Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Moscovici, Commissaire européen aux affaires économiques et financières.
La séance est ouverte à dix-sept heures quinze.
Monsieur le Commissaire, je vous remercie de consacrer à la commission des affaires étrangères un peu de votre temps, que nous savons précieux, quatre mois après l'entrée en fonction de la nouvelle Commission européenne présidée par Jean-Claude Juncker. Vous avez déjà été entendu par la commission des affaires européennes ; nous avions souhaité conduire une audition commune, mais nos agendas respectifs ne l'ont pas permis. En tout état de cause, il me semblait essentiel de ne pas différer cette audition, car nous vivons un moment important pour l'union économique et monétaire.
Important tout d'abord parce que l'arrivée au pouvoir en Grèce d'Alexis Tsipras pose à nouveau la question de l'avenir de la zone euro. À cet égard, il serait intéressant que vous puissiez faire le point sur le suivi par la Commission européenne de la mise en oeuvre des réformes en Grèce, sur l'évolution de la situation économique et financière du pays et sur le climat des discussions avec le gouvernement Tsipras. Après le report d'échéance, des discussions techniques vont, enfin, s'engager. Que peut-on en attendre ? Comment analyser la lenteur de leur démarrage ? Une extension du plan de sauvetage est-elle à envisager ? Quels ajustements du programme peut-on accepter et quels sont ceux qui sont franchement hors de question pour la Commission ?
Ce moment est également important parce que le retour de la croissance en Europe s'amorce, même s'il est lent et progressif, et que des décisions majeures devraient conforter ce mouvement. Le fonds d'investissement stratégique est quasiment défini. Peut-être pourrez-vous nous dire où en sont les discussions à ce sujet, quelles sont les modalités de fonctionnement du fonds et les contributions supplémentaires que les États se proposent d'apporter. Par ailleurs, la Banque centrale européenne vient de lancer son programme d'assouplissement quantitatif (quantitative easing), dont on espère qu'il permettra, couplé à la baisse de l'euro et à la baisse des prix du brut, d'améliorer le financement de l'économie et de doper la reprise. Ce programme, je le rappelle, a été critiqué, notamment en Allemagne, où il est vu comme un signal contraire aux nécessaires efforts d'assainissement des finances publiques et de réformes structurelles. En revanche, il est considéré comme bienvenu en France, notamment par de nombreux membres de notre commission, qui estiment qu'il permettra de soutenir la croissance.
Dans ce contexte, chaque pays, en particulier le nôtre, doit être exemplaire dans le respect de ses engagements. Sur proposition de la Commission européenne, un nouveau délai vient d'être accordé à la France pour ramener son déficit nominal sous la barre des 3 %, l'échéance étant désormais fixée à 2017. Cependant, la recommandation fait état pour 2015 d'un écart de 0,2 point de PIB, soit 4 milliards d'euros, entre les trajectoires de déficit structurel prévues respectivement par le gouvernement français et par la Commission pour parvenir à cet objectif. Par ailleurs, il semble y avoir également une différence d'approche forte entre la France et la Commission s'agissant de la trajectoire du déficit structurel pour 2016 et 2017 et de ses conséquences. On parle, à ce sujet, de 30 milliards d'euros d'économies supplémentaires, mais j'ai lu des chiffres contradictoires dans la presse. Pourriez-vous nous apporter des éclaircissements sur ces points qui demeurent assez confus ? Quelle est votre analyse des efforts réalisés par la France et de sa capacité à respecter ces nouveaux engagements ? Quels échanges cela provoque-t-il au sein de la Commission puisqu'il a été décidé que celle-ci aurait désormais une approche politique des problèmes, approche qui faisait jusqu'alors cruellement défaut ?
Au-delà de cette actualité, nous savons qu'il est nécessaire de maintenir les efforts consentis pour doter l'union économique et monétaire d'un véritable pilier économique, incluant une capacité fiscale et sociale. Il nous serait très utile de vous entendre exposer les différentes initiatives qui sont ou seront les vôtres en ce sens, qu'il s'agisse de l'échange automatique d'informations et de la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales, des arrangements contractuels, de la réflexion sur les ressources propres ou de la mise sur pied d'une véritable coordination macro-économique, sans parler de l'harmonisation fiscale et, nous l'espérons, sociale qui reste à construire.
Par ailleurs, l'Ukraine doit consentir un effort très important en matière de réforme économique. Le fardeau financier sera très lourd pour l'Union européenne, qui devra lui apporter un soutien massif. Pourriez-vous faire le point sur les sommes en cause ?
Enfin, peut-être pourrez-vous nous dire un mot de la manière dont s'organise le travail avec vos collègues commissaires, en particulier M. Katainen.
Je suis très heureux de m'exprimer, pour la première fois depuis ma prise de fonctions à la Commission européenne, devant la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale. Lors de mon audition par la commission des affaires européennes, au mois d'octobre dernier, j'avais en effet insisté sur l'importance, pour un commissaire, d'entretenir avec les parlements nationaux un dialogue ouvert et constructif, afin de conserver un lien direct avec la légitimité démocratique nationale qui, notamment en matière budgétaire, demeure première en Europe. Dans le cadre de ma mission, qui est de soutenir la croissance et l'emploi, je sais à quel point nos échanges sont utiles. Je connais parfaitement, pour en avoir été membre de 2007 à 2009, le rôle stratégique de votre commission, qui a une compétence générale s'agissant du contrôle de la politique européenne du Gouvernement, et la qualité de ses travaux.
