L'audition commence à neuf heures.
Messieurs, merci d'avoir répondu à notre sollicitation.
Cette commission d'enquête a été mise en place après les événements tragiques qui se sont produits à Sivens, mais elle ne peut pas empiéter sur le terrain de l'information judiciaire. Nous n'enquêtons donc pas sur les circonstances de la mort de Rémi Fraisse : notre travail a pour but de contribuer à améliorer le maintien de l'ordre dans notre pays, à la lumière notamment de ce qui s'est passé à Sivens, mais pas seulement.
Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Cottaz-Cordier et Rossignol prêtent serment.)
Nous vous remercions de nous entendre, à la suite du courrier qui vous a été adressé par les différentes organisations tarnaises que je représente ce matin : l'Association départementale des élus communistes et républicains (ADECR), les Alternatifs du Tarn, Europe Écologie-Les Verts, le Nouveau Parti anticapitaliste, le Parti communiste français et le Parti de Gauche. Je suis pour ma part le co-secrétaire du Parti de gauche dans le Tarn.
Si nous avons décidé de vous écrire, c'est en raison de la tournure inquiétante que prennent depuis quelques semaines les événements qui se déroulent autour de la zone de Sivens. Nous considérons que nous sommes confrontés à un comportement pour le moins ambigu de ceux qui ont en charge le maintien de l'ordre républicain. Notre responsabilité politique était donc, nous a-t-il semblé, de vous interpeller.
Aujourd'hui, les experts ont rendu leur rapport et donné en grande partie raison aux opposants, en affirmant que le projet de barrage n'apparaissait pas comme une solution adaptée ; la ministre de l'écologie a déclaré que ce projet n'était plus d'actualité. Sur place, cela a suscité une mobilisation des partisans du barrage, qui ont décidé de passer à l'action en engageant une stratégie de la tension : cela concerne des personnes sur le terrain, mais aussi des élus et des responsables de syndicats agricoles. Lors des derniers week-ends se sont déroulées différentes actions, notamment des occupations de la voie publique, qui ont interdit la circulation sur un certain nombre de routes autour du site de Sivens.
Il n'est évidemment pas question pour nous de refuser à ces personnes qui ne sont pas de notre avis le droit de manifester, puisque nous revendiquons ce droit pour nous-mêmes. Ce qui pose problème, c'est le comportement des forces de l'ordre : la neutralité, qui devrait être la règle, ne nous paraît pas respectée.
Je voudrais donc faire connaître à votre commission quelques faits que nous avons relevés.
Le 1er février dernier avait été déclaré journée mondiale pour la sauvegarde des zones humides. À cette occasion, des animations étaient prévues sur le site de Sivens, notamment des conférences destinées à sensibiliser le public à cette question. Plusieurs dizaines de personnes ont donc tenté de se rendre sur place, mais, dès l'aube, les routes étaient interdites à la circulation : des blocages avaient été installés par des individus très organisés. Parmi eux, certains étaient équipés de treillis et de brassards : il ne s'agissait pas du tout d'une action spontanée.
La circulation était donc interrompue à différents endroits, et, à chaque fois, les gendarmes étaient présents. Jamais les forces de l'ordre ne sont intervenues pour rétablir la circulation ; elles ont laissé les manifestants parfaitement libres de leurs actions. À plusieurs reprises, les gendarmes, sollicités par des personnes qui souhaitaient se rendre sur le site de Sivens, ont répondu qu'on ne passait pas. Ce blocage s'est poursuivi toute la journée, dans une ambiance pour le moins cordiale entre les personnes qui barraient les routes et les forces de l'ordre présentes, et un peu moins cordiale entre les personnes qui souhaitaient se rendre sur le site et celles qui bloquaient les routes. Des agressions physiques, des menaces verbales ont eu lieu, dont Patrick Rossignol vous parlera tout à l'heure. Certains incidents auraient pu avoir des conséquences graves : un camion de pompiers, appelé pour porter secours à une personne victime d'un malaise – sans rapport avec ces événements –, a été bloqué ; les personnes qui barraient les routes ont arrêté une voiture qui se rendait sur le site, et, constatant qu'elle transportait notamment des cagettes de nourriture, ont soupçonné – à juste titre – que ces denrées étaient destinées aux occupants du site : ils ont alors ouvert les portes du véhicule et se sont emparées des objets. Ils s'en sont même vantés sur leur site internet, avec un commentaire qui se voulait humoristique : « merci aux collaborateurs des zadistes pour leur “don” ». Ce qui est grave, c'est que la personne à qui ces choses ont été volées précise, dans sa plainte, que les gendarmes présents ne sont pas intervenus pour empêcher ce vol. À notre connaissance, les personnes à l'origine de ces agissements n'ont pas été inquiétées.
