Audition de M. Ahmad Assi al-Jarba, président de la Coalition nationale syrienne
La séance est ouverte à dix-sept heures trente.
Nous recevons M. Ahmad al-Assi al-Jarba, président de la Coalition nationale syrienne, et le général Selim Idriss, chef d'état-major de l'Armée syrienne libre, que je remercie d'avoir accepté notre invitation.
Je salue par ailleurs les membres de leur délégation : Mme Suheir Atassi, vice-présidente de la coalition, chargée de l'unité de coordination de l'assistance ; M. Farouk Tayfour, vice-président de la coalition ; son Excellence M. Monzer Makhous, ambassadeur de la coalition en France et membre du bureau politique de la coalition ; M. Michel Kilo, membre du bureau politique de la coalition ; M. Burhan Ghalioun, membre de la coalition, ancien président du conseil national syrien.
La commission des affaires étrangères suit avec autant d'attention que de préoccupation l'évolution de la Syrie. Nous avions d'ailleurs reçu en octobre dernier M. Abdulbaset Sieda, alors président du Conseil national syrien, et nous entendons régulièrement le ministre des affaires étrangères traiter de la situation en Syrie. Nous avons également constitué un groupe de travail permanent, qui organise demain matin une table ronde sur la situation humanitaire.
Monsieur le Président, votre élection par l'Assemblée générale de la Coalition nationale syrienne, qui s'est déroulée à Istanbul du 4 au 6 juillet dernier, est une bonne nouvelle pour la coalition, que la France soutient depuis sa création au mois de novembre dernier à Doha. La Coalition a ainsi poursuivi sa restructuration interne, qui avait déjà vu son élargissement à de nouveaux membres, de manière à rendre cette structure plus inclusive et plus représentative, avec notamment l'entrée du « pôle démocratique » constitué autour de M. Michel Kilo.
Depuis, nous avons appris la démission du Premier ministre du Gouvernement provisoire, M. Ghassan Ghitto, il y a quelques jours. Vous nous direz, je l'espère, comment interpréter cette démission. L'installation d'un gouvernement provisoire paraissait utile pour renforcer la crédibilité internationale de l'opposition syrienne. Où en êtes-vous ?
Nous serons également très attentifs à ce que vous pourrez nous dire sur les liens et l'articulation entre la Coalition nationale, qui a vocation à représenter politiquement l'opposition, et l'Armée syrienne libre. Nous serions aussi très intéressés par les précisions que vous pourrez nous apporter, général, sur la structuration de l'état-major que vous dirigez et sur les efforts engagés sous votre égide pour mieux coordonner l'action militaire en Syrie.
Sur le terrain, des groupes liés à des organisations terroristes continuent visiblement à monter en puissance, notamment le Front Al-Nusra, et des accrochages meurtriers se produisent entre ces groupes et l'Armée syrienne libre. Le Front Al-Nusra, groupe jihadiste affilié à Al Qaïda, se livre à des exactions et à des provocations. Hier soir, une dépêche de l'AFP rapportait ainsi une déclaration de son chef rejetant tout système politique électif et appelant à l'instauration de la charia par le moyen du jihad.
Comment réagissez-vous à ces propos ? Vous savez les craintes qui se manifestent en France à l'idée que si des armes étaient éventuellement livrées à l'opposition, elles ne tombent entre les mains de tels groupes. Pouvez-vous en estimer le nombre, l'influence et les risques qu'ils pourraient faire peser sur la Syrie ?
Par ailleurs, l'engagement du Hezbollah au côté du régime a fait évoluer les rapports de force sur le terrain, le régime poursuivant son offensive depuis la reconquête de la ville de Quoussaïr, le 5 juin dernier. Comment envisagez-vous l'évolution de la situation militaire ?
Sur le plan politique, la poursuite des combats complique la tenue de la conférence de Genève 2. Les paramètres de cette réunion, qu'il s'agisse de son ordre du jour, des pays participants et des représentants des parties en présence, ne font toujours pas l'objet d'un consensus. Quelle est votre analyse ? Une solution politique a-t-elle des chances d'aboutir ?
C'est un honneur pour moi de me trouver en ces lieux pour parler en toute transparence avec des alliés et des amis. La Coalition nationale syrienne est aujourd'hui la force principale de l'opposition syrienne. Déjà reconnue par plusieurs pays, elle est la vitrine politique d'une révolution que nous faisons tout pour convaincre nos amis de soutenir en cette période critique. Nous mobilisons toutes les ressources disponibles pour armer les groupes qui combattent sous les ordres de l'état-major de l'Armée syrienne libre – l'ASL – et pour leur fournir les moyens matériels et l'aide logistique qui leur font défaut.
