez raison. Aujourd'hui, on assiste à un bouleversement mondial et l'on s'aperçoit qu'en matière de régulation, et notamment de régulation sur le prix du carbone, on est loin du compte.
Nous prévoyons la maîtrise, à un niveau d'environ 500 TWh, du gaz d'origine fossile, à peu près jusqu'à 2030-2035. Ce gaz naturel, que l'on va retrouver sur la mobilité, sur le chauffage, sur la production d'électricité, servira de variable d'ajustement. Mais un phénomène de vases communicants se produira. On utilisera moins de gaz pour se chauffer parce que l'on mènera une politique d'efficacité et de sobriété ; de ce fait, il y aura davantage de molécules gaz utilisables pour des usages plus nobles. D'où cette relative stabilité.
La stabilité du gaz et la baisse considérable du pétrole et du charbon entraîneront évidemment une décarbonisation du système énergétique de l'ordre d'un facteur 15, uniquement sur les émissions de CO2.
La question de la décarbonisation fut abordée lors du débat sur la transition énergétique. Le « facteur 4 » est maintenant inscrit dans deux lois : la loi de programmation fixant les objectifs de la politique énergétique (loi POPE) de 2005 et la première loi Grenelle. Or très peu de scénarios aboutissent au « facteur 4 ». En réalité, s'agissant de l'émission de CO2 due à la combustion, il faudrait un facteur de réduction d'au moins 6 à 7 pour aboutir, en 2050, au « facteur 4 » tous gaz à effet de serre confondus. En effet, il sera beaucoup plus difficile de réduire les émissions de méthane et des autres gaz à effet de serre, notamment dans l'agriculture et l'industrie agroalimentaire. C'est donc bien le secteur énergétique qui servira de moteur pour diminuer l'ensemble de ces gaz et aboutir à un facteur élevé. Il est vraisemblable que le « facteur 4 », au travers des travaux du GIEC, est déjà dépassé. Enfin, par rapport à l'augmentation de la population à venir, le facteur de réduction à atteindre par habitant, est non pas de 4, mais de 5,3. L'enjeu est donc considérable.
Nous sommes des ingénieurs énergéticiens et tentons, dans un premier temps, de définir une trajectoire possible et réaliste en prenant en compte certains risques. Et depuis un an et demi que l'on débat sur la transition énergétique, ce scénario tient de plus en plus la route. Il a même été rejoint par d'autres sur certains points. Pour autant, nous nous sommes dit qu'il fallait aller un peu plus loin sur le plan économique. Trois études ont donc été réalisées, non pas par nous, mais en partie à partir de données que nous avons fournies.
La première montre qu'il y a un potentiel de création d'emplois pérennes dans le secteur de la transition énergétique. Le volume d'emplois créé sera en effet maintenu, dans la mesure où les technologies utilisées requièrent certains emplois, notamment en matière d'exploitation.
La seconde, qui sera publiée d'ici à quelques semaines, a été faite sur un modèle macroéconomique, le modèle ThreeMe, qui a été développé par l'ADEME et l'OFCE. L'ADEME a eu pour mission d'étudier l'ensemble des scénarios, dans le cadre du débat national sur la transition énergétique (DNTE), au travers des différentes trajectoires. L'une des trajectoires s'appelle SOB, pour sobriété, et reprend très exactement les valeurs de négaWatt.
Les résultats sont très intéressants. Le scénario développé par cette étude est marqué, sur la phase 2010-2035, par une croissance de l'activité, de l'ordre de 4 à 5 points de PIB, puis par une stabilisation. On aboutit en quelque sorte à un équilibre du pouvoir d'achat et du revenu disponible des ménages. Autrement dit, dans ce modèle, la baisse de la facture énergétique compensera les investissements et le taux de chômage baissera, essentiellement à partir du moment où la transition commencera à s'opérer, c'est-à-dire vers 2030.
Une baisse considérable de la facture énergétique, pétrolière et gazière, bien que progressive, permettra de retrouver des fondamentaux macro économiques beaucoup plus acceptables que maintenant : baisse de la facture énergétique et, derrière, baisse de la dette de la Nation.
