Réunion, ouverte à la presse, sur le bombardement de l'hôpital de Kunduz et la situation en Syrie avec : M. Mego Terzian, Président de Médecins sans Frontières, Mme Claire Talon, Bureau Maghreb et Moyen-Orient à la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH), et M. Ziad Al Issa, représentant l'Union des organisations de secours et de soins en Syrie
La séance est ouverte à dix-sept heures.
Mes chers collègues, nous accueillons Monsieur Mego Terzian, Président de Médecins sans frontières (MSF), Madame Claire Talon, membre du Bureau Maghreb et Moyen-Orient à la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH) et Monsieur Zias Al Issa, représentant l'Union des organisations de secours et de soins en Syrie. Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation. Je précise que cette réunion est ouverte à la presse.
L'objet de notre réunion était initialement consacré à la situation en Syrie, mais compte-tenu de l'actualité récente il m'a paru opportun de l'élargir au bombardement de l'hôpital de Médecins Sans Frontières à Kunduz, en Afghanistan : ceci afin de témoigner tout d'abord notre solidarité à l'égard des victimes et de leurs familles et saluer le travail remarquable entrepris par Médecins sans Frontières dans ce pays et dans beaucoup d'autres. Cet hommage s'étend bien entendu à l'ensemble des personnels des ONG qui travaillent dans des conditions souvent extrêmement difficiles, parfois au sacrifice de leurs vies. M. Mego Terzian pourra naturellement éclairer notre commission sur les circonstances de ce bombardement à propos desquelles la France a demandé officiellement une enquête rigoureuse. M. Terzian pourra également délivrer le témoignage de son organisation à propos de la situation humanitaire en Syrie.
Sur la Syrie, je rappelle que le conflit aurait déjà fait plus de 240.000 morts depuis son éclatement en mars 2011. Sa violence s'est particulièrement accrue depuis février 2012, du fait de l'utilisation par le régime d'armes lourdes à l'encontre de sa population civile, - principale victime du conflit. Depuis lors, l'intensité des attaques n'a pas diminué. Les travaux de la commission d'enquête de l'ONU sur la Syrie soulignent régulièrement les multiples exactions commises par le régime de Bachar el-Assad et l'accusent de crimes de guerre – lesquels s'ajoutent à d'autres violations graves du droit international. Nous savons qu'il y a des crimes de guerre commis par toutes les parties au conflit et vous aurez certainement à coeur de le souligner. Mais d'après le Réseau Syrien des Droits de l'Homme, le régime porterait la responsabilité de 80% des victimes civiles syriennes aux forces gouvernementales. Partagez-vous cette conclusion ? Quelle est notamment l'ampleur des raids aériens du gouvernement syrien et des attaques au baril d'explosifs dont il est fait souvent état ? Que savez-vous également du nombre de victimes civiles dues aux bombardements américains ?
Je rappellerai aussi que le dossier chimique n'est pas clos. Si depuis le massacre chimique perpétré dans la Ghouta en août 2013, le démantèlement de l'arsenal chimique syrien déclaré est quasiment achevé, des doutes subsistent néanmoins sur son effectivité et son exhaustivité. La poursuite de l'usage de chlore a en effet été attestée par l'Organisation pour l'Interdiction des Armes Chimiques (OIAC) et la commission d'Enquête Pinheiro. Cette dernière reconnait d'ailleurs explicitement la responsabilité du régime.
J'évoquerai enfin les preuves qui s'accumulent contre le régime sur les actes de torture de civils à l'occasion de leur détention dans les prisons gouvernementales. Ces derniers sont relatés dans les multiples rapports de la Commission d'enquête de l'ONU (mais aussi de nombreuses ONG) et qualifiés explicitement de « crimes contre l'Humanité ».
A cet égard le rapport dit « César », du nom d'un ancien photographe de la police militaire syrienne qui a fait défection, vient corroborer les conclusions de la commission d'enquête concernant le recours systématique à la torture et les décès de détenus. Ce document rare, présenté devant le Conseil de Sécurité en avril 2014, compile plus de 55.000 clichés de détenus décédés, laissant apparaitre des signes de torture et de grave malnutrition. Sur la base des preuves accablantes apportées par le rapport, le Parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire pour « crime contre l'Humanité » le 15 septembre dernier après avoir été saisi par le Quai d'Orsay. Je passerai d'abord la parole à Monsieur Terzian pour commencer sur le bombardement de Kunduz et la Syrie, puis à Monsieur Al Issa pour prolonger l'analyse humanitaire et les violations du droit humanitaire en Syrie et enfin à Madame Talon, pour un point sur les violations des droits de l'homme et notamment le rapport César.
