COMMISSION D'ENQUÊTE SUR LA FIBROMYALGIE
La séance est ouverte à neuf heures trente.
La commission d'enquête sur la fibromyalgie procède à l'audition du docteur Jean-François Gérard-Varet, conseiller ordinal, membre de la section Santé publique et démographie médicale du Conseil national de l'ordre des médecins.
Docteur Gérard-Varet, je vous souhaite la bienvenue. Nous avons décidé de rendre nos auditions publiques ; elles sont donc ouvertes à la presse et retransmises en direct sur le site internet de l'Assemblée nationale. Avant de vous céder la parole, je vous indique que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Jean-François Gérard-Varet prête serment).
Médecin de campagne et gériatre hospitalier en Bourgogne, j'ai eu à suivre des patients atteints de l'affection complexe qu'est la fibromyalgie. Intéressé par cette pathologie, j'ai constitué un réseau de correspondants pour tenter de la comprendre. C'est pourquoi M. Patrick Bouet, président de l'Ordre des médecins, m'a dépêché aujourd'hui. J'ai aussi eu l'occasion de m'entretenir de la fibromyalgie avec des amis universitaires, au nombre desquels M. Patrick Giniès, médecin responsable du centre d'évaluation et de traitement de la douleur (CETD) du centre hospitalier universitaire (CHU) de Montpellier. Il vous éclairerait utilement sur les hypothèses que l'on forme sur cette maladie – puisque c'est bien d'hypothèses qu'il s'agit : à ce jour, cette pathologie se résume à ce que je dirai être un grand flou pluri-focal. Elle a été décrite au XIXe siècle, revue par les Canadiens et les Américains, et étudiée il y a une quarantaine d'années par le professeur Marcel-Francis Kahn, rhumatologue à l'hôpital Bichat. En 1990, le Collège américain de rhumatologie s'est attaché à donner des bases un peu plus solides à ce syndrome. Au stade où nous en sommes, la cadre est celui d'un ensemble de symptômes apparents, cliniques et subjectifs, sans preuves apportées par des examens paracliniques complémentaires. Le syndrome est là mais les causes n'en sont pas connues, non plus que le traitement possible.
Les trois symptômes associés les plus importants sont une polyalgie diffuse, une fatigue chronique et des troubles du sommeil. Peuvent y être associés de nombreux autres troubles : colopathie fonctionnelle, maux de tête, douleurs ventrales ou vésicales, dysautonomie, hypotension, anxiété, dépression, troubles cognitifs… Mais, à l'examen clinique, le médecin saisi de ces plaintes ne trouve quasiment rien, mis à part les points douloureux recensés par le Collège américain de rhumatologie et dont je vous dirai un mot. C'est pourquoi le corps médical a si longtemps buté sur la reconnaissance de cette pathologie. Parce qu'ils n'avaient rien trouvé à l'examen clinique ni par le biais des examens paracliniques complémentaires – analyse de sang, imagerie de recherche, biopsie musculaire, analyse de nerfs –, certains médecins ont considéré que la maladie n'existait pas ; bref, l'incompréhensibilité du syndrome a eu pour conséquence, pendant longtemps, une sorte de fuite intellectuelle. Les choses ne se sont un peu améliorées que depuis une quinzaine d'années mais, aucun substrat anatomo-pathologique ne confirmant une lésion, nous restons face à un trouble fonctionnel.
Le Collège américain de rhumatologie a fait la liste de dix-huit points sensibles à la palpation. Pour s'orienter vers un diagnostic de fibromyalgie, il faut en premier lieu que les douleurs dont le patient se plaint soient confirmées par la pression douloureuse d'au moins onze de ces dix-huit points – mais on sait qu'un individu fatigué ou déprimé peut aussi être dolent.
Les comorbidités ont également troublé le corps médical. Au nombre des pathologies associées, je citerai en premier lieu le syndrome dépressif majeur, sans que l'on sache déterminer s'il précède le développement de la fibromyalgie, s'il lui est consécutif ou si le terrain favorise la survenue des deux affections ; les dernières recherches semblent démontrer qu'il accompagne la fibromyalgie sans en être nécessairement à l'origine. On a également constaté des troubles anxieux généralisés, si graves que l'on a parlé de catastrophisme, décrit des névroses accompagnantes, et même mentionné le stress post-traumatique comme pouvant déclencher une fibromyalgie. Tout cela a beaucoup perturbé les médecins depuis trente ans : à chaque fois, les aspects psychiatriques l'emportaient sur la pathologie clinique apparente, ce qui explique l'errance diagnostique.
L'épidémiologie montre une très nette prévalence de la maladie chez les femmes : huit cas sur dix décrits les concernent. Diverses hypothèses sont formulées pour expliquer cette disparité, la première étant une différence des systèmes neurologiques selon les sexes. Le système neurologique se subdivise entre le cerveau et les nerfs, qui transmettent les informations et la douleur. L'hypothèse a été émise d'une influence hormonale – les oestrogènes étant moins puissants contre la douleur que les androgènes –, ou encore que, le seuil de la douleur étant plus bas chez la femme, elle la perçoit plus vite que l'homme. On compte aussi, dans la liste des comorbidités, les fibromyalgies associées : polyarthrite rhumatoïde, spondylarthrite, lupus érythémateux disséminé, syndrome de Sjögren… Le professeur Giniès m'a dit que, dans certains cas, une fois la pathologie associée traitée, la fibromyalgie disparaissait. Ces pathologies connexes ajoutent à la complexité du diagnostic. Enfin, il existe un syndrome dit de fatigue chronique. Parce que, dans la fibromyalgie, la fatigue musculaire entraîne l'épuisement de l'organisme, certains ont longtemps pensé qu'il s'agissait d'une même pathologie sous deux masques. Il n'en est rien pour l'instant.
J'en viens aux conséquences pathologiques de ce syndrome et à ses conséquences sociales, qui sont les plus importantes. L'évolution se fait vers une forme chronique. Si l'on excepte les suicides possibles en cas de dépression aiguë, elle n'est pas létale : il se produit une lente altération de l'organisme touché.
Pour ce qui est de la physiopathologie de cette affection, plusieurs hypothèses ont été émises – elles demeurent des hypothèses. L'imagerie selon le procédé de tomographie par émission de positrons (TEP) montre qu'une zone du cerveau s'active en cas de douleur, l'imagerie fonctionnelle traduisant en couleurs le système électrochimique qu'est le cerveau, et donc les flux qui interviennent – l'épilepsie est un exemple de perturbation de l'activité électrochimique cérébrale.
De nombreuses hypothèses sont formulées actuellement, de nouvelles recherches étant rendues possibles par les nanotechnologies et les neurosciences. On envisage ainsi des traitements par des neuromédiateurs, corps chimiques enzymatiques présents dans le cerveau. Ainsi, l'une des caractéristiques de la maladie de Parkinson est la baisse de la dopamine : si on administre de la dopamine au malade, le tremblement disparaît. Le rôle de la sérotonine ou de la noradrénaline a été beaucoup évoqué dans le syndrome fibromyalgique car, outre que leur taux dans le cerveau est diminué chez les dépressifs, ces neurotransmetteurs interviennent dans le contrôle de la douleur. Mais l'on en reste à des hypothèses de recherche.