Les événements se sont poursuivis : une personne ayant retrouvé son véhicule les quatre pneus crevés est allée déposer plainte au commissariat de Gaillac ; je ne résiste pas au plaisir de vous lire un passage de la plainte telle qu'elle a été saisie : « aucune constatation n'a pu être réalisée par nos soins, car la victime n'a pas amené les roues complètes dégonflées. » Les gendarmes supposaient-ils vraiment que la personne allait apporter ses roues ?
Voilà quelle est l'ambiance sur le terrain. À la suite de ce dépôt de plainte, d'ailleurs, la personne a voulu regagner son véhicule et l'a cette fois trouvé renversé dans le fossé : elle est donc retournée porter plainte. Mais tout cela s'est déroulé dans l'indifférence générale. Les auteurs des faits n'ont pas été poursuivis, alors qu'un groupe de gendarmes se trouvaient en faction à 200 mètres de là. Ces événements ont lieu dans une zone truffée de gendarmes.
Ce même 1er février, une réunion de coordination des opposants au barrage était prévue dans la zone de Sivens mais, en raison des blocages, cette réunion a été déplacée à Gaillac, à une dizaine de kilomètres de là. Elle a eu lieu dans un appartement privé, mis à disposition par une militante, mais elle a été brusquement interrompue par l'arrivée de plusieurs gendarmes, armés, au motif que quelqu'un avait été agressé dans la rue et s'était réfugié dans cet appartement. La scène se déroule sur le palier, dans une très grande tension. Une des personnes qui se trouvait dans l'appartement prend la décision de filmer, mais un gendarme veut l'en empêcher. Alors que je m'interpose, le gendarme pointe son Taser à cinquante centimètres de la personne qui filmait, en lui ordonnant d'arrêter, et en ajoutant que sinon, cela va mal se terminer. Heureusement, un gradé arrive et, devant l'absurdité de cette situation, demande à ses hommes de partir ; tout a pu se terminer dans le calme.
On est là, je le rappelle, dans un immeuble, un lieu privé.
Un peu plus tard dans la journée, différentes exactions ayant eu lieu, plusieurs personnes décident d'aller porter plainte à Gaillac. Nous les accompagnons et une trentaine d'entre nous se retrouvent devant la gendarmerie. Ce sont là que se déroulent les faits les plus graves de la journée. Je vous lis l'une des dépositions – faite auprès du procureur de la République, elle engage celui qui l'a faite, puisqu'une déclaration inexacte est passible de poursuites : « Vers dix-sept heures, nous avons vu débouler trois véhicules, qui se sont garés à proximité du poste de gendarmerie. Cinq personnes en sont sorties et se sont dirigées rapidement dans notre direction ; l'une était armée d'une barre de fer d'environ soixante centimètres de long. […] Nous avons essayé de discuter. La tension est montée d'un cran lorsque la personne armée d'une barre de fer a violemment saisi l'appareil photo d'un journaliste présent sur place pour le fracasser sur le sol. » Nous sommes toujours devant le commissariat : les gendarmes observent la scène depuis la guérite d'accueil, sans intervenir, malgré les demandes répétées faites via l'interphone. Ils ne se décident enfin à s'interposer qu'après l'agression du journaliste. Les personnes sont raccompagnées à leur véhicule et repartent tranquillement. Des plaintes ont été déposées mais nous ne savons pas ce qu'elles sont devenues ; aucune personne n'a été inquiétée.