Mon premier message sera politique. La Commission Juncker est en effet une Commission politique, au service d'une nouvelle politique économique européenne qui, sans être révolutionnaire, marque une inflexion très substantielle. Cette inflexion était nécessaire, car l'Europe a connu, ces dernières années, la pire crise économique et financière depuis la Seconde Guerre mondiale. Aujourd'hui, elle renoue progressivement avec la croissance économique et avec la confiance. En effet, en 2015, et pour la première fois depuis 2007, les économies de l'ensemble des pays de l'Union européenne devraient renouer avec la croissance ; selon les prévisions, le taux de croissance de l'Union européenne devrait être de 1,7 % et celui de la zone euro de 1,3 %.
Cette bonne nouvelle est le signe que les efforts consentis par les États membres commencent à porter leurs fruits mais, soyons honnêtes, elle est aussi le produit de circonstances extérieures favorables : baisse du prix du pétrole, dépréciation sans précédent de près de 20 % de l'euro et action massive de la Banque centrale européenne. Sur ce dernier point, il n'appartient pas à une institution de porter un jugement sur une autre institution. Toutefois, j'estime que l'action de M. Draghi est très intelligente et que le quantitative easing est une réponse appropriée aux problèmes du moment : inflation trop faible, risque de déflation et déficit de croissance et d'emplois. Cette réponse a pu être critiquée – elle a notamment fait l'objet de débats au sein de l'instance dirigeante de la Banque centrale européenne –, mais elle a été extrêmement nette et avait du reste été anticipée, ce qui explique en grande partie la dépréciation de l'euro.
Si la reprise économique est là, elle est cependant encore trop faible et, surtout, trop peu créatrice d'emplois : elle ne parvient pas à résorber le chômage de masse dont pâtit le continent européen – je rappelle que le taux de chômage de la zone euro est de 11,2 %. Beaucoup reste donc à faire pour concrétiser ces premiers signaux positifs et amplifier la dynamique de croissance ; tel est l'objectif de la Commission. À cet égard, chaque pays doit prendre ses responsabilités, pour lui-même, pour sa population et pour l'Europe.
Dans ce contexte, la Commission estime que le business as usual n'est plus une option ; nous voulons être plus politiques, plus volontaires, pour relever les défis auxquels est confronté le continent. Une stratégie économique a donc été définie, qui repose sur trois piliers : la responsabilité budgétaire – c'est-à-dire la poursuite de la réduction des déficits publics, nominaux et structurels, avec toutefois l'introduction d'une dose de flexibilité, prévue par les règles du Pacte de stabilité et de croissance –, les réformes structurelles, indispensables pour améliorer la compétitivité des économies et leur permettre de faire face aux défis de la mondialisation, et, enfin, la relance de l'investissement grâce au plan Juncker. Chacun de ces trois piliers traduit l'équilibre des forces politiques en présence au sein de la Commission.
En matière budgétaire, j'ai présenté, le 13 janvier dernier, avec le vice-président Dombrovskis une communication sur la flexibilité. Il s'agit pour la Commission, non pas de modifier les règles du Pacte de stabilité et de croissance, qui ont été définies dans des traités, , mais de les interpréter. Nous estimons ainsi, premièrement, qu'un pays qui investit doit être récompensé et ne pas être pénalisé au titre des procédures de déficit excessif, deuxièmement, qu'un pays qui mène des réformes structurelles doit pouvoir disposer de temps pour atteindre son objectif à moyen terme et, troisièmement, qu'il faut tenir compte de la situation cyclique : un pays qui se porte bien doit faire davantage d'efforts qu'un pays en difficulté. S'agissant de la réduction des déficits structurels, par exemple, la Commission a défini une matrice. À un pays comme l'Italie, qui a connu trois années de récession successives, il est désormais demandé de consentir un effort structurel minimal de 0,25 %. En revanche, à la France, qui ne se trouve pas dans la même situation, il est demandé un effort de 0,5 %.
Ces trois principes contribuent à la clarté et à la prévisibilité de l'appréciation des règles communes de surveillance budgétaire, qui doit être à la fois rigoureuse et intelligente, et permettent de mieux tenir compte de différents facteurs importants pour notre économie.
Le renouveau impulsé par la Commission se caractérise également par l'élaboration d'un plan d'investissement d'un montant d'au moins 315 milliards d'euros sur les trois prochaines années. L'objectif est d'attirer des liquidités privées abondantes vers le financement d'investissements dans les secteurs où ceux-ci sont le plus nécessaires, pour stimuler la croissance, la création d'emplois, la compétitivité et l'innovation. Ce plan est inédit par son calendrier et son ampleur ; il s'agit de faire en sorte que ces investissements soient additionnels. Le Conseil Écofin a adopté hier un projet de règlement amendé, qui doit maintenant être négocié avec le Parlement européen afin que le Fonds européen pour les investissements stratégiques soit opérationnel dès l'été.
Après Louis Schweitzer, commissaire général à l'investissement, je dois rencontrer aujourd'hui le directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, car il est très important que la France dispose d'un outil performant de sélection des investissements pour pouvoir bénéficier pleinement de ce plan. En effet, les projets qui seront retenus le seront en fonction, non pas de leur nationalité, mais de critères bien définis. Je me réjouis que la France apporte un franc soutien à ce fonds, le Président de la République ayant annoncé, vendredi dernier, que le pays y contribuerait à hauteur de 8 milliards d'euros via la Caisse des dépôts et consignations et la Banque publique d'investissement. Elle émet ainsi un signal de soutien et de confiance en l'Europe et, surtout, elle manifeste sa volonté de soutenir l'investissement dans les infrastructures et les projets innovants de grandes entreprises ou de PME.