Ce scénario montre une voie possible. La transition énergétique n'est pas seulement le fait de choisir telle ou telle énergie. C'est aussi un modèle économique sur lequel il faudra continuer à travailler. En effet, certains modèles ne reflètent pas encore tous les bénéfices que l'on peut en attendre sur le temps de travail et sur le passage vers une société de services, notamment en termes de mobilité et de transports.
Enfin, une analyse a été publiée, dans le cadre du débat sur la transition énergétique, par le groupe de travail sur les investissements et sur les coûts, puis par le groupe de travail numéro 2 sur les trajectoires.
Quatre trajectoires possibles ont été comparées : la trajectoire DEC, avec plus de 50 % de nucléaire ; la trajectoire DIV, reprise d'un des scénarios de l'ANCRE ; la trajectoire EFF, reprise du scénario de l'ADEME dans sa version 2050 ; et la trajectoire SOB issue du scénario négaWatt.
On constate un niveau d'investissement actuel sur l'énergie de l'ordre de 37 milliards d'euros, et une montée, sur l'ensemble des scénarios, entre 50 et 6569 milliards d'euros – autrement dit, un différentiel de l'ordre de 20 à 30 milliards d'euros annuels. Lorsque l'on fait un calcul rapide cumulé, le niveau d'investissement se situe entre 2 200 et 2 400 milliards d'euros jusqu'à 2050.
Par ailleurs, dans le scénario de référence, le cumul de la facture énergétique s'élève à 4 500 milliards d'euros sur la période, tandis que dans les quatre scénarios de transition, il varie entre 2 000 et 2 900 milliards d'euros. Il est intéressant de constater que dans le scénario négaWatt, SOB, l'investissement est un peu plus important que les autres sur certaines années – notamment sur la phase de transition 2020-2040 ; évidemment, la réduction de la facture énergétique est, elle aussi, plus importante. Ce scénario aboutit à un écart de 800 milliards d'euros par rapport à des scénarios avec plus de 50 % de nucléaire, comme le scénario DEC.
On peut prendre ces chiffres « pour argent comptant ». Ce n'est pas nous qui les avons établis : ils résultent d'un travail du DNTE, piloté par Dominique Dron, commissaire générale au développement durable. Je pense que vous serez d'accord avec moi pour dire qu'il faut aller encore plus loin et que les quelques semaines de travail qui ont été consacrées à ces scénarios ne sont sans doute pas suffisantes. Nous avons vraiment besoin d'une feuille de route. Quoi qu'il en soit, et pour répondre avec retard à votre question d'il y a quelques années : oui, la trajectoire énergétique est faisable ; oui, d'après ces analyses, un modèle économique semble tenir la route.
Je crois qu'il peut y avoir un accord assez large pour dire que l'idéal est de gagner en efficacité et sobriété énergétiques, de n'avoir plus que du renouvelable, de savoir stocker l'énergie intermittente, et donc de pouvoir se débrouiller tous seuls. Mais avant d'en arriver là, il nous faudra gérer une période transitoire. Nous serons alors face à plusieurs risques : la précarisation énergétique d'une partie de la population, précarisation plus importante qu'aujourd'hui ; la perte de compétitivité industrielle de nos électro-intensifs, qui s'en vont les uns après les autres ; des risques environnementaux ; des risques technologiques ; des risques géopolitiques ; des problèmes d'approvisionnement.
Si je comprends bien, nous avons le choix entre plusieurs énergies de transition : le nucléaire, le gaz, le charbon. Dans le monde, c'est plutôt le charbon qui a été choisi. De votre côté, vous ne nous parlez, ni du charbon, ni du nucléaire, mais du gaz. Or, dans le même temps, GDF Suez ferme ses centrales à gaz. Comment gérez-vous ces contradictions ?
Si nous parlons ainsi du gaz c'est parce que les sources d'approvisionnement sont relativement nombreuses. Certaines sont européennes – je pense notamment à la Norvège. Ce n'est pas négligeable dans la mesure où le risque géopolitique s'en trouve amoindri. Ensuite, la combustion du gaz n'émet que du CO2, ou presque. Eu égard à la très importante question des GES, la molécule de méthane a deux avantages : premièrement, elle est moins polluante dans la phase de transition ; deuxièmement, il est possible d'utiliser les équipements déjà existants, ce qui permettra, dans cette phase, de limiter les investissements.