Ces incidents se poursuivent sur le site : le week-end suivant, une personne arrivant avec son véhicule voit une altercation et fait monter l'une des personnes prises dans cette altercation pour l'emmener : les manifestants favorables au barrage présents sur place renversent le véhicule – avec les passagers à l'intérieur. Une plainte a été déposée, mais aucune suite ne lui a été donnée, à notre connaissance. Tout cela dure sur le site de Sivens – toujours occupé – depuis plusieurs mois au moins. Il y a plus d'un an, déjà, une agression avait déjà eu lieu puisqu'une vingtaine d'individus étaient venus saccager une maison appelée « la métairie neuve », qui abritait des personnes occupant symboliquement le site. Les assaillants avaient tout détruit, cassé portes et fenêtres, répandu du répulsif… avant de repartir dans leurs véhicules dont les plaques d'immatriculation avaient été masquées : il s'agissait bien d'une opération commando. Nul n'a jamais été inquiété pour ces faits ; on n'a retrouvé personne.
Ce qui est constant, dans tous ces cas, c'est l'attitude que l'on peut qualifier de complaisante des forces de l'ordre. Jamais aucun des individus coupables de ces exactions n'a été inquiété. L'impunité dont ils semblent jouir, voire les encouragements de certains élus, renforcent leur détermination, les poussent à l'escalade et à la violence. C'est le fonctionnement même de la démocratie qui est en cause : pas plus tard que dimanche dernier, une candidate à l'élection départementale a été agressée, son véhicule tagué, ses pneus crevés. Là encore, plainte a été déposée. Je ne peux que qualifier ces méthodes de fascisantes ; elles sont, je le répète, le résultat de l'impunité dont certains ont le sentiment de bénéficier, mais aussi de l'attitude de certains élus qui exacerbent les tensions – et la période électorale n'est pas favorable au calme.
Nos organisations ne pensent pas que la violence soit un bon moyen de faire entendre nos voix. Le rôle des forces de l'ordre doit être de faire respecter la loi, pour tout le monde. Ce n'est malheureusement pas ce que nous constatons aujourd'hui autour de Sivens.
Ma position est particulière. Agriculteur céréalier ayant recours à l'irrigation – je cultive du maïs en société avec deux voisins –, membre de la FNSEA, je suis plutôt partisan des lacs collinaires dont l'utilisation me semble moins néfaste que le fait de puiser dans les nappes phréatiques. Au départ, je n'étais donc pas opposé au barrage de Sivens. C'est en tant que citoyen, père de famille et maire d'une petite commune du Tarn que je m'y suis intéressé ; en effet, je trouve choquant qu'alors qu'aucune urgence ne le justifie, l'on mobilise les forces de l'ordre au lieu de négocier avec les opposants au projet. J'ai plusieurs fois indiqué à M. Carcenac – que j'ai rencontré au Conseil général du Tarn et dans ma mairie – que sa position relevait de la folie : ce n'est pas en attisant les tensions par le recours toujours plus massif aux forces de l'ordre que l'on réglera la question. Je comprends le désarroi de Mme Lherm – pour un maire, une telle situation au sein de sa commune est intenable –, mais ce type de réaction ne fait qu'envenimer la situation. En tant qu'agriculteur, je me suis également intéressé au coût du projet, quatre à dix fois supérieur à celui du lac collinaire que j'utilise actuellement. Enfin, on aurait pu éviter d'envisager la construction du barrage dans une zone à protéger. En considérant l'ensemble du dossier, je suis parvenu à la conclusion que les opposants au barrage avaient raison – prise de position qui m'a valu les reproches de la profession agricole, y compris de mes propres associés.
Lors des manifestations qui ont précédé celle du 1er février, notamment les 25 et 26 octobre, j'ai pu constater le rapport de forces entre les opposants et les gendarmes. La présence de ces derniers n'avait rien de nécessaire – il n'y avait ni personnes ni matériel à protéger – et relevait de la provocation. Il faudrait comprendre qui en est responsable, même si l'on ne peut excuser le comportement des jeunes qui ont participé à la confrontation.