En ce qui concerne les avis de la Commission sur le respect par les États membres de leurs engagements dans le cadre du Pacte de stabilité et de croissance, il est vrai que la décision concernant la France a fait l'objet d'une longue discussion au sein du collège des commissaires. Les opinions étaient différentes, mais nos échanges nous ont permis de cheminer vers une décision unanime – j'insiste sur ce point, car je lis parfois des choses étranges à ce sujet. Le collège n'était pas divisé entre laxistes – les Français, par exemple – et rigoristes : une appréciation objective a été portée, à partir des règles, sur les conséquences à tirer d'une situation objective.
Le message que nous avons adressé à la France est le suivant : celle-ci doit poursuivre sa consolidation budgétaire tout en accélérant et en intensifiant ses réformes, en soutien à l'emploi et à la croissance. Il n'a pas été question de sanctions, que rien ne justifiait dans la situation actuelle. Celles-ci existent et peuvent être appliquées, mais elles doivent reposer sur des données objectives. En l'espèce, les données dont nous disposions nous ont conduits à formuler des incitations, à « monter » dans certaines procédures, mais elles n'appelaient pas de sanction.
Sans réformes, il n'y a pas d'assainissement durable et, sans assainissement durable, la croissance sera toujours handicapée. La dette est un boulet et, lorsqu'elle avoisine 100 % du PIB, sa réduction devient une priorité. La France représente 20 % du PIB de la zone euro ; si, demain, elle devenait vulnérable, nos voisins en seraient affectés. Il faut donc à la fois réduire les déficits et protéger la croissance.
Je ne fais là que vous livrer le sentiment qui prévaut au sein du collège des commissaires, de l'Eurogroupe et du Conseil Écofin, qui a adopté hier la nouvelle recommandation proposée par la Commission. La France n'est victime d'aucun acharnement ; elle ne bénéficie d'aucun laxisme ni d'aucune indulgence. Il est demandé à ce pays, qui est un pilier de la zone euro et dont la dette continue de croître, de mener les réformes nécessaires, dans lesquelles il s'est du reste engagé – tous l'ont souligné –, et de poursuivre son effort de réduction des déficits.
Ainsi la recommandation de la Commission concernant la France est-elle à la fois exigeante et équilibrée. Tout d'abord, nous lui demandons de corriger son déficit excessif pour le ramener sous la barre des 3 % d'ici à 2017. Je lis, ici ou là, que ce délai est bref, mais il s'agit tout de même du troisième délai consécutif : aucun pays n'a bénéficié d'une telle mesure. Au reste, les commissaires et les ministres membres du Conseil Écofin ne jugent pas cette décision particulièrement sévère ; elle est même unique, en réalité. Ce nouveau délai signifie tout d'abord qu'une amélioration du solde structurel de 0,5 point de PIB – il s'agit de la quotité minimale – doit intervenir en 2015. Or, l'amélioration attendue des mesures qui ont été votées serait plutôt de l'ordre de 0,3 %. C'est pourquoi j'ai évoqué ce matin des économies supplémentaires à hauteur de 3 à 4 milliards d'euros, chiffre qui a d'ailleurs été repris par le Président de la République dans une interview au Parisien. Nous travaillons en effet en bonne intelligence avec Michel Sapin, et la France s'est engagée à présenter ces mesures supplémentaires, dont vous aurez à connaître le moment venu, d'ici au 10 juin.
Pour 2016 et 2017, il est vrai que, s'agissant du déficit structurel, certains éléments de trajectoire sont communs, d'autres différents, entre la loi de programmation des finances publiques votée par votre assemblée en décembre et la recommandation de la Commission. Nous sommes donc en train de comparer, avec le ministère des finances français, nos chiffres respectifs concernant la croissance potentielle, son impact sur le déficit structurel, la comparaison avec le déficit nominal… Je rappelle d'ailleurs que nous ne faisons appel au déficit structurel que lorsque le déficit nominal est excessif : si ce dernier était respecté, il prendrait le pas sur le déficit structurel. En tout état de cause, j'ai indiqué ce matin, dans une interview, que cet ajustement représentait environ 50 milliards d'euros, soit un chiffre comparable à celui qui a été annoncé. Mais parle-t-on de la même chose ? Là encore, c'est vous, mesdames, messieurs les députés, qui aurez le dernier mot, car vous sera soumis, fin avril, comme chaque année, un programme de stabilité qui retracera la trajectoire retenue et sa cohérence avec les recommandations de la Commission.
Bref, ni rigorisme excessif ni volonté de sanction ni laxisme : l'intérêt général européen est que la France réduise ses déficits, poursuive ses réformes et mette sur pied une politique de croissance qui soit à la hauteur des besoins du pays.
Je veux être certaine d'avoir bien compris. La Commission demande à la France de réduire, en 2015, son déficit structurel de 0,5 point de PIB, soit 0,2 point de plus que la réduction de 0,3 point votée par le Parlement, ce qui représenterait un effort supplémentaire de 4 milliards.
Trois à quatre milliards, oui. Du reste, ce chiffre n'est pas secret ; il a été validé par Michel Sapin, Manuel Valls et François Hollande.
Cela nous a en effet été confirmé par le ministre. Par ailleurs, le déficit structurel fait l'objet de discussions. Les objectifs fixés en la matière s'imposent tant que la France ne respecte pas le critère d'un déficit nominal inférieur à 3 % du PIB. Est-ce bien cela ?