Nous cherchons aussi à mobiliser l'aide humanitaire en faveur d'une Syrie qui vit en état de catastrophe. Nous opérons par le bIais de l'organisation des conseils civils installés dans les zones libérées du contrôle du régime de Bachar Al-Assad ; l'unité de coordination et d'assistance est l'instance la mieux à même de mener à bien cette mission.
Nous oeuvrons par ailleurs à la formation d'un nouveau Gouvernement qui se mettra au service du peuple syrien.
Nous cherchons enfin à obtenir une reconnaissance juridique internationale afin d'isoler plus encore le régime criminel en place à Damas. Ce régime qui se livre à un génocide et qui détruit villes, villages et infrastructures, a perdu toute légitimité. Il continue pourtant de bénéficier du soutien sans faille de l'Iran, de la Russie et des milices du Hezbollah, dont les unités combattantes sont mieux armées, formées et organisées que ce qui reste de l'armée syrienne. De plus, le régime reçoit, jour après jour des armes, des munitions et du matériel.
Parce que l'aide reçue par les révolutionnaires n'est en rien comparable à celle-là, nous n'avons jamais pu rétablir l'équilibre des forces qui, aujourd'hui, est en faveur du régime criminel – et ce déséquilibre ne fait que s'aggraver. Cette situation est due aux tergiversations de la communauté internationale, qui hésite à respecter ses promesses de livraisons d'armes, d'aide humanitaire d'urgence et même d'adoption de mécanismes juridiques propres à protéger le peuple syrien des exactions d'un régime inique qui utilise des armes aériennes et terrestres contre la population. Alors que nous considérons la Syrie comme un pays occupé par le régime de Bachar al-Assad, la communauté internationale n'a établi ni les zones tampons ni les zones d'exclusion aérienne, absolument nécessaires pour protéger la population. C'était pourtant notre demande principale, légitime dans les circonstances actuelles.
Je rappelle qu'à son début et pendant sept mois, la révolution a été un mouvement pacifique – jusqu'à ce que le régime commence d'utiliser l'armée du peuple contre le peuple, en lui donnant l'ordre de tirer sur la population. De simples soldats mais aussi des officiers, refusant de se plier à cet ordre, ont alors fait défection. Ensuite, l'absence de réaction de la communauté internationale et le fait qu'elle n'ait pas assumé sa responsabilité juridique et humanitaire à l'égard d'un peuple soumis à un génocide ont, logiquement, transformé la nature de la révolution. Cette modification a été imposée par la dynamique des événements et par la dissémination de groupes jihadistes et extrémistes, qui ont rempli le vide laissé par la communauté internationale pour des raisons géostratégiques propres à certaines puissances. En résumé, la communauté internationale fait aujourd'hui payer le prix des intérêts de puissances et de forces totalement étrangères à la région à une Syrie qui est pourtant depuis des lustres le pays de la modération – ce que sait la France, puissance mandataire pendant 26 ans. L'extrémisme en Syrie est un incident, né des circonstances, dans notre révolution. Pour nous, c'est une ligne rouge inacceptable. Nous allons traiter ce problème mais la communauté internationale doit nous aider à y faire face.
Nous n'avons pas été parachutés dans la vie politique et dans l'action militaire : nous sommes les enfants de ce peuple. Comme mon ami Selim Idriss, je suis l'un des fondateurs de l'ASL. La coalition et l'ASL sont complémentaires, ce sont les deux faces d'une même médaille. Nous tenons à réaffirmer que l'extrémisme, dans notre pays, est un élément passager. Nous savons que ce sujet est d'une importance capitale pour la France et pour sa sécurité intérieure ; nous sommes prêts à créer immédiatement un groupe de travail dans lequel nous traiterions l'ensemble de ces questions.
Vous le savez, nous sommes entrés dans une nouvelle phase. La Coalition nationale syrienne s'est élargie : le Pôle démocratique de M. Michel Kilo est représenté en force, toutes les minorités y sont intégrées, de même que l'ASL et les mouvements révolutionnaires. La nouvelle composition de la coalition renforce son poids sur le plan local et sur les scènes régionale et internationale.
Par ailleurs, la communauté internationale doit prendre conscience que de nombreux groupes terroristes ont été suscités par le régime criminel de Damas, et se rappeler que Al Qaïda est la créature des services de renseignement iraniens. Les services du régime ont fomenté un complot tendant à persuader la communauté internationale, notamment les États-Unis et ses alliés, que ceux qui luttent en Syrie ne le font pas par la volonté du peuple qui veut recouvrer dignité et liberté, mais qu'il s'agit de groupes extrémistes et de bandes terroristes qui visent, dans le cadre d'une prétendue machination occidentale, à faire chuter un régime « libéral et laïc ». L'histoire de la Syrie au cours des dernières décennies démonte pourtant cette propagande. Mais certains, en Occident, ont cru à cette manipulation de l'opinion, et cela a entraîné les tergiversations et le refus d'intervention de pays qui se sont pourtant fait connaître pour leur lutte en faveur de l'humanisme, du respect des droits de l'homme et de la liberté, toutes valeurs qui sous-tendaient la Révolution française.