En résumé, la fibromyalgie est un désordre du système central de la douleur – et des corps chimiques intracérébraux et de la transmission de la douleur par la fibre nerveuse périphérique. L'hypothèse de causes neuroendocriniennes a également été évoquée mais, selon certains chercheurs, le dérèglement de l'hypothalamus ou de l'hypophyse serait une conséquence de la maladie plutôt que sa cause.
Selon le rapport de la Haute Autorité de santé (HAS), on assisterait à la « diffusion de la notion de fibromyalgie ou de syndrome fibromyalgique dans l'espace public, sous le concept de fabrication de nouvelles maladies, sous la pression des industries pharmaceutiques, des lobbies médicaux, des associations de malades et des compagnies d'assurance ». Qu'en pensez-vous ?
Cela a effectivement été signalé par certains organismes il y a quelques années. Mais, le syndrome étant décrit au XIXe siècle déjà, je ne pense pas que l'industrie pharmaceutique en soit à l'origine…
Quelles sont les méthodes de diagnostic de la fibromyalgie ? Les questionnaires FIRST et FIQ sont-ils utilisés par les médecins généralistes ? Lequel vous semble le plus pertinent ?
L'examen est fondé sur l'interrogatoire du patient qui se plaint d'une douleur datant de plus de six mois et décrit les symptômes de son trouble, et sur l'examen clinique des points douloureux. Mais, aucun argument ne permettant actuellement d'affirmer avec certitude une fibromyalgie, le diagnostic ne peut se faire que par élimination. À chaque fois que quelqu'un se présente avec ce type de tableau, il s'ensuit des examens cliniques ou paracliniques innombrables, avec des demandes d'avis de rhumatologue, de neurologue, de médecin interniste, voire d'un centre antidouleur. Les médecins généralistes doivent trouver et affirmer les points douloureux. Le problème est que le syndrome fibromyalgique ne leur a pas été décrit au cours de leurs études universitaires – en tout cas pas à l'époque où j'étais étudiant. La formation professionnelle continue est donc indispensable. Ayant été responsable de formation continue dans le département où j'exerçais, j'ai organisé deux sessions de formation sur la fibromyalgie en dix ans grâce à l'aide des rhumatologues et des internistes.
Les questionnaires sont très peu connus et aléatoires car les formes et les origines de la douleur sont innombrables ; il faut être très intéressé par son dépistage pour s'y lancer. De plus, même si le généraliste suspecte cette pathologie, il sera toujours en décalage par rapport au déclenchement du syndrome, car les patients ne consultent pas immédiatement, si bien que l'hypothèse diagnostique sera toujours posée avec retard. Le syndrome fibromyalgique n'étant pas reconnu comme une pathologie, le généraliste, jusqu'alors, était très mal informé par l'Université. Le doyen de ma faculté d'origine a fait valoir que l'on ne pouvait enseigner aux étudiants en médecine l'ensemble considérable des connaissances et qu'il laissait cela au département de médecine générale et au développement professionnel continu (DPC). En résumé, le diagnostic, très difficile, se fait par élimination.
Dans les centaines de témoignages qui nous sont parvenus depuis la constitution de la commission d'enquête, qui suscite de fortes attentes, la question du temps qui s'écoule avant qu'un diagnostic de fibromyalgie soit posé revient de façon répétitive : certains de nos correspondants disent avoir attendu jusqu'à six ou sept ans. Notre commission souhaite trouver des pistes d'amélioration telles que, face à un patient qui se plaint des trois dérèglements principaux que vous avez cités, tout généraliste en vienne au bout de quelques mois à envisager au nombre des hypothèses diagnostiques possibles celle de fibromyalgie, quitte à l'affiner par la suite. Le premier obstacle, c'est la lenteur du diagnostic et, quoi qu'en disent les doyens, je considère, en tant que citoyenne et aussi de malade potentielle, que nos médecins doivent connaître l'ensemble des pathologies.
J'en suis d'accord, bien sûr. Pour cela, il faut introduire le syndrome fibromyalgique de manière plus pertinente dans le programme de pathologie du deuxième cycle des études de médecine et, surtout, dans le DPC, qui vaut pour les médecins généralistes déjà en exercice – alors qu'en deuxième cycle les étudiants n'ont pas encore choisi leur voie. Des « piqûres de rappel » sont nécessaires, et c'est le but des DPC, qui sont définis par les agences régionales de santé (ARS). L'Ordre des médecins n'a pas pour rôle de dire aux praticiens comment ils doivent traiter une pathologie, puisque le médecin est libre de ses prescriptions. Il peut seulement leur rappeler qu'il est tenu par l'exigence déontologique d'exercer « compte tenu des données acquises de la science » et, pour cette raison, leur demander de se tenir informés des avancées de la recherche et donc de suivre le DPC. C'est une voie intéressante que l'Ordre des médecins peut appuyer dans ses bulletins trimestriels, mais il doit s'en tenir là.
Quel temps un médecin consacre-t-il à un patient atteint de ce syndrome ? Les douleurs sont diffuses et fluctuantes, les examens se multiplient en vain et le malade a le sentiment que sa plainte n'est pas entendue.
Il s'agit de reconnaître l'existence du trouble, et l'on y vient. Il y a vingt ans, cette pathologie n'était pas reconnue, au point que le docteur Giniès parlait d'« injustice sociale ». C'est l'une des pathologies pour lesquelles il faut consacrer le plus de temps au patient – pour ma part, entre une demi-heure et trois quarts d'heure. Une écoute attentive fait partie du traitement, et l'empathie sert à comprendre la demande. Je comprends que les personnes souffrant de ce trouble demandent une reconnaissance et, avec elle, une prise en charge institutionnelle, mais c'est un autre chapitre que l'acte médical lui-même. Las, en ces temps de démographie médicale déficitaire, singulièrement dans les zones rurales, je crains que mes confrères, débordés, ne soient pas en mesure de consacrer entre trente et quarante-cinq minutes à un patient.
Il faut aussi que le syndrome fibromyalgique soit reconnu comme une pathologie en soi par le corps médical. Ce n'est pas le cas de tous les internistes, en une sorte d'échappement dû à l'incompréhension faute d'explications rationnelles ; le patient ressent désagréablement qu'on ne mette pas de nom sur son mal et qu'on ne lui propose pas de traitement de fond. Il ne s'agit pas de psychiatrie ; pourtant, ayant sollicité l'avis de psychiatres, j'ai constaté que, occultant la fibromyalgie, ils classaient immédiatement l'affection au rang des névroses ou de psychoses.