Dans notre recommandation figurent et le nominal et le structurel. À ce stade, nous avons sans doute la même trajectoire en nominal que le gouvernement français et nous avons des discussions sur le structurel.
Absolument, et il dépend lui-même de la croissance potentielle.
Dans votre interview au Figaro, vous avez indiqué que votre demande est cohérente avec la réduction de 50 milliards des dépenses publiques envisagée par la France.
C'est en tout cas le chiffre que j'ai. Reste à savoir si nous parlons des mêmes milliards. C'est sur ce point que porte la discussion. J'entends parfois, ici ou là, parler de chiffres beaucoup plus élevés ; ceux que j'ai cités sont les nôtres.
Pas du tout, monsieur Myard.
J'en viens à la situation de la Grèce. Nous avons abouti, le 20 février, à un accord sur une prolongation de quatre mois du programme d'aide à la Grèce. La discussion n'est pas aisée car, si nous connaissons beaucoup d'alternances en Europe, celle-là n'avait pas encore été expérimentée.
Pas du tout, monsieur Myard. Il s'agit précisément de respecter deux données essentielles de la vie démocratique : le vote du peuple grec – dès lors qu'un peuple exprime sa volonté de changement, obliger le nouveau gouvernement à mener exactement la même politique que le précédent serait un déni de souveraineté et de démocratie – et le respect des engagements pris par la Grèce envers ses partenaires européens et le Fonds monétaire international. D'un côté, certains membres de l'Eurogroupe ont pu penser que nous allions imposer à la Grèce la totalité du mémorandum ; de l'autre, le gouvernement grec aurait souhaité s'affranchir davantage de la discipline commune. Nous sommes en train de converger.
À l'heure même où nous parlons, se tient à Bruxelles la première réunion de négociation entre les représentants des institutions – Banque centrale européenne, Fonds monétaire international, Commission européenne et Mécanisme européen de stabilité –, que nous n'appelons plus la Troïka, et le gouvernement grec. Dans les jours qui viennent, des missions techniques – j'insiste sur ce qualificatif – se rendront à Athènes pour vérifier les faits. Nous apprenons à travailler ensemble. Il s'agit, tout d'abord, de clôturer le programme d'aide, puis d'aboutir à des arrangements ultérieurs qui permettront à la Grèce et à l'Union européenne de poursuivre leur coopération. Au demeurant, certaines réformes sont consensuelles. Lorsque le gouvernement grec dénonce une situation humanitaire catastrophique, comment ne pas l'entendre ? Lorsque l'on évoque la construction d'un État de droit et la lutte contre l'évasion et les inégalités fiscales, comment s'y opposer ?
S'agissant de l'Ukraine, nous cherchons une solution à la fois diplomatique et économique. Je rappelle que l'Union européenne a élaboré un nouveau programme d'assistance macro-économique et financière d'un peu plus de 2 milliards d'euros sur les deux prochaines années, dans le cadre de l'aide globale d'environ 15 milliards de dollars qui a été mise sur pied autour du FMI. Chacun sait qu'il est indispensable d'aider le gouvernement ukrainien à mener les réformes nécessaires, mais ce n'est qu'un début. Il faut être conscient que l'ampleur des besoins sera considérable et que nous devrons inventer des mécanismes afin d'y répondre.
Étant également commissaire à la fiscalité et à l'union douanière, je souhaiterais dire un mot des questions fiscales, qui figurent en tête de l'agenda de la Commission. Le 18 mars, je présenterai un paquet sur la transparence fiscale qui comportera notamment une proposition de directive sur l'échange automatique d'informations en matière de tax ruling. Cette pratique, qui permet à une entreprise de prévoir son imposition, n'est pas en soi condamnable ; vingt-deux États membres l'utilisent et je l'ai moi-même promue lorsque j'étais ministre de l'économie et des finances, car la prévisibilité de l'imposition est un élément d'attractivité pour les investisseurs étrangers. Toutefois, l'opacité peut favoriser des détournements ou des optimisations excessives qui permettent d'échapper à l'impôt. Or, cela est devenu insupportable à l'opinion publique. Nous voulons donc favoriser la transparence dans ce domaine, car de la transparence naît la justice. De surcroît, nous pourrons ainsi séparer le bon grain de l'ivraie, c'est-à-dire les tax ruling profitables aux entreprises de ceux qui créent des rentes de situation.
Cet été, je présenterai un deuxième paquet fiscal relatif à la compétitivité, qui reprendra notamment le projet d'harmonisation des bases de l'impôt sur les sociétés. Le Président Juncker m'a confié une mission très claire : il souhaite que la Commission agisse en faveur la transparence, jusqu'au bout, et de la compétitivité.
Par ailleurs, la taxe sur les transactions financières fait désormais l'objet d'un projet de coopération renforcée entre onze États membres, parmi lesquels figurent les quatre grandes économies de la zone Euro : France, Allemagne, Italie et Espagne. Je suis raisonnablement optimiste et entièrement mobilisé pour que l'accord qui n'a pu être conclu en 2014 le soit en 2015. En effet, les problèmes ont été bien identifiés, une présidence permanente a été désignée et la Commission, qui participe à nouveau aux travaux à la demande des États membres, apporte son expertise technique et son soutien politique. J'espère que nous aboutirons, cet été, à un projet de taxe sur les transactions financières, dont il faudra définir les bases, les procédures et les usages.
Enfin, un mot sur la coopération entre les commissaires. Je travaille davantage avec M. Dombrovskis qu'avec M. Katainen. Cette coopération se passe bien ; nous sommes complémentaires, notamment au plan politique, ce qui peut être utile pour assumer ensemble certaines décisions.