Nous ne choisissons pas l'hydrogène parce que, contrairement à ce que pourrait dire Jeremy Rifkin, la transition de nos véhicules vers le gaz est faisable : la technologie existe, il faut à peu près 2 000 stations service. Nous disposons d'un formidable réseau qui distribue du gaz vers un peu plus de 70 % de la population sur les centres les plus importants. Nous avons une possibilité majeure d'utiliser des stockages déjà existants. En effet, GDF achète du gaz au prix le plus bas pour le stocker en vue de l'hiver.
Nous ne devons pas considérer le vecteur électrique comme le vecteur unique. Il y a un autre mix possible, qui est celui du gaz. En effet, dans ce scénario, on passe progressivement, au fur et à mesure des équipements et des installations, du gaz naturel au gaz d'origine renouvelable issu de deux sources : la source biologique (méthanisation, gazéification, etc.) et une source de gaz de synthèse, au moment où, vers 2030, la puissance installée renouvelable sera – notamment en matière d'éolien et de photovoltaïque – supérieure à la demande. L'idée de repasser, au travers de l'électrolyse, par de l'hydrogène et par du gaz, est donc tout à fait intéressante. Deux voies sont alors possibles. La première est l'injection directe de l'hydrogène dans le réseau de gaz actuel – pour l'instant, on sait le faire sans difficulté jusqu'à à peu près 8 %. La deuxième est la transformation par méthanation, qui est intéressante parce qu'elle permet d'imaginer des systèmes industriels qui produisent de la chaleur – la méthanation étant une réaction très exothermique. C'est ainsi qu'actuellement, en Allemagne, existent des systèmes prototypes de méthanation, dont le business plan est fondé sur la vente de chaleur à 320 degrés pour faire fonctionner l'ensemble. C'est un magnifique exemple d'économie circulaire avec production d'énergie, récupération de chaleur et utilisation de l'ensemble des renouvelables.
Nous sommes tous d'accord pour dire que la transition énergétique passera par la réduction de la consommation de pétrole et de charbon. Je n'y reviendrai donc pas, préférant aborder les questions électriques qui font aujourd'hui débat.
Commençons par la question de l'effacement de la consommation d'électricité et celle des pics de consommation, que notre président a évoquées à plusieurs reprises. Je me suis rendu y a deux jours à une réunion du Conseil supérieur de l'énergie, au cours de laquelle furent examinées les propositions de RTE sur les marchés de capacité. Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'on a mis au point des dispositifs compliqués – une véritable « usine à gaz » – pour éviter, pendant quelques heures ou quelques jours par an, de se retrouver en situation de blackout si notre consommation venait à dépasser nos capacités de production.
Cette course-poursuite pour couvrir les besoins très spécifiques de la France en matière de chauffage électrique nous amène à nous interroger sur les conséquences que les hypothèses sur lesquelles vous travaillez les uns et les autres peuvent avoir sur ces éléments de pointe. Je souhaiterais connaître votre point de vue.
J'observe qu'on s'intéresse davantage aux moyens de production d'électricité qu'aux investissements en matière de réseaux. Pourtant, si la transition énergétique doit se traduire par un changement des moyens de production, elle entraînera des conséquences importantes sur les réseaux, en termes de transport comme de distribution. Ces conséquences seront différentes selon que la production est centralisée ou décentralisée, et selon leur histoire. De ce point de vue, les nouvelles installations, qu'il s'agisse des renouvelables ou du nucléaire, exigent des modifications de réseaux. La nouvelle ligne THT de l'ouest de la France, liée à l'EPR de Flamanville, illustre la nécessité qu'il y a à investir en matière de réseaux si on produit du nouveau nucléaire. J'aimerais connaître votre analyse sur cette évolution des réseaux.
Monsieur Durdilly, dans la mesure où vous ne nous avez pas présenté de scénario UFE, il nous est difficile de comparer votre intervention à celle de négaWatt et de connaître la vision d'avenir de l'UFE en matière de production électrique. Vous nous avez dit que vous étiez favorable à un équilibre entre les différentes productions. Mais comment se répartiraient les différents moyens de production d'électricité ? Si vous parlez d'équilibre, c'est qu'il n'existe pas aujourd'hui ? Selon vous, où se situe-t-il ?