Médecins sans frontières travaille à Kunduz depuis mai 2011. Nous avions un centre de traumatologie dans cette ville du nord-est de l'Afghanistan. C'était le seul centre de traumatologie pour toute la région, disposant 80 lits et, à la suite des derniers évènements, avec l'arrivée des Talibans dans cette ville, le nombre de lits avait été porté à 135. A leur arrivée, les Talibans avaient donné des garanties sur la sécurité de l'hôpital, sur le fait qu'aucun homme ne pouvait y entrer en armes. C'est une exigence que nous faisons valoir dans tous les pays en guerre pour des raisons évidentes de sécurité. Les Talibans ont respecté ces garanties et nous ont même donné le numéro de certains commandements en cas de problème. Pendant cinq jours, plus de 400 blessés ont été accueillis. Il y avait probablement des combattants talibans parmi eux, mais pour nous toute personne blessée – terroriste, criminel, rebel ou patient ordinaire – est un patient et nous avons l'obligation de le prendre en charge et de le soigner.
La nuit du 2 au 3 octobre, vers 2 heures du matin, il y avait sur place neuf collègues étrangers, environ 80 Afghans et une centaines de patients, qui ont commencé à entendre des survols aériens. Soudainement, les avions ont bombardé, au moyen de plusieurs bombes, l'immeuble principal de l'hôpital où il y avait la pharmacie, les soins intensifs et les urgences. Cela a duré au moins trente minutes malgré les coups de fil passés et malgré le fait que les coordonnées GPS avaient encore été communiquées aux autorités afghanes et américaines à Washington le 29 septembre. Notre équipe témoigne qu'il n'y a pas eu de tirs depuis l'intérieur de l'hôpital, ils n'ont pas vu d'hommes armés dans l'hôpital. Tout le monde a été très choqué. Les décisions n'ont pas encore été prises après ces évènements graves et elles le seront peut-être demain. Le ministre Laurent Fabius a confirmé qu'il ferait de son mieux pour clarifier comment, pour quelles raisons et sous la responsabilité directe de qui ces évènements se sont produit. On déplore 22 morts – 12 collègues et 10 patients, tous civils dont 3 enfants –, ainsi que 19 blessés de médecins sans frontière et les patients blessés ont été évacués vers un autre hôpital d'une ONG italienne, l'émergency's surgical centre. L'hôpital a été fermé et est à moitié détruit.
Depuis sa création, l'organisation assume le fait qu'elle intervient dans des pays en guerre donc prend des risques, mais essaie d'être professionnelle pour gérer les risques et croyait l'avoir été à Kunduz. Les Américains ont annoncé que les frappes ont été faites à la demande du gouvernement afghan et que c'était une erreur, mais je n'y crois pas malheureusement à cause des survols et du fait que plusieurs bombes ont été lâchées. Je qualifie leur acte d'incompétence criminelle. La situation en Syrie est beaucoup plus grave. Des collègues voulaient faire des manifestations, investir les réseaux sociaux, mais je n'étais pas en faveur d'une campagne pour un seul hôpital même si on était très choqués. Au Yémen, les forces de la coalition ont complètement détruit 19 structures hospitalières. En Syrie, je ne sais même pas combien d'hôpitaux sont détruits. Des hôpitaux et des médecins y sont quotidiennement attaqués.
En Syrie, après l'incident de l'enlèvement des cinq collègues par l'Etat islamique en janvier 2014, libérés quelques mois plus tard, nous avons décidé que nous ne pouvions plus travailler dans le territoire contrôlé par ce groupe car il n'y avait aucune garantie d'avoir un espace humanitaire sécurisé et neutre. Nous avons donc retiré les équipes étrangères de la Syrie. Nous continuons à travailler dans cinq hôpitaux avec les Syriens, dont 2 à Alep et un à Kobané, c'est-à-dire que nous ne faisons pas grand-chose par rapport aux besoins énormes. Pour moi, c'est un échec pour MSF car il n'y a pas en Syrie de déploiement massif comme au Yémen ou en République centrafricaine. D'autres ONG étrangères sont également absentes et ont quitté le pays depuis plusieurs mois. S'il y a des aides et du secours organisé c'est grâce à la diaspora syriennes et aux médecins de la diaspora qui tentent de se substituer au système du ministère de la santé. Si les besoins des victimes de guerre sont plus ou moins couverts par les médecins syriens, tout le reste (pédiatrie, vaccination, maternité, oncologie…) n'est pas vraiment assuré. Tout le système est cassé et quelques médecins ne peuvent pas remplacer le ministère de la santé syrien et répondre aux besoins de toute la population. C'est une situation qui se dégrade depuis quatre ans avec des mouvements de population. Beaucoup essaient de venir en Grèce. La moitié des réfugiés qui arrivent en Grèce qui arrivent dans ce pays, au moins 60 % ces dernières semaines, sont des Syriens et pas des hommes seuls mais des familles. Malheureusement cet exode massif de Syriens vers la Turquie et l'Europe va continuer.