Le scandale « Luxleaks » a contraint l'actuel président de la Commission à avouer sa responsabilité, en tant que premier ministre du Luxembourg, dans l'organisation d'un véritable système d'évasion fiscale qui, s'il n'a rien d'illégal, peut, sous certains aspects, s'apparenter à une forme de dumping fiscal ou d'aide d'État. Il a en tout cas contribué à l'appauvrissement d'autres États en les privant de ces recettes fiscales. L'autorité et la légitimité de M. Juncker s'en trouvent fragilisées au moment où la Commission réclame des efforts en matière de réformes structurelles et de réduction de l'endettement ou des déficits. Je regrette que, sur ce sujet, le Parlement européen ait préféré à la création d'une commission d'enquête une formule beaucoup plus douce. Je me réjouis néanmoins de la proposition de directive concernant l'échange automatique d'informations en matière de tax ruling, qui permettra aux États de ne pas pâtir d'une forme de concurrence fiscale déloyale. Quelles sont vos principales orientations en la matière ?
En ce qui concerne la taxe sur les transactions financières, les discussions intergouvernementales portent notamment sur la définition de l'assiette de la taxe. Si, comme je le souhaite, celle-ci incluait actions, obligations et produits dérivés, le produit de la taxe pourrait s'élever à 35 milliards d'euros, ce qui n'est pas négligeable à un moment où il nous faut trouver des ressources nouvelles. Quoi qu'il en soit, il me paraît important que la Commission européenne joue un rôle dans ces discussions. Quelles orientations allez-vous défendre, notamment en ce qui concerne l'assiette de la taxe ? Avez-vous une préférence en la matière ?
Enfin, j'ai cru comprendre que, dans les deux années qui viennent, les marges de manoeuvre de la France seraient probablement plus étroites que ce que j'imaginais. Dans quel domaine la France devrait-elle, selon vous, accélérer ses réformes structurelles ?
Nous sommes très sensibles à la présence parmi nous d'un commissaire européen, suffisamment rare pour être saluée, et je suis assez admiratif, monsieur le commissaire, de la manière dont vous vous êtes adapté à vos nouvelles fonctions.
Vous avez assez longuement explicité les efforts qui sont demandés à la France pour réduire ses déficits en 2015, mais à aucun moment vous n'avez évoqué les 30 milliards d'euros d'économies dont la presse a beaucoup parlé. Pourtant, on peut penser que ces 30 milliards, qui représentent 1,5 point de PIB et nous amèneraient en dessous de la barre des 3 %, ont été évoqués lors des discussions qui se sont déroulées au sein de la Commission. De ces discussions, il est sorti, dites-vous, un accord unanime, mais les débats semblent tout de même avoir été assez houleux et critiques vis-à-vis de notre pays. Le fait que la France, pays fondateur et deuxième économie de l'Union européenne, se trouve ainsi dans le viseur nous donne le sentiment qu'elle est affaiblie par rapport aux autres États membres.
Par ailleurs, tient-on compte du fait que la France est le pays de l'Union dont le budget de la défense est le plus important – 1,5 point de PIB, contre 0,5 à 0,7 point pour les autres États membres – dans la tolérance dont on fait preuve vis-à-vis de son déficit budgétaire ? Comptez-vous aborder ce sujet au sein de la Commission ?
En ce qui concerne le plan Juncker, nous espérons tous que la France, qui n'a pas toujours été très efficace dans ce domaine, saura en bénéficier pour une part substantielle. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce sujet, qui semble être une de vos préoccupations, ainsi que sur les critères retenus par la Commission pour la sélection des projets ?
Par ailleurs, M. Giscard d'Estaing a indiqué que la Grèce, dont la dette est trop importante pour qu'elle puisse s'en sortir, devait, dans l'intérêt des États membres de la zone euro et dans son propre intérêt, quitter la zone euro. Qu'on le veuille ou non, la Grèce n'est pas un État de droit, au sens européen du terme : elle n'a quasiment pas d'administration fiscale. Pourquoi veut-on absolument qu'elle demeure dans la zone euro ?
Enfin, pouvez-vous nous dire quel effet cela vous fait d'être un commissaire de gauche dans une Commission beaucoup plus à droite qu'auparavant ?
Je me félicite, monsieur le commissaire, que la nouvelle Commission européenne soit beaucoup plus politique que celle qui l'a précédée. Mais, pour cette raison, elle ne devrait pas occulter la montée des extrémismes partout en Europe. De fait, l'obligation de respecter les traités et l'objectif de 3 % de déficit est de moins en moins admise par les populations, qui perçoivent les recommandations de la Commission comme des injonctions. Vous avez indiqué que 3 à 5 milliards supplémentaires devront être trouvés pour entrer dans l'épure de 2015, mais les importantes économies qui ont déjà été demandées aux Français – je pense notamment au gel des pensions – rapporteront moins que prévu en raison de l'inflation nulle.
Les institutions européennes estiment que les réformes structurelles entreprises par la France sont insuffisantes et doivent être poursuivies. Mais que sont l'ANI, qui a assoupli le contrat de travail, le CICE, qui a réduit le coût du coût du travail, la réforme des collectivités territoriales, la réforme bancaire et la loi Macron, sinon des réformes de structure qui modifient les habitudes de la population ? Qu'est-ce donc qu'une bonne réforme structurelle pour la Commission européenne ? Doit-elle forcément affaiblir la protection de nos concitoyens ?