Vous nous avez dit, par ailleurs, que vous souhaitiez que l'on prolonge la durée de vie des réacteurs nucléaires. J'aurais tendance à poser la même question que celle que le président avait posée à négaWatt : avec quel financement ? En effet, si l'on en croit les personnes que nous avons auditionnées jusqu'à présent, rien que pour entretenir les réacteurs jusqu'à quarante ans, le grand carénage lancé par EDF coûtera 55 milliards jusqu'en 2025, et donc probablement 75 à 100 milliards en tout – maintien à niveau des installations nucléaires et rattrapage des investissements qui n'avaient pas été effectués dans le passé.
Ensuite, il faudra déterminer quels réacteurs sont en mesure de fonctionner au-delà de quarante ans. Ce sera le travail de l'ASN, qui se prononcera notamment au vu de la tenue des cuves et des enceintes de confinement. Mais avez-vous vous-même une idée du pourcentage de réacteurs susceptibles de tenir plus de quarante ans ? Par ailleurs, l'ASN souhaitant que les réacteurs qui seraient prolongés au-delà de quarante ans atteignent un niveau de sûreté équivalant à la troisième génération, des investissements supplémentaires seront encore nécessaires. Le cabinet Wise, que nous avons auditionné, nous a fait part de son évaluation. Mais peut-être en avez-vous une. En un mot, combien cela coûterait-il et qui financerait ces investissements ?
Dès cette année, en tant que législateurs, nous aurons à choisir une politique de transition énergétique. Pour ce faire, nous devrons répondre à cette question cruciale : peut-on faire reposer l'ensemble de la production électrique française sur le pari que x centrales fonctionneront au-delà de quarante ans ?
Vous avez dit également que nous n'avions pas intérêt à être surcapacitaires en matière de production électrique. Au début de notre commission d'enquête, nous avons auditionné plusieurs intervenants, notamment des électriciens. L'avis général était que, globalement, l'ouest de l'Europe était surcapacitaire. De combien ? Comment le traduire en nombre de réacteurs nucléaires ? Le taux d'utilisation des réacteurs nucléaires étant en dessous de 80 %, on peut imaginer que si on en avait quelques-uns de moins, on ferait mieux fonctionner ceux qui restent, et finalement, cela coûterait moins cher à la collectivité.
Il y a quinze jours, le directeur général de l'énergie et du climat (DGEC) nous a dit que sur la base de l'objectif fixé par le Gouvernement d'atteindre 50 % de part du nucléaire dans la consommation électrique française, et au vu d'hypothèses qui allaient d'une évolution de la consommation électrique de - 0,2 % à + 0,4 % par an, il y aura sans doute une vingtaine de réacteurs nucléaires de trop – sur 58 – à l'horizon 2025. Partagez-vous ce point de vue ?
Enfin, pouvez-vous nous donner votre vision de l'emploi dans le secteur de la production d'électricité ? Selon négaWatt, quelques centaines de milliers d'emplois peuvent être créés dans les énergies renouvelables. Nos voisins allemands nous disent qu'ils en ont créé à peu près 430 000, ce qui n'est pas négligeable. Avez-vous procédé à une évaluation ?
Cela m'amène à une dernière remarque, que nous avions d'ailleurs faite dès notre première audition avec la Cour des comptes, la Commission de régulation de l'énergie (CRE) et nos collègues du Sénat : en France, nous manquons d'un lieu où l'on pourrait croiser l'ensemble des scénarios énergétiques établis par des ingénieurs et les analyses conduites en matière économique et sociale sur ces questions. Quoi qu'il en soit, quelles sont vos hypothèses en matière d'emploi à l'horizon 2025 ?
Je vous remercie pour vos questions, qui me permettront d'aborder les vrais problèmes et de réagir aux propos de Thierry Salomon.
Sur la question de l'effacement et des pointes de consommation, vous avez fait référence aux modalités de lancement des marchés de capacité, qui sont effectivement complexes. Mais nous pensons que cette évolution est nécessaire sur la durée. S'il ne plane pas de menace immédiate sur la sécurité du système électrique, des problèmes réels sont envisageables à moyen et à long terme. Au fur et à mesure que l'on sera davantage en tension, que les moyens de production intermittents occuperont plus de place dans le système électrique, on se rapprochera de ces difficultés. Mieux vaut les anticiper. En même temps, ce sera, selon nous, l'occasion de stimuler et de développer les effacements intelligents, qui auront un rôle de variable d'ajustement dans le système électrique. De ce point de vue, il n'y a pas la moindre réticence de notre part. Nous avons été les instigateurs de ces mécanismes et souhaitons qu'ils se concrétisent. Reste à savoir comment les inscrire dans une logique européenne. Nous commençons à travailler avec nos voisins au niveau de la plaque électrique européenne.