Le 1er février, je suis revenu sur le site, à la fois pour continuer à me tenir informé des événements, mais aussi du fait de la Journée mondiale des zones humides – autre enjeu important de mon travail. En effet, je m'occupe également du tourisme, encadrant des activités sportives telles que la spéléologie, le canyoning et la randonnée. Parti en confiance, je suis tombé sur des barrages imprévus ; m'étant garé à distance, je suis allé à la rencontre de ceux que je pensais être des agriculteurs, dans l'idée de discuter avec tout le monde. Si la conversation s'est bien déroulée avec certains d'entre eux – certainement de vrais agriculteurs –, je suis ensuite tombé sur des gens qui m'ont bousculé et menacé avec des barres de fer, promettant de retourner mon véhicule avec la fourche du tracteur. Parmi les insultes que j'ai essuyées : « J'espère que vos électeurs vous cracheront à la gueule quand ils sauront que vous soutenez ces rats ! » Un autre a alors répliqué : « Ce ne sont même pas des rats, c'est même pire, cette merde ! » Voilà le genre de phrases qui interdisent toute discussion.
La présence sur place des gendarmes – qui avaient une attitude correcte et surveillaient la situation – semble dans ce cas se justifier, même si d'autres témoins ont affirmé qu'un peu plus tard, ils ont clairement pris parti pour l'un des camps. En revanche, à Gaillac – où je me suis rendu ensuite –, le comportement ambigu des forces de l'ordre a été réellement révoltant. Venu pour assister à une réunion, j'ai appris l'arrivée sur la place des partisans du barrage ; en tant que maire – et n'étant pas habillé comme un zadiste –, j'ai cru pouvoir m'interposer. Descendant dans la rue, je suis allé à leur rencontre pour leur demander d'arrêter leur action. En réponse, je me suis à nouveau fait insulter et menacer par des individus en treillis armés de barres, le bras décoré d'une bande de scotch. Étonnamment, les gendarmes sont arrivés très vite, mais se sont contentés de discuter avec les partisans du barrage avant de remonter vers l'appartement en me bousculant presque au passage, pour y rejoindre plusieurs autres collègues. Les y voir en si grand nombre, lourdement équipés, était choquant. Quant à l'individu qui prétend avoir été agressé, ayant vu la scène et lu son témoignage dans La Dépêche du Midi, je doute de la réalité des coups qu'il a reçus et du caractère fortuit de sa présence sur les lieux.
Revenu à mon véhicule, je l'ai trouvé fracassé à coups de barres. À la gendarmerie, on a écouté avec attention ma plainte concernant le véhicule, mais l'on a refusé d'enregistrer la partie relative aux menaces. On m'a demandé si je n'avais pas vu quelqu'un se promener avec une arme blanche ; lorsque j'ai émis des réserves sur la réalité de l'agression, on m'a répondu que je n'avais pas à mettre la plainte en doute. La différence de traitement est ici flagrante. Une fois dehors, j'ai vu des voitures arriver et quatre ou cinq personnes en descendre, armées de barres ; j'ai alors appelé à l'aide, demandant aux gendarmes par interphone de venir s'interposer. Le gendarme en faction m'a alors répondu : « Non, ils n'ont rien dans les mains, je ne vois rien ». Les forces de l'ordre ont attendu l'agression du jeune journaliste et de deux autres personnes – visés en raison de leurs origines maghrébines ou à cause de leurs appareils photo ? –, et mon deuxième appel, pour sortir et nous séparer. Se promenant toute la journée avec des barres sans que la gendarmerie intervienne, les partisans du barrage font penser à une milice ; lorsque j'ai indiqué l'un d'entre eux à un gendarme, celui-ci l'a ceinturé gentiment – presque une accolade – et l'individu a jeté sa barre à travers les grilles de la gendarmerie avant d'être relâché. Les gendarmes ont laissé partir toutes ces personnes sans relever les identités. En revanche, lorsqu'un journaliste, membre du groupe, a commencé à s'indigner, un gendarme – sûrement un gradé – s'est mis à l'injurier, criant : « Vous m'emmerdez tous, d'un côté comme de l'autre ! » Cette histoire aurait pu se terminer par un drame et un scandale au niveau national.