Enfin, nous sommes, pour l'instant, les seuls à payer le prix du sang et les impôts nécessaires pour assurer la sécurité de l'ensemble des Européens. Aussi, il ne me paraît pas juste que le surcoût des OPEX, supérieur à 1 milliard d'euros, ne soit pas pris en compte au niveau communautaire. Avons-nous une chance de faire entendre ce message à nos partenaires européens ? Et, si tel n'est pas le cas, le projet d'une hypothétique défense européenne, annoncé par M. Juncker, permettra-t-il de suppléer nos efforts dans ce domaine ? Quoi qu'il en soit, je souhaiterais connaître votre avis et celle de la Commission à ce sujet.
Monsieur le commissaire, je ne sais si je dois vous féliciter ou vous présenter mes condoléances, car je crains fort que vous ne vous soyez assigné une mission impossible.
Vous avez évoqué une reprise économique. Soyons sérieux ! Celle-ci est franchement minime. L'Espagne et le Portugal ne sont parvenus qu'à améliorer légèrement leurs exportations moyennant une baisse drastique des coûts du travail. Quant à l'Italie, son PIB n'a pas retrouvé son niveau de 2007. Par ailleurs, la baisse réelle de l'euro est, non pas de 20 %, mais de 4 % ; c'est le dollar qui s'est renchéri. Le plan Juncker, dont on nous rebat les oreilles, représente à peine 1 % du PIB européen : il est illusoire de croire que c'est ainsi que l'on relancera la croissance, surtout si la purge actuelle se poursuit ! En effet, selon Olivier Blanchard, lorsqu'on réduit la dépense publique de 100, la baisse du PIB n'est pas de 0,5 point mais de 1,6 point. Pourquoi donc campe-t-on sur une analyse macro-économique fausse, digne d'un comptable de café du commerce ?
Quant à la Grèce, regardons la réalité en face : elle ne peut pas s'en sortir ! Je vous félicite d'avoir proposé un report de l'échéance de quatre mois, mais nous sommes dans une impasse et, dans quatre mois, vous en serez au même point qu'hier. Il n'y a pas d'autre solution pour la Grèce qu'une sortie de l'euro. Celui-ci est une machine infernale qui cassera l'Europe. Les Allemands, notamment les économistes, sont d'une agressivité folle vis-à-vis des autres pays et, au lieu d'une sortie responsable et raisonnée, nous assisterons à une sortie panique, qui provoquera un choc systémique.
J'attends néanmoins de l'Europe qu'elle aboutisse à un accord, non pas sur les taux de TVA – ce serait une faute –, mais sur l'impôt sur les sociétés. Ce serait une véritable avancée. Quoi qu'il en soit, je vous souhaite bon courage !
M. Hamon comprendra que je ne partage pas entièrement l'appréciation qu'il a portée sur le Président de la Commission européenne. Il est exact que celui-ci a reconnu sa responsabilité dans la mise en place de certains dispositifs par le gouvernement luxembourgeois qu'il a dirigé pendant une assez longue période, mais je ne crois pas que l'on puisse l'interpréter comme l'aveu de l'organisation d'un système d'évasion fiscale. Je suis certain que ce n'est pas ce qu'il a voulu dire. Simplement, lorsque l'on est un responsable politique, on assume ce que l'on a fait.
Il faut bien comprendre l'état d'esprit du Président de la Commission européenne. Face à des révélations telles que « Luxleaks », ce serait une erreur d'adopter une attitude de déni et de faire le dos rond, car d'autres fuites, concernant d'autres pays, seront publiées. M. Juncker a donc demandé à deux commissaires, Mme Vestager, commissaire à la concurrence, et moi-même, de jouer la carte de la transparence complète. Des enquêtes sont ainsi menées, avec une diligence, une méticulosité et une indépendance absolues, sur la totalité des aides d'État liées au tax ruling dans l'ensemble des États membres. J'ai pour mission d'aller jusqu'au bout en la matière car, si la Commission apparaissait comme protectrice de je ne sais quels intérêts privés, elle serait suspecte. C'est pourquoi je présenterai, la semaine prochaine, un texte extrêmement simple, bref et clair qui vise à assurer la transparence totale – je dis bien totale – entre administrations sur les tax ruling. Du reste, je souhaite, à titre personnel, que cette transparence soit par la suite étendue – un deuxième paquet sera présenté cet été sur la transparence et la compétitivité. Le Président Juncker souhaite que l'on agisse rapidement et fortement dans ce domaine.
Je veux d'ailleurs vous dire mon optimisme à ce sujet. Les mesures de ce type sont tellement soutenues par l'opinion publique, qui juge ces pratiques insupportables, que je n'imagine pas qu'un État membre s'y oppose. Cette directive peut donc être adoptée et mise en oeuvre rapidement. Les sujets dits « BEPS », tels que l'érosion des bases fiscales, la lutte contre l'évasion fiscale et la transparence fiscale, sont aujourd'hui des sujets majeurs, tout comme la fin du secret bancaire, d'ailleurs. À ce propos, mes services sont en train de négocier avec la Suisse, le Liechtenstein, Monaco, Andorre et San Marin des accords d'échange automatique d'informations en matière bancaire. Nous devrions ainsi pouvoir mettre fin au secret bancaire d'ici à 2017. Une révolution est en cours dans ce domaine, sous la pression de l'opinion publique et des médias, et l'Europe n'a pas l'intention d'être à la traîne, bien au contraire. Je suis très confiant, car je sais avoir le soutien politique complet de mon président, d'autant plus, peut-être, que les faits auxquels vous avez fait référence se sont produits.