Les EnR posent des problèmes de raccordement, au même titre que le nucléaire, mais l'on doit s'assurer de leur bon foisonnement en fonction des lieux de production pour diminuer l'impact des intermittences. De ce fait, les conditions de leur raccordement au réseau sont plus exigeantes.
J'en viens aux points de divergence que nous avons avec négaWatt. L'essentiel – au-delà du fait de choisir, ou non, du nucléaire – porte sur la capacité de notre pays à réduire la demande et la consommation d'électricité. négaWatt part du postulat que nous pourrons procéder à cette réduction de manière drastique sans pénaliser la croissance économique. Or cela n'est pas démontré. Nous trouvons donc très dangereux de construire un scénario ou de piloter une évolution en imaginant maintenir un certain niveau de croissance, d'autant que celle-ci est « boostée » par la démographie, beaucoup plus importante en France qu'en Allemagne. Construire un tel scénario, même s'il est cohérent en lui-même, sur des hypothèses aussi lourdes, peut se révéler risqué pour l'ensemble du système électrique.
Ensuite, il faut prendre en compte les coûts économiques de chacune des options possibles. Voici quelques chiffres, qui devraient vous donner des ordres de grandeur, si l'on prolonge le nucléaire de vingt ans : la production d'un gigawatt nucléaire coûte en gros un milliard d'euros, avec une disponibilité de 85 %. En revanche, la production d'un gigawatt d'éolien onshore coûte environ 1,5 milliard d'euros…
Sur quelles études vous fondez-vous ? EDF évalue le coût du grand carénage à 55 milliards d'ici à 2025 et table, au final, sur environ 100 milliards d'euros. Mais la prolongation du nucléaire dépendra des conditions de sûreté qui seront décidées par l'ASN. D'où viennent donc vos évaluations ?
Nos calculs nous ont amenés à 1 milliard d'euros. Mais c'est une première étape. Le coût sera peut-être plus élevé. Mon objectif était simplement de vous donner des ordres de grandeur, pour le nouveau nucléaire comme pour les énergies renouvelables. Quoi qu'il en soit, la disponibilité n'est pas du tout la même pour le nucléaire, pour l'éolien onshore, et a fortiori pour le photovoltaïque.
Pour un gigawatt de nucléaire qui coûte 1 milliard (voire 2 milliards) en investissement, l'éolien onshore en coûte 6, l'offshore 12 et le photovoltaïque 21. Le rapport est donc de 1 ou 2 à 21. Les écarts de coût sont considérables. Il faudra le prendre en compte quand on fera des choix.
Nous considérons donc qu'en l'état actuel des technologies, nous avons intérêt à prolonger le nucléaire existant, tout en renforçant par ailleurs et de façon significative la sûreté nucléaire – ce qui a été intégré dans les coûts.
Encore une fois, la variable temps n'est pas la finalité. L'important est le chemin. Et aujourd'hui, cette prolongation est indiscutablement le moyen le plus efficace pour gérer la transition énergétique.
Vous avez parlé de « productibilité ». Nous sommes bien sur un MW utilisé, et non pas sur un MW potentiellement utilisable ?
C'est tout à fait différent. Tout à l'heure, j'ai moi-même évoqué la puissance installée et la production réellement utilisée.
C'est exactement l'illustration de cette différence entre une puissance installée et ce que produit réellement cette puissance installée sur la durée, par exemple sur l'année, en moyenne. Les écarts entre les deux peuvent être considérables.
Je voudrais dire un mot sur les implications macroéconomiques, ce qui me permettra de répondre à la question sur les emplois.