La grave menace plane de la perte de contrôle de la situation, non seulement en Syrie mais bien au-delà. La partition de notre pays en petits États créés en fonction de lignes de fracture ethniques et confessionnelles serait un cancer qui rongerait toute la région. Votre responsabilité historique est donc considérable ; nous espérons que les pays qui portent haut les valeurs humanistes, la France à leur tête, en prendront conscience avant qu'il ne soit trop tard.
Croyez, monsieur le président, que nous sommes conscients des souffrances du peuple syrien, qui nous émeuvent profondément.
Je vous remercie de nous donner l'occasion de nous faire entendre en ces murs. Je rappelle à mon tour que la révolution a commencé pacifiquement et que les manifestants désarmés ont dû affronter les balles du régime, qui a ensuite envoyé l'armée humilier et tuer des civils en tous lieux. Se sont alors créées de petites unités combattantes munies d'armes légères, qui accompagnaient les manifestants pour les protéger et ne tiraient que si la manifestation était prise sous le feu de l'armée et des forces de sécurité. Puis, malheureusement, le régime refusant toute solution politique et pensant étouffer le mouvement par la violence, la révolution a dû se militariser.
Le nouveau commandement de l'Armée syrienne libre – ASL – a été installé le 6 décembre 2012. Elle a à sa tête un Haut Conseil militaire de 30 membres, soit six membres pour chacun des cinq fronts : le front Sud, celui de Homs, celui de Hamâh et de la côte, le front Nord et le front Est. Le chef d'état-major dirige dix directions spécialisées. Chacun des fronts est commandé par un officier ayant fait défection de l'armée régulière, assisté d'un civil. Des cinq commandements dépendent quatorze conseils militaires ; chacun est également dirigé par un officier défectionnaire assisté d'un civil et c'est à leurs ordres qu'obéissent les combattants.
Le manque de moyens contraint l'ASL à un fonctionnement décentralisé, le rôle dévolu à l'état-major étant de coordonner et d'aider les forces combattantes à partir des salles d'opérations militaires réparties dans toutes les régions et reliées à la salle d'opération principale. Nous distribuons le peu d'armes et de munitions dont nous disposons selon un plan d'action stratégique, mais la très grande faiblesse de nos moyens financiers, la pénurie d'équipements de communication et notre approvisionnement lacunaire en armes et en munitions entravent notre action.
Notre premier objectif est de défendre la population civile, et ce qui reste de notre pays détruit à 60 %. Notre deuxième objectif est de renverser le dictateur de Damas pour établir un régime démocratique et libre, un État civil garantissant l'égalité et la liberté de tous les Syriens, qu'ils soient chrétiens, sunnites, chiites, alaouites ou druzes. Nous oeuvrons aussi à la reconstruction du pays avec l'aide de nos frères.
L'ASL considère la Coalition nationale syrienne comme l'instance politique légitime sous l'égide de laquelle elle opère. Après la chute du régime de Bachar al-Assad, l'armée aura pour mission de défendre le pays ; elle n'aura pas le droit d'intervenir dans le champ politique, une tâche qui, comme dans tout pays civilisé, reviendra aux civils. Il n'est pas question d'une autre dictature avec la prise de contrôle du pouvoir par les militaires.
Je vous ai dit les difficultés que rencontre l'ASL : la faiblesse de nos moyens militaires – nous ne disposons que de quelques armes de moyenne portée et de quelques armes lourdes prises aux forces du régime –, l'absence de système de télécommunication, le manque d'approvisionnement en médicaments et autres matériels.
C'est ainsi que nous combattons pour faire face au régime criminel auquel, récemment, se sont alliées des forces criminelles avec, à leur tête, le Hezbollah qui envoie des combattants partout en Syrie. La Syrie est aujourd'hui un pays occupé, sous hégémonie iranienne. C'est Ali Khameini qui décide ce qui s'y passe et son bras armé, le Hezbollah, mène toutes les opérations militaires terrestres, soutenu par la chasse du régime, des missiles SCUD, des missiles, des canons, des chars… Autant dire que nous avons accueilli très favorablement l'inscription de la branche armée du Hezbollah sur la liste des organisations terroristes de l'Union européenne. Il faut toutefois savoir que ce parti extrémiste religieux terroriste représente dans sa totalité un danger pour toute la région. Une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies visait d'ailleurs au désarmement du Hezbollah au Liban, en vertu du chapitre VII de la Charte. Parce que les armes du Hezbollah sont maintenant utilisées pour massacrer le peuple syrien, nous demandons l'application de cette résolution et l'aide de nos amis, et en premier lieu de la France. Nous demandons votre soutien militaire et diplomatique pour mettre fin à un régime criminel qui massacre le peuple et détruit le pays, employant pour cela, outre des missiles SCUD, des armes chimiques. Il y a deux jours encore, une attaque à l'arme chimique a été documentée ; elle faisait suite à une attaque du même type, lancée il y a une semaine, et pour la sixième fois, dans le quartier al-Khaldihya de Homs, encerclée.