À propos de la taxe sur les transactions financières, trois questions demeurent : l'assiette, le produit, les usages. La Commission européenne soutiendra bien sûr sa propre proposition. Si les États membres nous le demandent, nous ferons des propositions nouvelles, mais je n'ai pas d'initiatives à prendre en cette matière puisque la coopération renforcée est une procédure inter-gouvernementale, à laquelle nous apportons un appui technique et politique. Si les discussions n'ont pas abouti, c'est que l'accord ne s'est pas fait sur les catégories d'actifs devant former l'assiette de la taxe – c'est qu'il est facile de vouloir taxer un marché sur lequel in n'est pas, au risque d'évincer une activité dans un autre pays. La réflexion va aujourd'hui dans le sens d'une assiette large incluant éventuellement tous les dérivés et associée à un taux plus bas.
Je suis très attaché à ce projet, pour deux raisons. La première est qu'il s'agit d'une question éthique qui a une incidence sur les finances publiques, le développement, la lutte contre le changement climatique. La seconde est que ce projet n'ayant pu être mené à son terme par les Vingt-Huit faute d'une décision unanime comme il est de règle en matière fiscale, je souhaite qu'il prospère pour que l'on sache que si l'on ne peut aboutir à l'unanimité, on peut recourir à une autre méthode, la coopération renforcée.
Je me garderais de dire ce que je crois bon en matière de réformes structurelles car je ne souhaite pas que la Commission européenne tienne la main aux États membres. Quand j'étais ministre français de l'économie et des finances, ma première visite à la Commission, au moment du semestre européen, en mai 2012, avait été pour mon prédécesseur, Olli Rehn. Il avait entrepris de décrire les mesures que nous devions prendre et je lui avais dit mon désaccord avec cette manière de procéder, en soulignant que les fins étaient partagées mais les moyens d'y parvenir nationaux. Je continue de le penser. Ce que la Commission doit apprécier, c'est la cohérence du plan de réformes structurelles et sa capacité à créer la compétitivité et à permettre la réduction des déficits extérieurs.
Dans l'interview publiée aujourd'hui par un journal du matin, je n'ai pas dit que les réformes conduites en France étaient insuffisantes en soi ; j'ai dit qu'elles étaient indéniables mais qu'elles n'avaient pas suffi à résorber le déficit extérieur et à muscler la compétitivité autant qu'il était nécessaire. Il appartient donc au Gouvernement français de présenter les réformes qu'il croit bonnes. Comme l'a dit M. Bui, des réformes ont été faites, telles que le crédit d'impôt compétitivité emploi, la création de la Banque publique d'investissement ou la loi bancaire. Il faut continuer. Je ne veux pas interférer dans les débats en cours dans votre Assemblée, mais, pour la Commission européenne, la loi Macron est une réforme de structure qui marque un pas dans la bonne direction. Nous attendons un plan précis et cohérent assorti d'un calendrier. Plus la France présentera des réformes structurelles crédibles, qui peuvent et qui doivent être progressistes, plus elle sera elle-même forte et respectée.
Plutôt qu'une commission d'enquête, monsieur Hamon, le Parlement européen a préféré créer une commission spéciale sur les rescrits fiscaux. Elle n'en sera pas moins exigeante, et je sais que les représentants des groupes veulent aller au fond des choses.
Monsieur Poniatowski, c'est bien de 50 milliards d'euros au total que nous parlons. On verra ensuite, par des échanges entre le Gouvernement français et la Commission, quelles sont les mesures de réforme décidées et de combien elles peuvent renforcer la croissance potentielle française et réduire le déficit structurel afin de procéder aux ajustements possibles. Je souhaite évidemment un rapprochement des positions : l'économie de la France représentant 20 % du PIB de l'Union, aucun pays membre de l'Union européenne ou de la zone euro ne bénéficierait d'une chute de la croissance française. Je ne souhaite donc pas que les efforts que nous demandons légitimement au regard de nos règles la pénalisent. La Commission européenne n'a aucunement l'intention d'imposer une « purge » de l'extérieur, et le Gouvernement français encore le temps de travailler à l'élaboration de son programme de stabilité et à la concordance de celui-ci avec la recommandation.
L'honnêteté me commande de dire que le sujet de la défense n'est pas évoqué. Il en ira peut-être autrement quand une défense européenne aura vu le jour et qu'un pays agira pour le compte des autres.
J'ai déjà rencontré M. Louis Schweitzer, commissaire général à l'investissement, et je rencontrerai M. Pierre-René Lemas, directeur général du groupe Caisse des Dépôts, au terme de cette audition. La France doit s'outiller, comme elle est en train de le faire, pour attirer de nombreux projets du plan Juncker. Ce plan n'est pas fondé sur la notion de juste retour mais sur la qualité des projets. Les institutions publiques compétentes, les collectivités locales et l'État doivent collaborer pour soumettre des projets de qualité, ciblés sur les emplois de demain dans les secteurs du numérique, de la rénovation énergétique, des transports, des infrastructures.