On sait très bien faire des évaluations de créations d'emplois liées à des investissements lourds. Mais on ne sait pas apprécier avec certitude l'effet d'une augmentation du prix de l'énergie induite par ces investissements. L'exemple allemand est illustratif : la transition très rapide a provoqué une vertigineuse augmentation des prix pour les consommateurs, qui amène à réviser la trajectoire. Nous voudrions éviter d'avoir à procéder à de telles révisions.
Le prix actuel de l'électricité est assez compétitif en France par rapport aux pays européens, mais beaucoup moins par rapport aux États-Unis – du fait du gaz de schiste. Il faut prendre en compte ces éléments, car un coût de l'énergie plus bas est un véritable stimulant pour l'économie.
L'on peut toujours parler de la création de 100 000, 200 000, voire 600 000 emplois, mais la vraie question est de savoir combien seront supprimés si la transition se traduit par une forte augmentation du coût de l'énergie. À cet égard, l'exemple de la Suède est très intéressant : les Suédois ont en effet réussi une transition vers une économie très peu carbonée en maintenant une très forte compétitivité du prix de l'énergie, notamment du prix de l'électricité.
J'insiste : attention aux scénarios construits, par principe, sur une réduction de la demande, pour respecter le « facteur 4 » – voire aller au-delà – sans se préoccuper de la faisabilité du scénario en question. Il faut se poser la question suivante : si l'on n'y arrive pas, que se passe-t-il ? Dans un contexte international où l'évolution du prix de l'énergie peut être pénalisante, nous devons veiller à adopter un mode de transition énergétique qui nous garantisse les prix les plus compétitifs.
Ensuite, l'UFE a pris comme hypothèse une croissance économique de 1,7 %, niveau qui n'est pas déraisonnable et qui, en tout cas, est celui qui garantit à peu près le maintien de l'emploi en France. Or le maintien de la croissance, l'évolution démographique et les transferts d'usage – dans la mesure où une stratégie bas carbone suppose un transfert d'usage vers l'électricité – font que l'on ne peut pas baisser drastiquement la consommation d'électricité, parce que ce serait aller à l'encontre de la transition et cela aurait des conséquences très graves.
Sur le fait que notre parc électrique est un peu surdimensionné par rapport à nos stricts besoins, j'ai plusieurs observations à faire. Premièrement, l'exportation d'électricité nous rapporte à peu près 2 milliards d'euros par an, ce dont nous ne saurions nous plaindre. Deuxièmement, si la demande électrique est soutenue pour les raisons que j'ai indiquées, même si nous devons faire d'énormes efforts en matière d'efficacité énergétique, même si l'intensité énergétique doit s'améliorer dans les prochaines années, il nous faut un socle solide en matière de production électrique. Troisièmement, nous ne saurions renoncer à la prolongation possible des centrales nucléaires, car cela nous priverait d'une valeur économique réelle dans notre système, à une période où cela nous est bien nécessaire.
Je ne répondrai pas à votre question portant sur le nombre de réacteurs nucléaires dont nous aimerions voir prolonger la durée de vie. La décision relèvera de la responsabilité de l'ASN. Il faudra simplement se mettre en situation, quand c'est possible, de prolonger au-delà de quarante ans la durée de vie de ces réacteurs. Si c'est possible pour tous, ce sera très bien. S'il faut en arrêter certains, on le fera. Mais pour les raisons économiques que j'ai indiquées, chaque fois que l'on y réussira, ce sera un bienfait pour l'économie française. Nous en sommes persuadés.
Enfin, qui devra payer ? La réponse est assez claire : la loi a prévu que les coûts de production d'électricité et d'acheminement, et plus généralement tous les facteurs de coût, devraient être répercutés dans les tarifs. Même si des incertitudes planent sur les coûts de l'éventuelle prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires, cela reste encore un très bon investissement au regard des coûts des autres filières alternatives.
Sur la question de la demande et de la croissance, je vous invite à réfléchir sur un cas de figure assez simple, celui de la rénovation d'un logement. Une rénovation poussée peut permettre une baisse significative de la consommation d'énergie – par exemple de 300 kWh par m2 à 75 ou 85 kWh par m2, comme on sait le faire actuellement en énergie primaire. Cela signifie, pour l'usager, une baisse du niveau de l'énergie à acquérir pour satisfaire à ses besoins. Cela signifie, sur le plan économique, des travaux réalisés par des artisans et des PME, et de nouveaux services énergétiques – par le biais de la garantie de performance, par exemple. D'où un transfert de la production vers des services. C'est cela qui fait la croissance et l'emploi, et qui permet la réalisation de nouveaux équipements en matière de renouvelables.