Vous avez cité les trois symptômes caractéristiques de cette affection, mais aussi beaucoup d'autres ; étant donné le flou persistant, n'a-t-on pas tendance à faire de tout trouble un symptôme de fibromyalgie ? D'autre part, le problème ne tient-il pas pour partie à l'insuffisante formation des médecins généralistes à ces questions ? Si tel est le cas, ne faut-il pas faire appel à des membres des professions paramédicales mieux formées aux relations avec les patients atteints de fibromyalgie ?
Ils sont pléthore ceux qui nous disent leur désarroi : leur maladie n'étant pas reconnue pour ce qu'elle est, leurs employeurs et leurs proches pensent que les symptômes sont dus à une dépression nerveuse. Vous-même venez d'indiquer que, souvent, les psychiatres occultent le volet non psychique de l'affection. Dans quel sens s'établit le lien de causalité entre fibromyalgie et dépression ? Le médecin généraliste est-il à même de distinguer ce qui relève de l'une et de l'autre quand il reçoit un patient venu le consulter pour les symptômes que vous avez décrits ?
Vos questions disent la complexité du diagnostic. Le généraliste ne peut, hélas, faire cette distinction initialement : il faut commencer par établir le diagnostic de fibromyalgie. Mon attention a été appelée par le docteur Giniès et par un médecin interniste de Dijon sur une enquête dont il ressort que, sur cent cas étiquetés « fibromyalgie », dix étaient probables, les quatre-vingt-dix autres étant soit des dépressions, soit des fatigues chroniques, soit des névroses, soit autre chose encore. Le flou demeure sur la définition de la pathologie, si bien que le médecin généraliste ne pourra pas dire : « Vous avez une fibromyalgie ». Confronté à un ensemble de symptômes, il prescrira des examens et, entendant la plainte du patient, peut demander à un spécialiste – rhumatologue, neurologue ou interniste – de le prendre en charge. Mais, outre que cela demandera du temps, on ne trouvera pas davantage d'origine au trouble et on se limitera à dire qu'il s'agit probablement d'une fibromyalgie, qui peut être accompagnée d'une maladie auto-immune – polyarthrite, lupus érythémateux, thyroïdite… – dont on ne connaît pas davantage la cause du déclenchement.
L'aspect dépressif est un aspect majeur du tableau ; les spécialistes penchent en faveur de l'hypothèse d'un syndrome dépressif provoqué par la douleur et la fatigue. Le rapport de causalité est plutôt en ce sens. Dans le traitement, on utilise beaucoup d'antidépresseurs de dernière génération car ce sont des régulateurs de la sérotonine : les dépressifs « purs » vont mieux et les patients atteints de fibromyalgie aussi, la sérotonine agissant sur le contrôle de la douleur. De même, les antiépileptiques régulent certains circuits de la douleur.
Je ne vois que des avantages à ce que la formation médicale initiale à ce sujet s'accentue. L'Ordre des médecins peut intervenir en ce sens auprès de la Commission nationale des études de maïeutique, médecine, odontologie et pharmacie ou de la conférence des doyens des facultés de médecine, mais je continue de penser que la révision du programme du DPC, parce qu'il concerne directement les généralistes, serait plus efficace, de même que l'organisation de séminaires consacrés à la fibromyalgie.
Après la création des départements de médecine générale, j'ai été maître de stage à la faculté et, pour appeler l'attention des étudiants sur la nécessaire empathie avec les patients, je citais souvent le cas de la fibromyalgie. Il est fondamental de maintenir les stages à l'hôpital et en cabinets libéraux, de sorte que les étudiants qui vont passer leur thèse prennent conscience de ce que doit être leur comportement à l'égard des patients.
Des études scientifiques confirment-elles le lien entre un choc émotionnel et l'apparition de troubles du système électrochimique cérébral ?
Oui, un choc émotionnel peut provoquer un dérèglement fonctionnel durable, mais prouver ce lien est très difficile.
En l'absence de recommandations de bonnes pratiques, faut-il privilégier un traitement médicamenteux ou un traitement non médicamenteux ? Le premier ne présente-t-il pas un risque iatrogène ? Une approche multiprofessionnelle est-elle souhaitable, notamment pour renforcer l'éducation thérapeutique du patient ?
Toute thérapeutique active aura un effet iatrogène ; sinon, c'est que la substance prescrite est un placebo – qui peut d'ailleurs aussi avoir un effet iatrogène… L'Organisation mondiale de la santé répartit les antalgiques en trois classes thérapeutiques. Dans la classe 1, on trouve le paracétamol, qui n'agit pas sur les douleurs en question ; dans la classe 3, les dérivés morphiniques n'ont pas d'effet autre qu'addictif sur les patients souffrant d'un syndrome fibromyalgique. C'est dans la classe 2 que l'on trouve des analgésiques utiles ; le médecin leur adjoindra un antidépresseur s'il le juge utile.
À cela s'ajoutent des prises en charge non médicamenteuses : rééducation fonctionnelle, massages ou encore balnéothérapie. Certains centres ont mis au point des prises en charge intégrales – esprit et corps – du patient pendant trois semaines. Il y a aussi l'acupuncture, dont l'effet, s'il n'est pas total, est certain, et encore l'homéopathie. Tous ces traitements, intéressants, sortent de la vision rationnelle de la médecine française ; plus grand est leur effet, plus on sera fondé à en déduire que la pathologie n'est pas organique mais qu'elle a un substrat fonctionnel.
J'en viens aux demandes de prise en charge institutionnelle. Elles sont de deux sortes : l'assurance maladie et l'allocation d'adulte handicapé (AAH). L'affection de longue durée (ALD) ne peut être reconnue aussi longtemps qu'elle n'est pas fondée. J'ai obtenu pour un malade une ALD « hors liste » après avoir beaucoup bataillé avec le médecin-conseil concerné, mais elle a été accordée pour une durée limitée et renouvelée de six mois en six mois, ce qui ne convient pas à une pathologie chronique. Pour ce qui est de la prise en charge au titre d'adulte handicapé, je rappelle que de 20 % à 30 % des cas seulement évolueront vers un handicap grave. Un patient en état dépressif doit surtout travailler, et cela vaut aussi pour un patient fibromyalgique stabilisé ; cela lui fera le plus grand bien. Il faut agir au cas par cas, et ne pas généraliser. On peut essayer d'obtenir une ALD « hors liste » pour un patient spécifique, mais, dans une optique de santé publique, il serait plus intéressant de réintroduire des maladies cardio-vasculaires telles que l'hypertension artérielle sévère dans la liste des pathologies justifiant une ALD que d'ajouter la fibromyalgie à cette liste. La prise en charge au titre de l'adulte handicapé peut être envisagée.
Les malades, ne sachant de quoi ils souffrent, se pensent souvent atteints d'une maladie grave et s'inquiètent terriblement. Il serait bon de les informer mieux sur leur mal et sur le parcours de soins qui les attend ; cela les rassurerait.