Pour des raisons politiques et économiques, je ne partage pas l'avis de MM. Giscard d'Estaing et Myard à propos de la Grèce. J'observe que les Grecs souhaitent rester dans la zone euro et que tous les autres pays membres de la zone euro souhaitent que la Grèce continue d'en être. La sortie de la Grèce de la zone euro aurait des conséquences très néfastes et pour l'économie grecque et pour la monnaie unique. La zone euro, c'est une monnaie unique que dix-neuf pays ont choisie et qui a vocation à s'ouvrir à d'autres. Qu'un pays en sorte et, sauf s'il y a une intégration plus forte, la question dès lors en suspens sera : « Qui est le suivant ? »
Vous m'avez demandé, monsieur Poniatowski, de vous dire comment je m'habitue à mes nouveaux habits au sein d'une Commission européenne majoritairement à droite. Elle compte 14 conservateurs, 8 socialistes, 5 libéraux et un conservateur britannique. C'est un équilibre qui contraint à faire des compromis. On s'y fait aussi des amis, au-delà des critères politiques. Le commissaire français a pu influencer certaines décisions. Des critères géographiques ou nationaux font que certains commissaires travaillent ensemble en fonction des différents dossiers.
La Commission européenne ne vit pas en apesanteur, monsieur Bui. La progression de l'extrémisme préoccupe absolument tout le monde en Europe et, lors de l'élection législative partielle qui a eu lieu récemment dans le Doubs, tous mes collègues sont venus m'interroger. Personne n'est insensible à la montée de l'extrême-droite dans notre pays. Cela exonère-t-il de la discipline commune ? Non. C'est une discipline partagée, et appliquée de manière intelligente. En tant qu'homme de gauche, dont les convictions politiques n'ont pas varié, j'ai toujours pensé que la dette était l'ennemi du service public, et en tant que Français, je ne serais pas fier que le service de la dette devienne le premier poste budgétaire de la nation. Chaque euro de dette publique est un euro en moins pour l'hôpital, pour l'éducation nationale, pour tout autre service public et pour la compétitivité de notre économie. Les règles communes ne tombent pas du ciel : elles traduisent l'obligation pour les États membres de se désendetter pour préparer l'avenir des générations futures et pour conserver des marges de manoeuvre pour les services publics.
Je constate que M. Myard continue, avec sa flamme coutumière, de jouer les Cassandre, une habitude contre laquelle il lui faudrait lutter. Je partage toutefois ses préoccupations relatives aux questions fiscales ; je puis lui dire que la question de la TVA sera abordée par la Commission au cours de ce mandat, et que je présenterai en juin un nouveau projet d'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS). L'exigence de transparence renforcée me donne à penser que les temps sont mûrs, et la Commission mettra les États au pied du mur.
Votre réponse au sujet de nos opérations extérieures est extrêmement décevante. S'il faut attendre l'avènement de l'Europe de la défense pour régler ce problème, c'est à désespérer. Que nos vingt-sept partenaires ne prennent pas conscience de l'ampleur du sacrifice que nous consentons pour la liberté et la sécurité collectives, alors que nous nous trouvons en première ligne, est un scandale qui enfle à la mesure de notre investissement, notamment en Afrique. Une voix forte doit se lever à Bruxelles pour dire aux Européens qu'ils ne peuvent continuer de se défausser ainsi sur la France de la sécurité et de la liberté communes. Lors de la première réunion européenne qui a suivi le déclenchement de l'opération Serval, M. Laurent Fabius a demandé qu'une aide logistique – modeste – soit apportée à la France au Mali ; seule la République tchèque a répondu à cet appel. Alors que la France s'implique depuis quatre ans déjà dans la lutte contre le terrorisme, dire qu'il faut attendre l'Europe de la défense pour que cela change n'est pas convenable.
Je pourrais reprendre cet argument à mon compte si j'étais à votre place, mais je tiens à parler franchement et je ne puis inventer un débat qui n'a pas lieu à la Commission européenne, sinon indirectement, puisque le déficit de la France est accepté alors qu'il est très supérieur à la moyenne du déficit dans la zone euro. Tout le monde est sensible aux opérations extérieures que mène la France et au fait qu'elle a elle-même été frappée par le terrorisme ; ces actes ont provoqué en Europe un mouvement de solidarité extraordinaire. En d'autres termes, ces efforts ne sont pas véritablement absents de l'appréciation globale du déficit français. De plus, le Gouvernement français n'a pas formellement demandé que cet effort soit pris en compte.
Le plan Juncker a été annoncé il y a près d'un an ; il est urgent que ses procédures d'application soient définies pour qu'il entre en vigueur au plus tôt, et j'espère que l'on ne s'achemine pas vers un mécanisme d'autorisation centralisé à Bruxelles.
Le plan Juncker a été présenté le 25 novembre 2014 et approuvé par le Conseil ECOFIN ; son règlement a été proposé par la Commission le 13 janvier 2015 et validé le 10 mars. Jamais projet n'a avancé aussi vite. Nous faisons en sorte qu'il soit opérationnel à la fin de la présidence lettone, le 30 juin. Des opérations démarrent déjà dans ce cadre, anticipées par la Banque européenne d'investissement (BEI) et qui seront ensuite labellisées. C'est la BEI qui sera le bras armé du plan Juncker. Nous nous efforcerons d'éviter un mécanisme bureaucratique centralisé à Bruxelles : il faut un opérateur – une banque – appuyée par un fonds, puisqu'il s'agit d'investir 315 milliards d'euros en deux ans et demi. Et, si cela fonctionne, nous ne nous en tiendrons pas là. Dans un rapport que, parlementaire, j'avais remis au Premier ministre, je chiffrais le déficit d'investissement en Europe à 1 000 milliards d'euros en dix ans. Il faut donc créer un canal permettant de financer 100 milliards d'euros d'investissements par an. Les choix seront dictés par la qualité des projets, appréciés par des comités indépendants. Je suis persuadé que la France saura faire remonter des projets de qualité qui, étant retenus, susciteront des financements additionnels positifs pour la croissance et l'emploi.
La séance est levée à dix-huit heures quarante.