Dans l'ensemble, les gendarmes obéissent aux ordres qu'ils reçoivent, même s'ils semblent parfois perdus et qu'il leur arrive de prendre des initiatives malheureuses – j'espère que c'est de cela qu'il s'agit dans l'incident de Gaillac. En revanche, on parle peu de la responsabilité des élus – départementaux ou syndicaux – qui ont incité au déploiement des forces de l'ordre et qui continuent, en cette période de campagne électorale, à attiser le feu et à dresser les uns contre les autres. La ZAD représente pourtant une société en miniature : si l'on y compte des personnes paumées et sûrement des délinquants, l'on y rencontre aussi des jeunes qui pourraient être nos enfants. Certains d'entre eux ont des capacités intellectuelles élevées – j'y ai vu des ingénieurs et une jeune fille qui a étudié à Sciences Po – et sont animés d'un idéal. Je conseillerais d'aller les voir car j'ai été agréablement surpris en les rencontrant. Les élus devraient se montrer plus responsables : le projet étant suspendu, il faut qu'ils reprennent la négociation au lieu d'attiser les tensions, puis d'envoyer les forces de l'ordre dans l'espoir que cette attitude autoritaire leur apporte des bénéfices électoraux.
L'abandon définitif du projet de barrage n'est pour l'heure pas certain ! Dans le courriel que vous nous avez adressé le 10 février 2015, sollicitant une audition devant cette commission d'enquête, vous dénoncez les agissements des partisans du barrage, évoquant des interdictions d'accès et des actes graves : violences physiques, menaces, destructions de biens. Pour qualifier ces faits – dont certains, comme le saccage de la voiture de M. Rossignol, semblent avérés –, vous utilisez le terme d'« exactions ». Vous avez également évoqué tout à l'heure la « stratégie de la tension ». Monsieur Cottaz-Cordier, ces faits sont-ils l'apanage des seuls groupes qui revendiquent le soutien au projet ? Quels termes emploieriez-vous s'agissant des modes d'action de certains opposants au barrage – que seul M. Rossignol a brièvement mentionnés ?
J'ai entendu avec beaucoup d'intérêt vos témoignages, qui correspondent assez bien à ce que j'avais moi-même pu observer sur le terrain une semaine avant le drame : une très grande tension et le sentiment, chez ceux qui occupent le site, d'être soumis à des formes d'intimidation et quelquefois d'humiliation.
Nous avons écouté le général qui a dirigé l'école de Saint-Astier ainsi que le général Favier, directeur général de la Gendarmerie nationale, et nous savons que le maintien de l'ordre est assuré par des hommes bien formés qui, normalement, ont pour vocation non d'aller à l'affrontement mais de maintenir à distance. N'avez-vous pas le sentiment que les hommes envoyés sur place ne sont pas formés à une occupation aussi longue – celle de la ZAD dure depuis plusieurs mois, alors que les opérations de maintien de l'ordre sont généralement brèves – et ont du mal à s'y habituer ?
Comme Notre-Dame-des-Landes ou Roybon, Sivens est un cas d'école qui témoigne de la difficulté des élus et des syndicalistes à trouver les moyens de la médiation. Vous qui êtes vous-mêmes élus, comment expliquez-vous cette difficulté, après tant de temps ? À écouter Patrick Rossignol, on a l'impression que nombre d'élus préfèrent à la médiation une stratégie de la tension. Votre témoignage, monsieur Rossignol, est d'autant plus intéressant que vous êtes membre du syndicat agricole majoritaire, extrêmement favorable au projet de barrage. Au-delà des raisons pour lesquelles on en est arrivé là, et que vous avez expliquées, comment trouver des lieux et des outils de médiation lorsqu'une occupation dure aussi longtemps ?
Vos témoignages sur le comportement des forces de l'ordre sont accablants. Ils attestent sinon d'une complicité, du moins d'une facilité donnée à certains et non à d'autres. Notre commission d'enquête les enregistre ; toutefois, notre rôle n'est pas de revenir sur ces questions mais d'entendre ce que vous dites aujourd'hui : vous qui vivez la situation au quotidien – surtout vous, monsieur Rossignol, qui êtes agriculteur irrigant –, quelles pistes suggéreriez-vous pour que ce genre de chose n'arrive plus ? Il en est une que beaucoup évoquent et à laquelle je crois que le Gouvernement travaille : revoir les procédures d'enquête d'utilité publique. C'est à mon avis la clé pour éviter ce type de conflit.
Je répondrai au rapporteur que les faits en question ne sont évidemment pas l'apanage des pro-barrage : bien sûr, il y a eu de part et d'autre des affrontements et, si l'on veut utiliser ce terme, des exactions. Le problème – et c'est là que le rôle de l'autorité publique et des forces de l'ordre est important – est la différence d'attitude face à ces actes.