Ne pas pouvoir porter de diagnostic est délétère, c'est vrai. Cela vaut pour toute pathologie, car lorsque le malade sait de quoi il est atteint, il se met en marche pour se traiter. Mais le diagnostic de fibromyalgie ne pouvant être posé que par élimination, il faut du temps avant de pouvoir dire à un patient que l'on pense qu'il est atteint de ce trouble. Cela étant, certains malades, une fois leur pathologie nommée, s'y enferment, ce qui pose un autre problème.
La prise en charge des patients atteints de fibromyalgie par les caisses primaires d'assurance maladie est-elle fluide et claire ?
Elle s'aligne sur les recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS) et de l'Académie de médecine. Si le cadre était celui d'une ALD intégrale, ce serait un gouffre pour l'assurance maladie, qui ne peut se le permettre pour l'instant. Des adaptations sont possibles, je l'ai dit : des ALD temporaires ou des prises en charge reconnues pour éviter que les patients ne se mettent entre les mains de charlatans en suivant des systèmes de traitement non validés en France. J'observe à ce sujet que ni les traitements par balnéothérapie ni la rééducation fonctionnelle n'ont été validés par des études en double aveugle. Il faut avancer à pas lents. L'assurance maladie répond aux demandes faites au cas par cas ; nous sommes réservés sur les suites à donner à la demande d'ALD généralisée.
Quiconque a un gros rhume peut se rendre chez le médecin pour une consultation qu'il payera 23 euros et qui lui sera remboursée, comme sera remboursé le médicament prescrit à cette occasion et dont il aurait pu se passer. N'est-il pas paradoxal d'admettre la prise en charge de pathologies bénignes mais de craindre que la reconnaissance de la fibromyalgie comme affection de longue durée ne crée un gouffre financier ?
Les finances de l'assurance maladie se sont déplacées vers la prise en charge des gros risques, qu'elle prend tous en charge même lorsqu'il s'agit de pathologies extrêmement coûteuses. Il est évident qu'une rhinopharyngite banale ne devrait pas être soignée par un médecin, mais la demande est pressante ; devrait-elle être prise en charge ? C'est tout le problème du petit et du gros risque. Dans ce cadre, où placer la fibromyalgie ? Présente-t-elle un risque majeur pour l'état de santé du patient ? Si les chercheurs l'affirment, pourquoi ne pas la prendre en charge ? Mais s'ils disent que cette pathologie chronique est lentement évolutive pour certains et sans grosses conséquences pour les autres, il faut privilégier des prises en charge au cas par cas, et accorder aux patients les plus gravement atteints la reconnaissance sociale et financière de leur état. La psychothérapie, traitement très intéressant de cette affection, n'est pas prise en charge, si bien que l'on constate couramment l'arrêt des soins après quelques séances seulement parce que cela coûte cher. Il serait plus intéressant qu'une psychothérapie soit prise en charge correctement que certains médicaments qui n'auront pas d'effet.
Vous paraît-il pertinent de prévoir un volet consacré à la fibromyalgie dans le cadre du diagnostic territorial partagé prévu par la loi de modernisation de notre système de santé ?
Je suis réservé. Si l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) publie des données plus consistantes l'an prochain, pourquoi pas ? Pour l'instant, il me semble que ce serait mettre la charrue avant les boeufs.
Disposez-vous de données relatives aux conséquences de la maladie sur la vie professionnelle, sociale et familiale des patients ?
Les conséquences secondaires de la maladie sont plus importantes que ses causes. Elles doivent être mesurées attentivement et entraîner, le cas échéant, la reconnaissance de l'état d'adulte handicapé. Mais on est toujours dans le flou. L'assurance-maladie, qui n'a aucune recommandation à ce sujet, peut accepter une demande fondée sur des points particuliers. Quant aux dossiers d'adulte handicapé, ils sont fondés sur des expertises, et la commission travaille sur pièces, sans obligatoirement examiner le malade.
Le nombre ne fait pas la maladie, mais que les troubles dont il a été question frappent un grand nombre de nos concitoyens donne à penser. Existe-t-il dans l'histoire médicale d'autres affections dont la multiplicité de symptômes a retardé à ce point la reconnaissance ?
La spasmophilie, pathologie des années 1960 à 2000, a décliné jusqu'à disparaître « au bénéfice » de la fibromyalgie. Sommes-nous dans le même cadre ? Des études ont été faites aux États-Unis sur ce transfert entre deux maladies cousines. Il en va de même pour la fatigue chronique. Pour toutes ces affections, on est dans un « flou psychosomatique fonctionnel ». Pour résumer, la fibromyalgie c'est un tiers de neurobiologie, un tiers de psychologie et un tiers de sociologie. Il en était de même pour la spasmophilie dans les années 1960, mais le handicap induit était beaucoup moins marqué qu'il ne l'est par la fibromyalgie.
À l'époque, des études avaient-elles été menées sur la spasmophilie, et avec quelles conclusions ? Il serait bon de savoir si la fibromyalgie est la nouvelle pathologie à la mode, qui s'estompera comme a disparu la spasmophilie.
Il y avait un effet de mode certain, une question sociologique ou sociale, et l'impact du stress n'était pas anodin. J'ai mentionné le stress post-traumatique. On a parlé de certaines tumeurs du sein apparues après un choc psychologique important ; ce n'est pas nécessairement la cause directe, mais un tel choc peut avoir un effet inducteur, le stress favorisant l'éclosion d'une tumeur sous-jacente. On est là dans le domaine psychosomatique. Je n'ai pas connaissance d'études sur la spasmophilie ; on se limitait à un constat.
Avez-vous connaissance de patients atteints de fibromyalgie dont l'état de santé s'est soudainement normalisé ?
Je n'en ai pas vu à titre personnel, mais cela a été décrit dans des études, soit que le traitement de la pathologie associée ait fait disparaître le syndrome fibromyalgique, soit que le trouble ait disparu comme il était apparu, sans que l'on puisse parler de guérison.
Puis la commission entend le professeur Serge Perrot, vice-président de la Société française d'étude et de traitement de la douleur et chef du service de la douleur, Hôpital Cochin-Hôtel Dieu, Paris.
Nous accueillons M. Serge Perrot, à qui je souhaite la bienvenue. Nous avons décidé de rendre publiques nos auditions ; elles sont donc ouvertes à la presse et retransmises en direct sur le site internet de l'Assemblée nationale. Avant de vous céder la parole, monsieur Serge Perrot, je vous indique que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Serge Perrot prête serment).