Il faut donc avoir une vision systémique et ne pas se dire que si l'on consomme moins d'énergie, la France va dépérir. La question est bien entendu beaucoup plus large, et il peut être intéressant de travailler sur des modèles macroéconomiques, malgré leurs faiblesses et leurs difficultés d'usage.
Venons-en à la problématique de l'effacement et de la puissance. Dans le scénario négaWatt, nous avons été très précautionneux. Nous avons choisi, sur l'ensemble de la période, un niveau d'effacement qui ne dépasse pas celui d'aujourd'hui, et qui se situe aux alentours des 3 GW.
On peut imaginer que les réseaux intelligents, les smart grids, en se développant, viendront encore accroître les possibilités d'effacement. Moi qui travaille dans le milieu des études sur le bâtiment et l'urbanisme, je suis étonné par le fait que des objets quotidiens, comme les congélateurs ou les réfrigérateurs, seront connectés et permettront de faire de l'effacement. Tout cela va très vite et ouvre des marges de manoeuvre. Malgré tout, nous avons voulu être prudents.
Notre scénario prévoit, par ailleurs, un glissement vers beaucoup moins de chauffage à effet Joule, qui est le problème du réseau actuel. RTE, qui vient de refaire ses calculs, a évalué la sensibilité électrotechnique à 2 400 MW par degré : autrement dit, à chaque fois qu'en hiver la température baisse d'un degré en France, il nous faut mettre en marche deux réacteurs et demi de 900 MW. Vous savez que cette sensibilité électrotechnique est une malheureuse caractéristique française : nous avons la moitié de la sensibilité électrotechnique de l'Europe. Si on baisse cette valeur-là par une politique d'efficacité énergétique, de transfert vers des usages beaucoup nobles de l'électricité et vers d'autres énergies, on retrouvera une marge de manoeuvre. Dans notre scénario, nous redescendons cette consommation maximale sur l'ensemble du réseau aux alentours de 6070 GW, donc bien en dessous des records que vous connaissez, qui sont à 110 GW.
S'agissant des coûts de l'énergie, je suis très étonné par les chiffres que je viens d'entendre. Je travaille moi aussi sur ces questions et j'observe que certains coûts sont en train de descendre de façon stupéfiante. C'est vrai du photovoltaïque – y compris sur les installations domestiques – au point que la parité réseau ne paraît plus inaccessible. C'est vrai de l'éolien. Des éoliennes pouvant travailler sur des vitesses de vent un peu plus faibles, une vraie révolution s'annonce ; il sera ainsi possible de les déployer sur le territoire de façon beaucoup plus intéressante.
Les toutes dernières évaluations et analyses en matière de projection de la consommation d'énergie font apparaître pour la première fois une baisse tendancielle à long terme (2030) de la consommation d'énergie électrique dans le scénario dit « de croissance plus faible ». Ces éléments sont sortis ces derniers jours. En tout cas, les trois dernières années ont été marquées par une stabilisation.
Il est intéressant de regarder l'historique de la prospective : chaque année, la projection amène vers des niveaux plus bas pour ce qui est de la demande. Ces niveaux sont conformes à ce que l'on voit en Europe, avec une forte stabilisation, voire une baisse de la consommation d'électricité. Cela renforce les hypothèses que l'on peut prendre au fur et à mesure dans notre scénario.
J'observe tout de même que plus les prix augmentent, plus la parité réseau est proche, et que le facteur climatique et la désindustrialisation ne sont pas forcément étrangers à la baisse de consommation. Mais il faut regarder ce qui se passe sur plusieurs années pour pouvoir confirmer, ou pas, cette tendance.
Messieurs, je vous remercie. Vous nous avez donné des informations qui seront très utiles pour notre rapport.
L'audition s'achève à dix-sept heures trente.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire
Réunion du jeudi 17 avril 2014 à 15 h 30
Présents. - M. Denis Baupin, M. François Brottes, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, Mme Frédérique Massat, M. Michel Sordi
Excusés. - M. Damien Abad, Mme Sylvie Pichot, M. Franck Reynier