Je passe la parole à Monsieur Al Issa dont je signale qu'il est rentré avant-hier de Syrie. Vous allez donc pouvoir donner des nouvelles très récentes du terrain. Vous appartenez à une organisation de médecins syriens qui intervient en Syrie et vous avez développé un centre de soin dans les territoires qui ne sont pas contrôlés par le régime. Vous étiez d'ailleurs présent à la rencontre avec les responsables de la ville d'Alep.
Je travaille pour l'Union des organisations de secours et soins médicaux, qui réunit des médecins syriens en Europe, aux Etats-Unis et au Canada. Nous gérons depuis 2011 des centres de soins dans les zones non contrôlées par le régime syrien, où tout système de santé a disparu. Au Nord et au Sud, nous venons en aide aux civils en partenariat avec Médecins du Monde et Médecins sans frontières.
Depuis 2011, 150 hôpitaux ont été pris pour cible par les frappes aériennes du régime et les barils d'explosifs, et 670 membres du personnel médical ont trouvé la mort, que ce soit pour les exemples les plus récents, en mai et juin dans la région d'Alep, ou en septembre et octobre dans la région de Damas. Nous avons lancé un appel à épargner les centres hospitaliers, qui doivent être tenus pour neutres dans ce conflit car ils soignent tous les blessés sans distinction. Pas un mois ne passe sans que nos installations médicales soient visées. Des ambulances ont aussi été prises pour cible par des snipers sur le chemin de la Turquie.
Selon les chiffres les plus récents dont nous disposons, de janvier à juillet 2015, le régime aurait fait 7894 victimes, Daech 1230, l'opposition au régime en aurait fait 252, la coalition internationale aurait fait 125 victimes, les combats menés par les kurdes 80.
Nous aimerions que les Gouvernement européens nous soutiennent dans notre appel à épargner
Merci, Mme Guigou de votre invitation. Je me contenterai de faire remonter auprès de vous les informations qui nous viennent de nos ONG partenaires en Syrie – principalement le Réseau syrien des droits de l'homme et le Violation and documentation center (VDC) – et leur perception de la situation sur le terrain.
Pour répondre à votre question sur les statistiques dont nous disposons, toutes nos associations partenaires indiquent que les frappes du régime sont les plus meurtrières : un peu près de 92 % des morts civiles seraient attribuables au régime d'Al-Assad, que ce soit par le fait des bombes barils, des attaques chimiques, ou des assassinats sommaires – qui auraient coûté la mort de plus de 13 387 enfants depuis 2011. En tout, on estime que 88 000 des victimes documentées sur quatre ans sont attribuables au régime, contre 4088 attribuables à Daech. Enfin, 225 civils, dont 65 enfants et 37 femmes auraient péri du fait des frappes de la coalition, selon le réseau syrien des droits de l'homme.
La majorité des victimes se situent dans les zones « libérées » du pays, et sont le fait des bombes barils, qui sont particulièrement meurtrières. Nous avons aussi des informations concordantes concernant des cas de famine dans les prisons du régime et dans les villes dont le siège affecterait 200 000 personnes. Je rappelle que selon les informations dont nous disposons, 85 000 syriens sont aujourd'hui en détention, dans des conditions qui s'apparentent à des disparitions forcées et sont, pour la plupart, victimes de torture. Par ailleurs, depuis la résolution 2209 du 6 mars 2015, 19 attaques aux chlores perpétrées par le régime ont été répertoriées. On nous a aussi signalé des attaques à la bombe chimique, à l'est d'Alep, perpétrées par Daech.
Sur l'efficacité des frappes aériennes contre Daech. Si l'objectif est de sauver des vies, alors cet objectif n'est pas atteint. Pour sauver des vies, il faut mettre fin aux bombardements du régime syrien avec les bombes barils.