Je vous remercie de m'avoir invité à parler du difficile problème de la fibromyalgie, un de ces syndromes médicalement inexpliqués qui ont du mal à trouver leur place en France. Dans la médecine cartésienne, une maladie doit avoir une cause, un mécanisme et des marqueurs biologiques ou d'imagerie. Or, dans quelque 20 % des pathologies, on se trouve face à des symptômes médicalement inexpliqués. C'est le cas en gastro-entérologie avec les colopathies fonctionnelles, en urologie avec la cystalgie à urine claire, c'est aussi le cas en rhumatologie avec la fibromyalgie. Parce qu'elle est due à un dérèglement de la modulation de la douleur qui est difficile à mettre en évidence et à quantifier, on dit aux patients atteints que, les examens paracliniques étant normaux, ils n'ont rien, alors même qu'il y a une plainte et des symptômes. Cette réponse n'est de nature ni à améliorer leur état ni à les rassurer. Les symptômes de ce type étant souvent associés à de l'anxiété ou à une dépression et à une désinsertion psychologique, sociale et professionnelle, il est facile pour un médecin qui, ne comprenant pas ces troubles, est en échec thérapeutique, de cataloguer la pathologie comme relevant de la psychiatrie, alors que ce n'est pas le cas : certes, le cerveau est en cause, mais tout ce qui a trait au cerveau n'est pas psychiatrique.
La fibromyalgie est une perturbation de la modulation des voies de la douleur, système complexe : le cerveau, hypersensible à toutes les stimulations, ne parvient pas à inhiber la douleur, qui se diffuse. Les patients ont mal partout, présentent des troubles du sommeil et des symptômes multiples mais la véritable maladie est une maladie de la douleur, ce que la médecine cartésienne conçoit mal. Elle connait différentes appellations selon la manière dont elle s'exprime : fibromyalgie en cas de troubles musculo-tendineux, colopathie fonctionnelle en cas de troubles gastroentérologiques. Tel est l'état de la science.
Les recherches sont surtout développées dans les pays du Nord de l'Europe et en Amérique du Nord. Les préjugés y sont moindres qu'en France, où la fibromyalgie est souvent considérée comme une dépression masquée. Or, les antidépresseurs aideront un peu les patients fibromyalgiques, mais ils seront bien davantage secourus par une prise en charge globale visant à remoduler efficacement les voies de la douleur. Exerçant dans un centre d'étude et de traitement de la douleur (CETD), je traite les formes les plus graves, mais les formes mineures sont probablement beaucoup plus fréquentes et il faudrait les diagnostiquer à ce stade pour pouvoir les prendre en compte. Dire à un patient qu'il a une fibromyalgie, c'est déjà le reconnaître, lui permettre de démarrer un traitement et une prise en charge. Même s'il est parfois exagéré, je pense justifié le combat que mènent certaines associations de patients pour faire reconnaître une autre façon de considérer ces maladies.
La qualification du trouble – syndrome ou maladie – vous paraît-elle un enjeu important ? Y a-t-il des travaux récents à ce sujet ?
La distinction est peut-être surtout sémantique. Le dysfonctionnement du système central de modulation de la douleur est probablement dû à plusieurs étiologies ; j'y vois donc plutôt un syndrome que l'on ne sait pas encore décortiquer. Il y a cinquante ans, on pensait qu'il n'existait qu'une seule épilepsie ; on s'est rendu compte qu'il en existait de plusieurs types, qui appelaient peut-être des traitements variés. De même, la fibromyalgie a probablement des causes et des phénotypes différents. Certains patients présenteront un tableau de fibromyalgie après une affection virale telle que l'hépatite C, d'autres après un traumatisme psychologique, d'autres encore à la suite d'un traumatisme physique ou consécutivement à un traitement médicamenteux – ainsi, les inhibiteurs de l'aromatase prescrits dans le cancer du sein provoquent une chute brutale du taux d'oestrogène dans l'organisme, qui entraîne des douleurs fibromyalgiques. Parce qu'il y a plusieurs causes et plusieurs profils de patients, je préfère, sans nier qu'il s'agisse d'une vraie maladie, l'appellation de « syndrome fibromyalgique », qui me permet d'expliquer aux patients qu'il y aura plusieurs manières de les traiter.
La Haute Autorité de santé (HAS) écrit dans son rapport que l'on assiste à la « diffusion de la notion de fibromyalgie ou de syndrome fibromyalgique dans l'espace public, sous le concept de fabrication de nouvelles maladies sous la pression des industries pharmaceutiques, des lobbies médicaux, des associations de malades et des compagnies d'assurance ». Qu'en pensez-vous ?
Les patients existent ; il n'est pas besoin de l'industrie pharmaceutique pour aller les chercher, ils remplissent nos salles d'attente ! Bien entendu, l'industrie cherche à développer des traitements mais, à ce jour, en Europe, aucun produit n'a fait l'objet d'une autorisation de mise sur le marché (AMM) pour traiter le syndrome fibromyalgique ; le combat de l'industrie a donc été perdu. Il y a des pressions, comme toujours, mais on ne peut résumer la question à l'invention d'une maladie. La fibromyalgie existe bel et bien. À ceux de mes confrères qui refusent de l'admettre, je dis : « Soit, mais si je te parle d'un patient fibromyalgique, vois-tu de quoi il est question ? », ce à quoi ils répondent en général par l'affirmative. Il est paradoxal de pouvoir décrire sans hésitation le tableau que présente un patient fibromyalgique tout en niant l'existence de la maladie.
Quelle méthode de diagnostic de la fibromyalgie vous semble la plus pertinente ? Les questionnaires FIRST et FIQ sont-ils utilisés dans votre service et par les médecins généralistes ?
Nous sommes face à un trouble de la modulation de la douleur qu'aucun examen ne peut confirmer. Ce vide fait qu'il y a une mauvaise communication entre médecins, mais aussi entre le patient et son médecin. J'observe que les examens sont également normaux quand quelqu'un est déprimé. Dans le cas qui nous occupe, il s'agit d'une maladie du système nerveux central. On se fondera donc sur des questionnaires, qui sont de plusieurs types. Le questionnaire FIRST – acronyme de Fibromyalgia Rapid Screening Tool – est un outil de dépistage assez rapide : il comporte six questions, et si le patient répond positivement à cinq de ces six questions, le diagnostic de syndrome fibromyalgique est probable à 90 %. Ensuite, le diagnostic est posé essentiellement en fonction de l'examen clinique. Il existe d'autres questionnaires nord-américains ; complexes, ils ne sont pas utilisables dans la pratique courante. J'en suis d'accord, le diagnostic n'est pas facile.
Recevoir en consultation les patients atteints de tels troubles suppose-t-il de leur consacrer plus de temps que la durée moyenne d'une consultation ?
Cette maladie complexe demande du temps dans ses formes sévères, celles que nous voyons dans les centres de la douleur, quand les patients sont souvent au bout de toutes ressources thérapeutiques. En médecine générale, le questionnaire FIRST permettrait de dépister la maladie, de rassurer les patients et d'enclencher tout de suite une prise en charge optimale.
Puisqu'il s'agit d'une perturbation de la modulation de la douleur, peut-on en déduire qu'une prescription d'analgésiques supprime le trouble et restitue au patient une vie presque normale ? Au-delà de la douleur, les malades ont fait état devant moi de gêne à la mobilité et de trouble des capacités de concentration ; comment tous ces symptômes sont-ils liés ?