Lorsque des exactions ont été commises par des opposants au barrage, ces derniers ont été plusieurs fois interpellés, ont subi des contrôles d'identité et même des condamnations. Ainsi, le 21 février, lors d'une manifestation organisée à Toulouse en soutien aux zones à défendre et où, selon Le Monde, « le dispositif des forces de l'ordre était particulièrement important », « pas moins de 17 manifestants ont été interpellés », peut-on lire dans ce journal, « principalement des casseurs ». Effectivement, il y a eu de la casse, et loin de nous l'idée de soutenir que c'est en allant casser des vitrines à Toulouse que l'on fera progresser la cause sur ces sujets. Mais le 23, deux jours plus tard, quatre personnes passaient en jugement et étaient condamnées à des peines d'emprisonnement avec sursis, à des amendes : ce n'est pas ce qui arrive aux autres personnes dont j'ai évoqué les agissements. Et c'est aussi ce sentiment d'une différence de traitement qui crée la tension sur le terrain.
Le 18 septembre, à Albi, des agriculteurs pénètrent dans la ville avec des tracteurs traînant des bennes de fumier qu'ils viennent déverser jusque devant les grilles de la préfecture, puis se rendent à la cité administrative où, trouvant porte close, ils brisent les barrières, entrent, déversent des tonnes de fumier qu'ils s'appliquent à faire quasiment entrer dans les bâtiments, ce qui imposera des travaux de nettoyage longs de plusieurs jours, donc coûteux. À aucun moment les forces de l'ordre n'interviennent : tout cela se déroule dans l'impunité la plus totale.
Cette impression qu'il y a deux poids, deux mesures, exacerbe les tensions et durcit les positions. Loin de moi, et des partis que je représente, l'idée de justifier les agissements contraires à la loi. Mais, en ce qui concerne Sivens, il faut reconnaître que, si les opposants n'avaient pas pris ces positions assurément discutables du point de vue de la légalité – en occupant une zone, une maison qui appartient au conseil général, où ils sont encore à ce jour –, si ces lanceurs d'alerte ne s'étaient pas ainsi élevés contre le projet de barrage, dont tout le monde considère désormais qu'il est mauvais, caduc, qu'il ne devra pas être réalisé de la manière initialement prévue, sans compter les problèmes de conflits d'intérêts, bref si ces personnes n'avaient pas franchi les limites de la légalité, ce projet serait aujourd'hui en cours de réalisation.
Comment améliorer les choses et faire en sorte que ces situations ne se reproduisent pas ? M. le président a évoqué la procédure d'enquête publique ; c'est effectivement sur ce terrain que les choses doivent être modifiées. On le voit dans tous les cas qui ont été cités, de tels projets ne peuvent se développer sans concertation locale avec la population, car ils ne peuvent être acceptés sans participation des citoyens à la prise de décision.
On demande toujours aux opposants au barrage de reconnaître les exactions, en particulier celles venant de la ZAD. Elles existent, on ne les nie pas, et moi moins que tout autre : j'ai vu des choses inacceptables. J'aimerais néanmoins que la demande de reconnaissance n'aille pas toujours dans le même sens et que l'on établisse une comparaison entre les différents agissements. Les dégradations de vitrines au conseil général, on les a laissées commettre même si certains les ont jugées bizarres. Mais il faut voir ce qu'ont subi les zadistes, qui sont des parias aux yeux de beaucoup et que l'on fait passer pour tels, un peu comme des Roms qui seraient parqués là et qu'il faudrait éjecter. Ils en ont fourni une liste, et nous avons tout un dossier qu'il nous faudrait la journée entière pour vous lire. La comparaison montre un déséquilibre. Simplement, les zadistes sont de plus petites gens. On a parlé de mon fourgon dans la presse parce que j'ai dit que j'étais maire : si c'était le véhicule derrière moi qui avait été cassé, ce serait passé inaperçu. Il faut donc faire preuve d'honnêteté des deux côtés, et ne pas toujours demander aux mêmes de baisser la tête et de reconnaître ce que font certains parmi eux. Dans la ZAD qui est, je le répète, une mini-société, il y a des bons et des moins bons.