La Syrie s'est révoltée pour promouvoir la démocratie, la liberté, la justice et un État civil. Nous refusons l'extrémisme sous toutes ses formes et j'affirme qu'en dépit de tout ce qui a pu être dit sur les groupes terroristes à l'oeuvre en Syrie, ils ne représentent pas plus de 3 % à 5 % des combattants. Le Front Al-Nusra lui-même est scindé en trois groupes. L'un est une fabrication du régime, dont il prend les ordres, nous en avons la preuve ; l'autre, dit « l'État islamique en Irak et au Levant », extrêmement dangereux, mène des opérations terroristes contre la population civile sur la côte, autour de Idlib et à l'Est du pays ; le troisième est porteur d'une idéologie que nous récusons.
Tarder à aider le peuple syrien, c'est faire monter des périls d'une extrême gravité pour toute la région. Le premier danger, c'est la poursuite des massacres, alors que nous déplorons déjà plus de 150 000 martyrs et que plus de 7 millions de Syriens sont déplacés ou réfugiés dans les pays voisins. Le deuxième danger qui se profile très nettement, c'est la montée de l'extrémisme chiite dans la région. Le troisième, c'est le Hezbollah iranien. J'espère que cette aide viendra sans retard, pour aider le peuple syrien à obtenir sa liberté et à travailler avec ses alliés à l'édification d'une société syrienne démocratique.
Je vous remercie. Je donne la parole à l'ensemble des députés qui souhaitent vous interroger, de manière que vous puissiez leur répondre en bloc.
Général Idriss, qu'attendez-vous précisément de la France et de l'Union européenne en matière de livraisons d'armes, et comment pouvez-vous assurer que leur destination sera contrôlée ? Pensez-vous que la solution militaire suffira à libérer la Syrie ? Monsieur le Président al-Assi al-Jarba, quelles sont les perspectives politiques d'une solution démocratique en Syrie ? Quelle place entendez-vous faire aux tenants du régime actuel ? Est-il possible de travailler avec Bachar al-Assad et ceux qui sont à ses côtés ? Comment envisagez-vous la réconciliation nationale ?
Rapporteur du groupe de travail de notre commission sur la situation en Syrie, je sais sa complexité et son évolution dramatique, qui est une offense insoutenable à l'humanité. Nous connaissons tous les divergences au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies, la Russie refusant de respecter le principe de la responsabilité de protéger alors que les crimes contre l'humanité sont caractérisés. Nous n'ignorons pas davantage les risques que la situation fait peser sur tout le Moyen Orient. Dans ce contexte, peut-on encore régler le conflit par les armes ? Si les forces en présence sont équilibrées, la solution n'est-elle pas plutôt d'ordre politique ? Mais quelles conditions faudrait-il remplir pour que la conférence de Genève 2 puisse se tenir, et qu'en attendez-vous ?
Il ne peut à l'évidence y avoir de solution militaire puisque vous avez reconnu que ce à quoi l'on assiste est l'instrumentalisation du conflit entre l'Iran et l'Arabie saoudite, par Syriens interposés qui en payent le prix, avec le Hezbollah d'un côté et vous qui, de l'autre côté, recevez des armes de l'Arabie saoudite. Alors, quelle solution politique trouver ? Faut-il des relations directes entre l'Iran et l'Arabie saoudite ? Comment imaginer une solution politique si toutes les parties au conflit, Hezbollah compris, ne se retrouvent pas autour d'une table ?
Nous admirons tous votre courage et votre détermination. Vous allez rencontrer le Président de la République ; qu'attendez-vous de cette rencontre, et de votre tournée des capitales occidentales ? Si la conférence de Genève 2 se tient, comment faire fléchir la Russie et l'Iran ? Qu'est-ce qui peut entraîner le départ de Bachar al-Assad ?