Le syndrome traduit un dysfonctionnement cérébral global ; il porte essentiellement sur la douleur, mais la fatigue et les troubles cognitifs sont aussi des éléments caractéristiques. Le cadre n'est pas celui de la douleur comme symptôme : vous vous coincez le doigt dans une porte, vous êtes opéré, vous ressentez une douleur aiguë, on vous administre un antalgique, la cause est traitée et la douleur disparaît. Dans le syndrome fibromyalgique, un mécanisme complexe est à l'oeuvre ; les antalgiques sont peu efficaces et il faudra utiliser des modulateurs du système nerveux central. Pour l'instant, il en existe deux grandes classes, les antiépileptiques et les antidépresseurs, ce qui porte parfois à confusion. En l'espèce, les antidépresseurs sont efficaces même s'il n'y pas de dépression importante, non qu'ils restaurent un état thymique normal mais parce qu'en augmentant le taux de noradrénaline dans l'organisme, ils modulent le frein de la douleur en renforçant les systèmes descendants qui la bloquent.
Vous êtes le premier de nos invités aussi affirmatif, et aussi le premier à nous dire que le diagnostic de la fibromyalgie peut être simple et rapide pour peu que le médecin consulté utilise le questionnaire FIRST. Celui de vos confères qui vous a précédé dans cette enceinte n'était pas de cet avis. Comment expliquer cette divergence d'opinions ?
Le problème tient à la formation des médecins. Ce qui concerne la douleur n'est enseigné que depuis huit ans à l'Université. Auparavant, les étudiants en médecine n'en entendaient pas dire un mot en faculté et elle était traitée par des antalgiques. À présent, au cours des six premières années d'études de médecine, 20 heures d'enseignement sont consacrées à la douleur et aux soins palliatifs – et, dans cette brève durée, on doit « caser » la fibromyalgie ! J'en traite pour ma part, et il en résulte que les jeunes médecins sont plus à l'aise que leurs aînés qui, ignorant quels sont les mécanismes à l'oeuvre, ont peur à la fois de passer à côté d'autre chose et de se trouver pendant des années face à un patient qu'ils ne sauront pas soigner. Poser ce diagnostic, c'est, imaginent les généralistes, se trouver coincé avec le patient pendant des lustres ; or, si de bons conseils sont donnés, ce ne sera pas le cas. Il y a donc un problème de génération et une modification des mentalités : les jeunes médecins ont moins de réticences, posent plus facilement le diagnostic, et font moins de distinction entre le corps et l'esprit.
Tout cela est décidément compliqué et je vous sais gré de la clarté de vos explications. Votre regard diffère de celui de vos confrères, qui ont du mal à parler de maladie quand il est question de fibromyalgie. Il y a indéniablement un problème de connaissance et de reconnaissance de ces troubles, et les patients attendent que leur mal soit nommé. Notre invité précédent a évoqué le transfert qui se serait produit de la spasmophilie vers la fibromyalgie, qui serait en quelque sorte la nouvelle maladie à la mode, tout en soulignant qu'elle a été décrite au XIXe siècle déjà, et que les patients existent bel et bien et souffrent. Quelle prise en charge de cette maladie de la douleur faut-il privilégier pour les soulager ?
Il y a quelques années, une étude évaluant le « prestige » de 45 maladies a été réalisée au Danemark auprès de médecins, d'enseignants et d'étudiants. En haut de cette classification, se situent l'infarctus et le cancer ; tout en bas, l'anxiété et la fibromyalgie… Autant dire que souffrir d'anxiété ou de fibromyalgie n'est pas « prestigieux » et que soigner ces affections ne l'est pas davantage. En bref, le rhumatologue soignera avec ardeur les patients atteint de polyarthrite rhumatoïde, une maladie « noble », et m'adressera volontiers ceux qui souffrent d'une fibromyalgie à laquelle il n'entend goutte. Il faut revoir les schémas de pensée en enseignant ce qu'est une maladie dans les facultés de médecine.
Pour la prise en charge, on se focalise sur les formes les plus sévères. Quand les symptômes sont multiples dans des sphères elles-mêmes multiples, il est impossible de traiter tout cela avec un médicament. L'avenir est à la prise en charge graduée. En première intention, pour les formes peu sévères, un médicament et quelques séances de kinésithérapie suffiront. Dans les cas plus sévères, il faudra une prise en charge psychosociale. Dans les cas encore plus graves, le malade devra être suivi dans un centre de la douleur. Il en va de la fibromyalgie comme de la lombalgie chronique : dans cette affection aussi, les anomalies révélées par un scanner lombaire sont sans corrélation avec la douleur ressentie. Plus le trouble est chronique, plus les choses se passent dans la tête. Le schéma de soin des lombalgies est le même que celui de la fibromyalgie : une lombalgie aiguë appelle un anti-inflammatoire ; quand elle devient chronique, on travaille sur le milieu professionnel, et on en vient à une prise en charge plus complexe dans les formes graves qui emportent des conséquences psychologiques, sociales et familiales. Un algorithme mis au point par les Anglais permet de graduer la gravité de l'affection et d'adapter la prise en charge à la sévérité de l'état des patients. Tel doit être l'avenir du traitement des maladies chroniques ; il serait illogique de traiter tout le monde de la même manière.
La douleur est une expérience personnelle subjective qui inclut des facteurs organiques, psychologiques et génétiques – certains individus ont un terrain génétique prédisposant – et qui dépend aussi de la manière dont on la gère. En parler suppose une bonne communication pour la faire reconnaître par les autres, et le médecin doit savoir l'évaluer. Parce qu'elle a des déterminants sensoriels, cognitifs, psychologiques, sociaux et professionnels, la douleur est un phénomène compliqué.
La reconnaissance sociale de la maladie sera-t-elle un adjuvant pour le patient ou va-t-elle l'enfermer dans l'idée qu'il est différent des autres ?
Je me suis également interrogé sur ce point. Poser le diagnostic de fibromyalgie stabilise le patient en lui signifiant que l'on sait ce dont il souffre et qu'il n'a plus besoin de faire des examens et de consulter toute sorte de spécialistes. Souvent, les patients se plaignent que le syndrome ne soit pas pris en charge à 100 % par l'assurance maladie ; je fais alors valoir que cela ne signifie pas pour autant une absence de reconnaissance, en soulignant que la maladie de Parkinson et la spondylarthrite ankylosante ne sont pas non plus prises en charge intégralement quand il ne s'agit pas de formes sévères. Peut-être faudrait-il donc prendre en charge à 100 % les formes sévères de fibromyalgie – ce qui implique de définir des critères de sévérité – mais il convient de dissocier absolument la reconnaissance de la maladie et l'octroi d'avantages multiples. Si l'on considère qu'environ 2 % de la population française sont peut-être fibromyalgiques, notre système de santé n'y résisterait pas.