Si les bombardements de la coalition s'inscrivent dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, les informations, dont nous font état nos partenaires, indiquent que les frappes de la coalition sont plus précises que les bombes-baril. Il est donc paradoxalement plus sécurisant pour les populations locales de vivre dans des territoires sous contrôle de Daech que sous les zones libérées du régime, d'autant que le message de Daech et sa rhétorique en sortent renforcés. Ce qui nous remonte du terrain, c'est que le meilleur recruteur de l'OEI est le régime de Bachar Al-Assad. J'ajoute qu'il faut être prudent sur nos actions, parce que Daech comme Al-Nosrah recrutent en se prévalant des atrocités du régime.
S'il s'agit de lutter contre le terrorisme en France, il ne faut pas se leurrer. Le problème du djihadisme en France est avant tout un problème national. En termes de message envoyé aux musulmans de France, ces bombardements sont contre-productifs. Ils alimentent la rhétorique de recrutement de l'OEI en France et en Europe.
Si enfin, il s'agit d'endiguer le flot de réfugiés, ces vagues migratoires ont commencé avant l'irruption de l'OEI sur la scène syrienne, en 2012. Aujourd'hui si les gens fuient, c'est qu'il n'y a pas de perspectives d'avenir. La campagne de circonscription forcée menée par le régime syrien a provoqué la fuite de nombreuses personnes, l'épuisement des moyens humanitaires et la dégradation des conditions de vie dans les pays aux alentours.
La solution réside dans un appui porté à la société civile syrienne qui résiste et qui est demandeuse de soutien international.
Mme Claire Talon, quelle est votre définition de la société civile que vous évoquez ? Par ailleurs, pourriez-vous nous apporter des précisions sur le chiffre de 80 000 personnes emprisonnées ou disparues que vous avez porté à notre connaissance ? Enfin, avez-vous établi des contacts avec l'entourage de M. Bachar el-Assad, ne serait-ce que pour garantir votre sécurité sur le territoire syrien ?
M. Terzian, envisagez-vous de vous redéployer différemment pour répondre à une urgence humanitaire toujours prégnante ? En outre, les propos de Mme Claire Talon concernant l'appui à apporter à la société civile m'ont surpris dans la mesure où la France y a contribué substantiellement ces dernières années. A titre d'exemple, nous avons accueilli il y a un an et demi, à l'Assemblée nationale, les représentants de cette société civile, dans l'espoir qu'elle puisse se cristalliser et former une alternative. Gardons-nous donc d'adopter une vision parfois caricaturale en la matière.
M. Terzian, avez-vous des précisions à nous apporter sur le sort des réfugiés syriens en Arménie ?
Je souhaiterais que vous nous parliez du Yémen et de la situation dans les camps de réfugiés des pays voisins de la Syrie : Liban, Jordanie, Turquie.
S'agissant de notre déploiement en Afghanistan, nous avons quitté Kunduz le 3 octobre dans l'après-midi en y fermant l'hôpital. Nous continuons notre travail dans deux hôpitaux à Kaboul ; un troisième, à Helmand, à l'est du pays ; et un quatrième à la frontière pakistanaise. J'encourage personnellement mes collègues à revenir à Kunduz et à faire en sorte de reconstruire l'hôpital détruit. Ceci, naturellement, une fois les circonstances du drame clarifiées.
Concernant les exilés syriens en Arménie, ils sont 35.000 et bénéficient d'un recours facilité à la naturalisation. Il n'y a donc pas de crise majeure en Arménie et les réfugiés arrivent à s'intégrer convenablement dans la vie quotidienne du pays. Ils ont par exemple entrepris la construction d'une ville, en périphérie de la capitale, destinée à être exclusivement peuplée de réfugiés syriens d'origine arménienne.
La situation au Yémen est peu médiatisée mais la crise y est particulièrement aigue. Les Houthis, appuyés par l'ancien Président Ali Abdallah Saleh, contrôlent la majorité du pays. D'un autre côté, le Président Hadi et la coalition menée par l'Arabie saoudite, qui ont réussi à repousser les rebelles de la ville d'Aden. Il existe deux lignes de front, caractérisées par des bombardements massifs et aveugles de la coalition : une au niveau de la capitale Sanaa et une autre, au sud, au niveau de la ville de Taiz.