Je suis de ceux qui souhaitaient une action forte de la France et de l'Union européenne, ce qui m'a conduit, bien que n'appartenant pas à la majorité, à soutenir le Président de la République lorsqu'il a évoqué l'idée de venir en aide aux révolutionnaires syriens. Mais plus le temps passe et plus je m'inquiète de l'incapacité de l'opposition syrienne à présenter un front crédible – et ce que j'ai entendu aujourd'hui me préoccupe davantage encore. Vous avez expliqué le déséquilibre militaire en Syrie par les tergiversations de la communauté internationale, mais l'on ne peut s'en tenir à cela : nous devons avoir des perspectives sur ce que serait l'alternative au régime de Bachar al-Assad. Vous avez ajouté que les groupes jihadistes occupent le vide que, par son incurie, la communauté internationale a laissé se créer. Cette analyse me paraît un peu courte, sachant que de tels groupes se trouvent dans beaucoup de pays arabes où a eu lieu une révolution. Enfin, entendre dire que Al Qaïda est une création de l'Iran est une nouveauté pour moi.
Accuser la communauté internationale d'être responsable de la situation, c'est faire l'impasse sur l'incapacité, depuis deux ans, des responsables de l'opposition syrienne à s'unir ; c'est cela qui a entraîné le renversement de la situation, Bachar al-Assad, qui était près de partir, passant à l'offensive politique et militaire. Comment comptez-vous asseoir une crédibilité internationale justifiant que le Président de la République, soutenu par l'opinion publique française, vous vienne en aide ? Affirmer que les groupes de la mouvance iranienne ne représenteraient que 2 ou 3 % des combattants de l'opposition syrienne est assez vite dit. Les discours successifs de l'opposition montrent que nous ne sommes pas encore face à une coalition suffisamment crédible pour les gouvernements et les peuples d'Europe. Une seule question : à qui les armes seraient-elles livrées ?
Je vous prie d'excuser mon ton direct, mais il nous revient d'expliquer aux citoyens français ce qui justifierait une implication militaire française dans la région. À cet égard, vos interventions ont été utiles mais peu rassurantes.
Votre tournée en Europe tend-elle à obtenir la tenue de la conférence de Genève 2 ? Votre déplacement aux États-Unis tient-il à ce que le Congrès américain s'apprête, selon ce qui a été annoncé, à donner son feu vert à des livraisons d'armes à l'opposition syrienne ? Quelles sont vos relations avec les États-Unis ? Vous efforcez-vous par ailleurs d'entretenir des relations diplomatiques avec la Russie ?
Général Idriss, vous avez présenté le cadre de la mouvance jihadiste combattante en expliquant avec une extrême prudence que certains groupes sont plus respectables que d'autres – et encore. Vous avez aussi décrit le commandement décentralisé de l'ASL. Mais qui dit « décentralisation » dit que le contrôle de l'état-major n'est pas absolu. Combien de groupes dépendant de l'ASL coopèrent sur le terrain avec la mouvance jihadiste ? S'agit-il d'une coopération opérationnelle ou simplement matérielle ?
Général Idriss, pouvez-vous nous dire qui compose l'ASL ? Comprend-elle des mercenaires ? Quelle est la provenance de l'armement dont elle dispose ? Monsieur le président al-Assi al-Jarba, il est dit que Bachar al-Assad protège les minorités, dont la minorité chrétienne ; qu'en pensez-vous ? Enfin, je n'ai pas le sentiment que le Conseil de l'Europe manifeste un véritable soutien à la cause syrienne, tant s'en faut.
Je partage le constat formulé par MM. Jacques Myard et Pierre Lellouche. Vos positions modérées et votre combat méritent le respect. D'un autre côté, vous avez critiqué une « communauté internationale » qui n'existe pas, comme on le voit constamment au Conseil de sécurité, et comme le montre l'attitude la Russie, qui s'explique en partie par la gestion plus que contestable de la crise libyenne par les Occidentaux.
La situation en Syrie s'est aggravée : vous êtes pris en étau entre l'armée de Bachar al-Assad et des éléments jihadistes et salafistes extrémistes probablement plus nombreux que vous voulez bien le dire. Comment venir à bout de ces deux forces qui vont à l'encontre de votre projet, auquel nous souhaitons plein succès ?
J'étais dans votre beau pays juste avant le début de la révolution et je ressens une grande peine devant la dégradation de la situation. La présence de Mme Suheir Atassi dans votre délégation me donne l'occasion de vous demander quelle est la part prise par les femmes dans la révolution et comment vous les considérez.