Mais s'il est un cas dans lequel il faut éviter rigoureusement de prononcer le terme de fibromyalgie, c'est face aux douleurs diffuses des adolescents ; ce serait criminel, car il s'agit là d'une perturbation que l'on va traiter mais que l'on espère passagère. Poser ce diagnostic reviendrait à les exclure des activités sportives et du lycée ce qui conduirait à les enfermer dans un système dont ils auront du mal à s'extraire ; on leur dira plutôt de faire du sport. En résumé, pour répondre à votre question, nommer la maladie peut être utile mais peut être aussi dangereux.
Il y aurait donc l'école des Anciens et celle des Modernes… Mais la fibromyalgie ne peut-elle s'expliquer par un faisceau de causes physiologiques, physiques et émotionnelles ? Le travail à des postes adaptés, en redonnant aux malades une reconnaissance sociale, ne leur rendrait-il pas la joie de vivre ? N'est-ce pas une bonne thérapie ?
Je suis d'accord avec vous. Le cerveau est l'organe le plus compliqué du corps humain. Cela explique pourquoi la médecine est en échec sur la maladie d'Alzheimer, pour laquelle on ne dispose d'aucun médicament, et sur la prise en charge de la douleur, pour laquelle on a peu de médicaments, excepté la morphine, qui date de l'Antiquité, et les anti-inflammatoires, découverts il y a un demi-siècle. La prise en charge de la douleur est une entreprise complexe : les causes en sont multiples, et ce que nous appelons la « douleur maladie » peut continuer même si la cause a disparu. Imaginez un chauffeur de poids lourd qui, souffrant d'un lumbago chronique, a très mal au dos, perd son emploi, divorce et sombre dans l'alcoolisme : ce n'est pas un comprimé d'antalgique qui soulagera sa lombalgie. De même, la fibromyalgie, dans ses formes les plus sévères, demande une réadaptation progressive à l'activité physique et professionnelle, avec un accompagnement psychologique. C'est ainsi que nous soignons tous les douloureux chroniques, et il n'y a pas grande différence entre les lombalgies chroniques sévères et les fibromyalgies sévères. Les fibromyalgiques sévères que j'ai sortis de cet état sont ceux à qui j'ai pu faire suivre un programme de réactivation physique progressive, en les aidant avec des antalgiques, puisque la douleur induite par l'effort peut être traitée. Chaque activité physique étant soulagée par des antalgiques, les gens recommencent peu à peu à faire du vélo ou de la natation, et un moment vient où ils ont une force physique suffisante pour reprendre une activité professionnelle.
Hier, quelqu'un a évoqué devant moi une prise en charge par « une méthode canadienne ». Nous sommes inquiets à l'idée que, tout à leur désir de reprendre une vie sociale et familiale normale, les malades cherchent des solutions thérapeutiques non validées. La démarche « sport santé » me semble une voie intéressante, mais beaucoup de ces activités ne sont prises en charge ni par l'assurance maladie ni par les mutuelles. Cela limite sérieusement la portée d'un dispositif conçu pour que les traitements ne soient pas uniquement médicamenteux.
Il existe en France 250 centres d'étude et de traitement de la douleur (CETD), pour certains en grande difficulté car les financements baissent. Si beaucoup est fait pour développer les soins palliatifs, la médecine de la douleur n'a pas été favorisée. Jusqu'en 2010, elle a bénéficié de plans douleur gouvernementaux, mais ce n'est plus le cas actuellement. Les vrais spécialistes de la fibromyalgie et la lombalgie chronique sont les médecins de la douleur qui exercent dans ces centres. Dans celui que je dirige, nous avons développé un programme d'éducation thérapeutique dit Fibroschool, qui se déroule en six séances de trois heures au cours desquelles nous apprenons aux patients ce qu'est la douleur, comment gérer l'effort, l'activité physique et le stress. Les centres de la douleur rassemblent par ailleurs des médecins ostéopathes, des acupuncteurs et des médecins qui font de l'hypnose.
Les agences régionales de santé (ARS) financent ces structures par le biais des dotations allouées aux missions d'intérêt général, mais ces crédits sont en train de fondre. Outre cela, la médecine de la douleur n'étant pas reconnue comme une spécialité, les médecins de la douleur sont de moins en moins nombreux. Le combat est aussi celui de reconnaître le médecin de la douleur comme un spécialiste et non comme un « sur-médecin ». Souvent, le centre de la douleur dépend d'une spécialité : le mien dépend du service de rhumatologie, mais d'autres sont rattachés à des services de neurologie ou d'anesthésie. Comme, en matière médicale, nous sommes dans une phase de contraction démographique, quand il manque un médecin de la douleur ou que l'un d'eux part à la retraite, leurs postes sont repris pour recruter un anesthésiste, un rhumatologue ou un autre spécialiste. Il en résulte que ces structures, qui ont bénéficié de progrès majeurs au cours des années 1990 et 2000, sont maintenant en danger – et ce sont elles qui soignent les patients souffrant de syndrome fibromyalgique. Il n'est peut-être pas nécessaire de développer des prises en charge ou des reconnaissances coûteuses pour la société mais il faut renforcer les centres de la douleur, à même, par leur approche multidimensionnelle et multidisciplinaire, de traiter ces patients. Cela ne coûtera pas très cher : cette année, le montant total alloué aux 250 CETD pour les missions d'intérêt général est de 61 millions d'euros – mais ce montant est en baisse. Surtout, la reconnaissance de la maladie et de la douleur doit s'accompagner de celle des médecins et des spécialistes qui s'en occupent.
Il serait bon de définir un statut permettant aux patients fibromyalgiques de mener une activité professionnelle adaptée. D'autre part, le centre que vous dirigez prend-il en charge les enfants ? Peut-on concilier l'école et ce syndrome ?
Il faut favoriser le maintien au travail. Nous sommes en train de dépouiller les résultats d'une étude réalisée sur une cohorte de 4 000 patients fibromyalgiques qui ont été interrogés sur leur souffrance, leurs difficultés au travail, l'absentéisme… Comme pour beaucoup d'autres maladies, il faut viser au maximum le maintien au travail pour éviter la perte d'emploi et la désinsertion sociale. Je favorise la reprise à mi-temps et l'adaptation du poste de travail. J'ai fait plusieurs interventions auprès de médecins du travail pour leur faire connaître cette maladie car eux aussi sont désarmés et prennent souvent des décisions tranchées, prononçant l'inaptitude alors que ce peut n'être qu'un passage de quelques mois au terme desquels, avec une prise en charge adaptée, le patient peut reprendre son emploi. Il faut faire oeuvre de pédagogie auprès des médecins du travail pour leur faire mieux appréhender une maladie dont les perspectives, si elle est bien prise en charge, ne sont pas catastrophiques.