Comment parvenir à gérer de telles situations ? Outre l'enquête d'utilité publique et la nécessité d'une implication accrue du citoyen, il y a peut-être quelque chose à revoir dès le stade des études préalables. Il n'est pas normal que, dans le cas de Sivens, celles-ci aient été confiées à un organisme comme la Compagnie d'aménagement des coteaux de Gascogne (CACG), que l'on connaît bien dans le monde agricole, et que l'on critique même si l'on y recourt – nous l'avons d'ailleurs écartée pour l'un des lacs collinaires que j'utilise. Il aurait fallu, au stade des études, plusieurs intervenants au lieu d'un seul – le constructeur qui plus est !
Toujours à ce stade, un problème se pose qui concerne les élus. Je ne veux pas les accabler : pour participer à des réunions à la communauté de communes, autour du SCOT, etc., je sais que l'on reçoit quantité de « pavés » que l'on a du mal à lire. Je suppose que cela se passe de la même manière au conseil général, même si les élus sont peut-être plus disponibles que je ne peux l'être comme maire d'une petite commune. Je comprends donc que l'on puisse voter un projet en confiance. J'aimerais simplement que les élus reconnaissent leur erreur, admettent qu'ils n'ont pas bien lu le projet et fassent marche arrière. Je suis montagnard, je sais qu'il faut parfois être capable de faire demi-tour. De plus, cette situation nourrit la suspicion alors qu'il serait bon que les élus redorent un peu leur blason en période électorale.
Quant au préfet – en réalité, deux préfets se sont succédé au cours de la période –, il n'a pas joué dès le début le rôle de conciliation qu'il a désormais endossé. Au départ, influencé par les élus, il a misé sur le rapport de forces pour décaper la zone avec l'aide des forces de l'ordre, au lieu d'assurer d'emblée une médiation. Du coup, il ne parvient plus à maîtriser les élus qui continuent de jeter de l'huile sur le feu. Et, actuellement, tout le monde se rejette la balle : l'État dit que c'est au conseil général de prendre la décision, le conseil général estime que l'ordre n'est pas de son ressort, la commune est désemparée car elle manque de moyens. Peut-être faut-il donc réfléchir aussi à la question de savoir qui peut prendre l'initiative d'une négociation en pareil cas.
En ce qui concerne enfin la formation de la gendarmerie, il y a peut-être en effet un problème. Je ne connais pas bien la question, mais il semble qu'il y ait différents niveaux. Certains gendarmes qui relèvent de mon secteur et avec qui j'ai discuté ne me paraissent pas avoir bénéficié d'une préparation avant d'être envoyés sur place. Pour eux, quand ils sont chez moi à Dourgne, il est davantage question de relation humaine que de rapport de forces. Ces gendarmes-là sont désemparés. Tous ne sont donc pas formés à la même école.
En effet, il y a des formations différentes. Plus précisément, les gendarmes vraiment formés sont les gendarmes mobiles, issus de l'école de Saint-Astier, considérée comme l'une des meilleures au monde du point de vue de la conception du maintien de l'ordre. Les autres ne sont pas formés, et peuvent dès lors se trouver dans la situation du gendarme que vous décriviez, qui sort un Taser dans un lieu privé alors que ce n'est pas du tout la règle.
Nous verserons au dossier de notre commission d'enquête tous les éléments que vous nous avez fait parvenir par écrit. Si vous en avez d'autres à nous transmettre, n'hésitez pas à le faire. Nous vous remercions à nouveau d'avoir accepté notre invitation, ce qui nous permet d'être éclairés sur l'avant ainsi que sur l'après, que nous devons aussi intégrer à notre réflexion. Comme vous pouvez le constater, nous avons souhaité entendre tout le monde, y compris ceux qui sont opposés au barrage et qui ont des témoignages aussi importants que les vôtres à nous apporter.
L'audition prend fin à neuf heures cinquante-cinq.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens
Réunion du mercredi 25 février 2015 à 9 heures
Présents. - M. Noël Mamère, Mme Nathalie Nieson, M. Pascal Popelin
Excusés. - M. Jean-Pierre Barbier, M. Daniel Boisserie, M. Gwenegan Bui, M. Guy Delcourt, M. Pascal Demarthe, M. Hugues Fourage, M. Christophe Priou