Président du groupe d'amitié France-Syrie, j'ai, comme mes collègues, le sentiment d'une tragique impuissance face à la terrible situation du peuple syrien, à l'horreur des moyens déployés contre la population civile par le régime et aux pratiques révoltantes de groupes jihadistes qui, selon la presse, ont exécuté un adolescent de 15 ans. Vous recherchez la défaite du régime. Mais peut-on raisonnablement penser que la conférence de Genève 2 puisse se tenir sans qu'un compromis soit trouvé permettant la présence à la table de négociation sinon du Hezbollah du moins de l'Iran ? Pour obtenir un cessez-le-feu, ne faut-il pas reconnaître son adversaire ? Avez-vous des contacts directs avec la Russie et la Chine ? Enfin, pouvez-vous nous donner des informations sur le sort des deux évêques et des deux journalistes français disparus à Alep ?
Je tiens une nouvelle fois à vous dire notre immense sympathie pour le peuple syrien et la grande compassion que nous ressentons devant ses souffrances. Mais, comment vous l'avez constaté, nous nous posons de nombreuses questions sur la nature du soutien que nous pouvons vous apporter. Le 26 juillet, vous vous rendrez aux Nations Unies. Qu'attendez-vous de cette démarche ?
Je remercie tous les orateurs, auxquels je répondrai en toute franchise. Nous avons des relations avec la Russie. J'ai rencontré le ministre des affaires étrangères russe, M. Sergueï Lavrov, il y a huit mois, à Amman, sans tirer une impression positive de notre conversation d'une heure et demie. Nous ne sommes pas les ennemis de la Russie, mais elle nous traite comme si nous l'étions. Elle soutient le régime de Bachar al-Assad en lui fournissant armes, argent et soutien politique, l'aidant ainsi à combattre la révolution voulue par notre peuple. La Russie, qui protège ses intérêts en Syrie au prix du sang des femmes et des enfants syriens, se tient aux côtés des bourreaux au lieu d'apporter son aide aux victimes ; elle ne retrouvera pas le rôle qu'avait l'URSS, dont elle se démarque complètement par ses positions d'extrême droite. Nous avons été invités à rencontrer M. Lavrov ; l'entretien pourrait avoir lieu le mois prochain et nous essayerons de le convaincre, mais nous avons les plus grands doutes sur nos chances d'aboutir.
Nous avons également des relations avec la Chine, mais l'on ne peut bien sûr comparer les rôles de ces deux pays.
De nombreuses questions ont porté sur l'extrémisme jihadiste. Nous n'avons jamais nié son existence, tout au contraire : il s'aggrave de jour en jour, et plus la crise durera plus il se renforcera. Mais nous vous l'avons dit aussi, le plus sérieusement qui soit, c'est une ligne rouge pour nous, et nous sommes parfaitement capables d'y faire face. Nous sommes élus depuis quatorze jours seulement et nous travaillons d'arrache-pied pour rétablir la confiance politique et la tranquillité à l'intérieur et à l'extérieur. Après mon investiture, j'ai prononcé mon premier discours sur le territoire syrien, depuis le siège de l'état-major de l'ASL. J'ai déjà rencontré les responsables turcs, le prince héritier d'Arabie saoudite et aussi les nouveaux dirigeants d'Egypte, pays où la situation des Syriens est devenue quelque peu inquiétante. Nous sommes néanmoins parvenus à un accord avec nos frères égyptiens. Le ministre des affaires étrangères, M. Nabil Fahmy, lui-même en poste depuis une semaine, m'a dit être aux côtés de la révolution syrienne et considérer que tout homme qui fait bombarder son peuple n'est pas fréquentable. J'étais hier en visite officielle aux Émirats arabes unis ; j'y ai en particulier rencontré le prince héritier d'Abou Dhabi, Cheikh Mohammed ben Zayed, avec lequel j'ai évoqué pendant plus de trois heures les volets politique et militaire de la situation, et aussi Cheikh Abdallah ben Zayed, ministre des affaires étrangères émirati. Je suis aujourd'hui devant vous, et je rencontrerai demain le Président de la République, puis j'aurai d'autres rencontres importantes.
L'extrémisme m'inquiète autant qu'il vous inquiète tous – c'est dans notre main qu'est le charbon ardent ! Mais, je le répète, nous pouvons résoudre ce problème. La Syrie est actuellement le champ de bataille d'autres puissances mais c'est bien sur notre sol que les massacres ont lieu. En Irak, la coalition avait déployé 200 000 soldats ; en Syrie, la population est massacrée par un régime qui nous donne le sentiment d'être un régime d'occupation.
Nous ne blâmons pas les autres, nous disons les choses pour ce qu'elles sont : la Syrie a connu les pires massacres de son histoire sans pouvoir compter sur le soutien de la communauté internationale. Les pays de la région ne se sont pas levés pour se tenir à nos côtés. Au contraire, dès le début de la révolution, Al Maliki, l'Iran, le Hezbollah, les extrémistes chiites en Irak ont appuyé le régime et l'ont aidé par tous les moyens à se maintenir, pour éviter l'effondrement du plus grand projet iranien de la région. Pendant ce temps, nos amis, les pays arabes et du Golfe en premier lieu, ne nous apportaient qu'une aide très succincte – nous avons avec eux une relation forte, mais cela n'empêche pas d'appeler un chat un chat, et de souligner les lacunes béantes du soutien apporté au peuple syrien.