Je l'ai dit, il faut se garder d'employer le terme de fibromyalgie pour l'enfant ; cela fige les choses et c'est délétère. L'indication, pour un enfant qui se plaint de douleurs diffuses, est de bouger et de faire du sport ; après une année ou deux de suivi, il s'en sort. Poser le diagnostic de fibromyalgie chez un adolescent peut avoir un effet catastrophique et aggraver son état. Notre centre traite des enfants âgés de plus de quinze ans et demi, comme le veut la réglementation. Il existe aussi quelques centres de la douleur pédiatriques. J'insiste sur le fait qu'il indispensable de soutenir les CETD, non seulement parce qu'ils peuvent prendre les patients en charge, mais aussi parce qu'ils jouent un très important rôle de diffusion de cette culture auprès des généralistes, des spécialistes et des médecins du travail avec lesquels ils correspondent.
Comment les centres de prise en charge de la douleur interviennent-ils dans le parcours de soins des malades atteints de fibromyalgie ? Comment améliorer la rapidité de la prise en charge de premier recours ?
Les centres de la douleur interviennent souvent très tardivement, parce qu'ils sont saturés ou parce que les médecins généralistes pensent qu'ils ne peuvent pas faire mieux qu'eux et qu'il est inutile de leur adresser les patients. On comprend à la lecture de certains courriers lapidaires – « Je vous adresse Mme X à sa demande » – que le médecin ignore le bénéfice que peut procurer le centre de la douleur – et les courriers de ce type constituent la moitié de l'ensemble des malades… Il en résulte que, souvent, les patients tardent à venir parce que personne ne le leur a proposé. Cette mauvaise appréhension est liée, je vous l'ai dit, à un problème de formation, les anciens médecins n'ayant pas eu d'enseignement sur la douleur et ignorant quel service médical peuvent rendre nos centres. Il serait utile de faire savoir à quoi ils servent, afin que les malades nous soient adressés sans tarder. J'ai mis au point un outil que nous testerons l'an prochain avec la direction générale de la santé et la direction générale de l'offre de soins. Ce questionnaire dit « coupe-file de la douleur » vise, sur le modèle du priority referral score canadien, à réduire les délais de rendez-vous dans les centres de la douleur en permettant, en fonction des réponses faites par le généraliste, de repérer précocement les patients dont l'état demande une prise en charge prioritaire. Cela aura aussi un rôle pédagogique, en faisant comprendre à chacun l'importance d'une coordination solidaire autour du patient. Pour l'instant, la coordination entre généralistes et spécialistes n'est pas très fluide.
Considérant qu'il y a de moins en moins de médecins à la campagne, le développement de la télémédecine pourrait-il avoir un intérêt dans votre domaine ?
Le « coupe-file de la douleur » sera décliné en version électronique. Nous menons une expérimentation au centre hospitalier de Saint-Egrève, en Lozère, en nous associant à une consultation de dépistage de la maladie d'Alzheimer. Les questionnaires sont au coeur de notre pratique, parce qu'ils permettent aux patients d'exprimer une expérience autrement invisible. Ceux-là sont distribués par une infirmière qui nous les envoie une fois remplis ; nous dépouillons les réponses une fois par semaine et lorsque nous relevons des éléments de morbidité grave demandant une prise en charge spécifique, nous alertons le généraliste. Sans remplacer la consultation médicale, bien sûr, cela donne une orientation. Il serait très utile que cette initiative bénévole soit soutenue et reconnue.
Cette démarche est intéressante et j'ose espérer que les relations avec vos confrères sont mieux que courtoises. S'il existe un problème de formation, nous pouvons formuler des propositions tendant à ce que ceux de vos confrères qui n'ont pas suivi d'enseignement initial sur la douleur le fassent dans le cadre de la formation continue. D'autre part, nous avons eu le plaisir d'entendre que des fibromyalgies ont été traitées avec succès ; pouvez-vous nous dire s'il y a eu des rechutes ?
Je suis enseignant ; un de mes objectifs essentiels est de développer l'ouverture à la prise en charge de la douleur et de convaincre mes confrères – qui, parfois, ne sont pas très courtois, mais je ne le suis pas toujours non plus… Il faut bousculer les habitudes. Quand on est pédagogue et que l'on donne des exemples, les choses avancent. Les médecins supportent mal l'échec et devant une fibromyalgie présentée comme elle l'est souvent, ils se sentent en échec. Qu'on leur donne les moyens de ne pas être démunis et leur regard sera beaucoup plus favorable. Je m'emploie donc à informer quels sont les outils possibles pour soulager les patients.
Va-t-on guérir ou soulager ? Je ne saurais dire. Aux migraineux, que nous soignons aussi, nous ne promettons pas qu'ils n'auront plus jamais de migraine mais que les périodes sans migraines seront de plus en plus longues. Il en va de même pour la fibromyalgie et pour la lombalgie.
Comment la fibromyalgie est-elle intégrée dans la formation des étudiants en médecine et dans la formation continue des médecins ? Si elle n'est pas enseignée, comment est-elle repérée quand elle se superpose à des pathologies associées ?
J'ai indiqué avant votre arrivée que, depuis huit ans, vingt heures, au cours des six premières années d'études de médecine, sont consacrées à la douleur et aux soins palliatifs. Tout modeste qu'il est, ce chiffre représentait un grand progrès, mais ce temps décline dans certaines facultés de médecine. Pour ma part, je consacre une heure à la fibromyalgie et je constate que cela modifie la vision des jeunes médecins. La place accordée à la prise en charge de la douleur dans les programmes de formation continue est pratiquement nulle ; tout dépend des diplômes universitaires que visent les jeunes médecins. Je dirige un diplôme universitaire sur la douleur, mais cela ne concerne qu'une quarantaine de médecins par an ; c'est peu. Certains critiquent l'industrie pharmaceutique, mais avant cela, pendant quelques années, c'est grâce à elle – qui voulait vendre ses produits – qu'il y a eu un enseignement sur la douleur, axé sur la morphine et les antidépresseurs. Même si le but sous-jacent était mercantile, c'est le seul enseignement à ce sujet qu'ont eu les plus anciens des médecins.
Une réforme des études de médecine est en cours. Le nouveau diplôme d'études spécialisées (DES) – l'ancien internat – devrait comprendre une formation spécialisée transversale : à l'issue du DES, un perfectionnement sera possible, et nous avons proposé dans ce cadre une sur-spécialité « douleur ». Mais combien de médecins choisiront cette option ? Probablement entre trente et quarante chaque année, qui travailleront ensuite dans les centre de la douleur. Parallèlement, je travaille à l'instauration d'un enseignement transversal durant le DES pour garantir qu'au minimum un séminaire soit consacré à la douleur comme d'autres le seront aux antibiotiques, à l'éthique ou aux nouvelles technologies. C'est très important pour diffuser la culture de la prise ne charge de la douleur et j'ai bon espoir d'y parvenir.
Je vous remercie. La clarté de vos propos a permis de dissiper quelque peu le brouillard dans lequel nous étions plongés. Nous irions volontiers visiter votre centre, puisqu'en ces lieux se trouve peut-être l'une des clefs de la prise en charge de la fibromyalgie.
Médecins, infirmière, assistante sociale et psychologue vous y accueilleront avec plaisir.
La séance est levée à onze heures trente.