Je le redis une fois encore, l'extrémisme est pour nous une ligne rouge. Les extrémistes présents en Syrie sont en majorité des étrangers, arrivés d'Afrique du Nord, des pays du Golfe et, pour quelques-uns, d'Europe. Ce ne sont pas des Syriens, ce mouvement est étranger à la Syrie, et c'est pourquoi nous y mettrons un terme.
C'est aussi la raison pour laquelle les pays qui souhaitent aider le peuple syrien doivent prendre une position claire, et en particulier cesser de dire que l'opposition, parce qu'elle est divisée, n'est pas convaincante. Cela peut être vrai, mais les conséquences de cette argumentation sont catastrophiques. Quand la communauté internationale a voulu unifier l'opposition libyenne, cela s'est fait en une nuit, et la décision a été prise en un jour. Dès le début de la crise libyenne, il y avait une opposition armée : les révolutionnaires de Benghazi se sont soulevés, armés, contre Khadafi et ses fils. Pour notre part, nous n'avons pas commencé par prendre les armes : mais, alors que nous menions une révolution pacifique, l'armée tirait sur les manifestants, nous comptions tous les jours de 70 à 100 morts et le monde regardait ! L'honneur des Syriens a été bafoué, des femmes ont été violées devant leur époux ; devions-nous applaudir et remercier ? Nous avons décidé de créer l'ASL, avec des moyens extrêmement limités et un soutien extérieur si modeste qu'il ne devrait même pas être mentionné. Comme partout dans le monde, l'opposition syrienne est diverse – en France, est-elle d'une seule pièce ? Le problème n'est pas là, disons les choses clairement : il tient à ce que les États-Unis ne prennent toujours pas la décision de venir en aide au peuple syrien, et à ce que leur valse-hésitation fait hésiter aussi nos amis européens à nous soutenir.
Des questions ont porté sur les minorités et sur le rôle des femmes. Les minorités, dont certaines sont présentes en Syrie depuis des millénaires, sont une composante essentielle de notre peuple. Je suis de ceux qui, lorsque nous avons élargi la coalition, ont demandé avec force qu'elles soient représentées en son sein de manière plus équilibrée ; c'est ce qui a lieu, et cela a valu aussi pour les femmes. La révolution a fait émerger des femmes extraordinaires, telles Mountana al-Atrach, Fida al-Hourani, ma chère amie Suheir Atassi, Razan Zeitoune, Samar Yazbek et tant d'autres. Certaines sont au sein de la coalition, d'autres sont encore en Syrie, dans une situation extrêmement difficile. Les femmes ont été l'un des piliers de la révolution et nous tenons à ce qu'elles aient, à l'avenir, le rôle qu'elles méritent.
Nous voulons instaurer un régime civil démocratique, connaissant l'alternance, dans lequel la majorité gouverne et la minorité s'oppose, et nous y parviendrons avec votre aide. Sachez enfin que toutes les pertes en vies humaines, aussi douloureuses soient-elle, n'altèreront pas notre détermination à faire tomber le régime – je rappelle que lorsque la révolution a commencé, Bachar al-Assad contrôlait l'ensemble du pays.
Il va de soi que lorsque nous demandons aide et soutien, c'est vers nos amis que nous nous tournons – certes pas vers la Russie, la Chine ou l'Iran. Et si nous faisons des reproches à nos amis, c'est parce que nous attendons qu'ils soient à nos côtés dans la difficulté, singulièrement les pays dont nous avons appris sur les bancs de l'école qu'ils avaient toujours été du côté de la liberté, de la justice et de la démocratie et qu'ils ont pour valeurs des principes très proches de ceux pour lesquels nous nous battons.
La famille al-Assad gouverne la Syrie depuis 40 ans, et Bachar veut rester au pouvoir sa vie durant. Où voit-on cela ? Quand le peuple s'est soulevé, il l'a fait de manière très courtoise, sans slogans injurieux, se limitant à demander des réformes. En réponse, il a essuyé des tirs. Pour avoir passé 35 ans dans l'armée syrienne, je puis témoigner que le régime de Bachar al-Assad est fondé sur le mensonge et l'hypocrisie. Tous les opposants au président disparaissent, ainsi que leurs familles. Nous sommes très honorés d'avoir à nos côtés, aujourd'hui, des hommes politiques qui ont passé des années en prison pour avoir manifesté leur opposition politique au régime. Rappelez-vous le Printemps de Prague ! Doit-on laisser massacrer un peuple qui se soulève contre un dictateur ? Nous avons décidé de nous battre, même si la guerre devait durer des décennies. Nous vous remercierons si vous nous aidez et nous livrez des armes, et nous espérons vous convaincre de la réalité des choses et de notre sincérité. Si nous n'y parvenons pas, nous rentrerons chez nous et nous essayerons à nouveau – mais il est terrifiant d'attendre. L'extrémisme a été plusieurs fois évoqué ; devons-nous laisser pour toute alternative au peuple syrien de retomber sous la dictature de Bachar al-Assad ou de subir celle des groupes islamistes qui massacrent femmes et enfants et qui imposent leur volonté ? Non. Des batailles se déroulent en ce moment entre l'ASL et le Front Al Nosra, et les citoyens de Adana combattent le groupe islamiste dit « l'État islamique en Irak et au Levant » ; je n'accepterai jamais que ces groupes qui m'accusent d'être un kefir, un mécréant, l'emportent.
Nous ne vous demandons pas de déployer des troupes en Syrie mais de nous donner les armes et les munitions qui nous permettront de protéger les nôtres et de combattre une armée qui en reçoit 1 400 tonnes tous les dix jours par un pont aérien organisé entre l'Iran et Damas. Nous connaissons vos lois et vos contraintes budgétaires, mais l'équilibre des forces sur le terrain en Syrie n'est pas en faveur de la révolution. Aidez-nous à le modifier ! Nous sommes certains que nous ne perdrons pas cette guerre. Mais comment les alliés du régime peuvent-ils continuer de lui prodiguer leur aide alors qu'il poursuit ses massacres quotidiens et qu'il utilise des armes chimiques – nous en avons les preuves ? Poutine et Assad se valent, ce sont deux dictateurs extrémistes immoraux et la présidence russe « tournante » avec Medvedev est une vaste comédie. Mais alors que ces gens soutiennent Assad, nos propres amis sont très réservés, très hésitants, et ils se posent beaucoup de questions sur les extrémistes, auxquelles nous sommes tout disposés à répondre.
Pour ce qui est de l'unification de l'opposition, la coalition inclut la majorité des composantes de l'opposition. Pour sa part, l'ASL contrôle 90 % des combattants. La décentralisation des unités combattantes s'explique par le manque d'armes, de munitions, de moyens de transport et de communication ; la majorité des combattants sont des civils, mais ils obéissent à nos ordres. Quand nous aurons davantage de moyens, nous organiserons l'ASL en armée institutionnelle structurée. Nous avons besoin de la France, nous avons besoin d'armes qui nous serviront à détruire les blindés et la chasse, nous avons besoin de votre appui diplomatique pour essayer d'influencer la Russie, la Chine et l'Iran. Donnez-nous une couverture aérienne ! Nous n'avons pas d'armes pour nous défendre.
Il a été dit que nous pactiserions avec des groupes extrémistes cependant que Bachar al-Assad, lui, protégerait les minorités. C'est un scandaleux mensonge. Nous nous battons ensemble. Nos frères chrétiens, alaouites et autres ont toujours vécu en paix en Syrie.
Je ne vois qu'une image pour décrire la situation qui nous est faite : cela revient à lier les pieds et les mains de quelqu'un avant de le jeter à la mer puis de l'accuser, alors qu'il se noie, de ne pas avoir essayé de s'en sortir ! Nous sommes laissés sans armes ni munitions ni soutien diplomatique suffisant, et l'on nous dit : « Vous ne pouvez pas continuer de lutter ». Mais si ! Nous respectons toutes les composantes de la société syrienne, nous oeuvrons en faveur de la liberté et de la démocratie, nous refusons l'extrémisme et nous faisons tous les efforts possibles pour que la Syrie devienne un pays de culture et de civilisation et non un foyer de terrorisme. Rappelez-vous le prix qu'a payé le monde pour l'instabilité en Afghanistan ! Qui peut imaginer que l'Iran et le Hezbollah viendront négocier avec nous, alors que ce sont eux qui décident ce qui se passe en Syrie aujourd'hui ? Nous espérons que la France considérera avec objectivité les souffrances du peuple syrien et agira en conséquence. Nous vous souhaitons succès et prospérité.
Nous conserverons longtemps le souvenir de cette rencontre ; je déplore que l'horaire nous empêche d'empêche d'entendre Mme Suheir Atassi. Nous éprouvons le plus grand respect pour votre combat et nous mesurons la tragédie vécue par le peuple syrien. Je vous remercie, messieurs, pour vos réponses franches à des questions directes. Vous partirez accompagnés de tous nos voeux.
La séance est levée à dix-neuf heures.