Selon les informations du Croissant Rouge, dix-neuf hôpitaux auraient été détruits, principalement du fait des frappes de la coalition. Dans les régions sous contrôle des rebelles houthis nous constatons des pénuries alimentaires, médicamenteuses, énergétiques, ainsi qu'un manque de ressources humaines dans les hôpitaux. Parallèlement, l'aide humanitaire en provenance d'Aden n'est pas équitablement répartie sur le territoire yéménite. A l'exception de la Croix Rouge internationale et de Médecins Sans Frontières, l'ensemble de l'aide humanitaire est distribuée par les forces gouvernementales. Or cette aide n'est distribuée que dans les zones sous contrôle du gouvernement.
Nous rencontrons par ailleurs des difficultés dans l'acheminement des blessés d'une ville à l'autre. A Taiz, des snipers occupent les toits en empêchant les patients d'atteindre les hôpitaux. Plus généralement, nous craignons au Yémen de voir se reproduire le chaos libyen. Il nous incombe, par conséquent, de trouver une solution politique ; sans laquelle le pays risque une grande catastrophe.
Les autorités françaises se déplaceront en Arabie saoudite le 15 octobre prochain. Nous espérons à cette occasion que la France utilisera tout son poids pour trouver une solution politique au conflit yéménite.
Qui est la société civile aujourd'hui ? Vous avez raison, cette question est essentielle, non seulement en Syrie mais dans l'ensemble de la région, car tous les Etats y sont en véritable déliquescence. Ces personnalités ont été les acteurs soulèvements populaires de 2011. La question de l'identification des acteurs du changement dans toutes ces sociétés est centrale, car ils seront les principaux partenaires de la France lorsque ces soulèvements populaires, qui ont vocation à se reproduire, se reproduiront.
Il ne s'agissait absolument pas pour moi de remettre en cause l'action de la France, mais de dire qu'elle devait s'appuyer sur une société civile forte et vivante, ce que fait déjà d'ailleurs notre ministère des affaires étrangères. Je prends pour exemple les conseils locaux, qui se sont mis en place de manière spontanée dans les zones libérées du pays. Toute une vie civile renaît ainsi en Syrie. Certes, il est parfois difficile d'identifier les interlocuteurs, car ces sociétés civiles bouillonnent, mais nous pouvons tenir à votre disposition tout un portefeuille de contacts de personnalités qui ne demandent qu'à être entendues.
En ce qui concerne les chiffres sur les personnes disparues et détenues, nous pourrons revenir vers vous avec des chiffres plus précis, ceux que j'ai donnés datent du mois de mai 2015. Il nous a été reporté que les conditions d'arrêt et de détention des personnes étaient arbitraires.
Pour répondre à votre question, Madame la présidente, nous essayons de tirer les fils du rapport « César », afin d'alimenter le dépôt de recours judiciaires en France. Nous avons recueilli des témoignages, notamment dans le cadre de l'affaire Qosmos, qui corroborent les conclusions du rapport.
Si j'ai un message à faire passer c'est que dans les zones libérées, le peuple cherche la paix et l'arrêt des bombardements aux barils. Il est urgent de constituer des no fly zone. Dans cette logique, les bombardements russes ne vont pas arranger les choses ; d'ailleurs trois centres hospitaliers ont été détruits suites à ces récents bombardements.
Je tiens d'ailleurs à remercier l'Union européenne pour l'aide accordé aux réfugiés syriens et pour le rôle joué par la France qui, depuis quatre ans, aide les réfugiés notamment à travers les conseils locaux syriens. Mais l'urgence réside dans l'arrêt des bombes barils. Le risque est que nous assistions à un départ des médecins, des intellectuels et des personnes aisées et éduquées de la société civile syrienne vers l'Europe.
Mme Claire Talon, je n'ai pas perçu, dans vos propos, de solution concrète et opérationnelle concernant la protection des civils. Comment faire en sorte que les parties au conflit garantissent la sécurité de ces populations ? Par ailleurs, quelle analyse faites-vous des objectifs et de la stratégie de Daech ? D'après vos constats, l'Etat islamique serait le pacificateur vers lequel les populations civiles se tourneraient pour trouver la sécurité.
L'urgence, primordiale, est d'arrêter les bombardements de barils d'explosifs. Cela permettra, d'une part, de rétablir la sécurité des civils et, d'autre part, de tarir le flot de réfugiés.
S'agissant des perceptions de l'Etat islamique, il ne s'agit pas de le présenter comme un pacificateur. Mais de nombreuses informations font état d'une grande habilité de Daech à gérer les forces en présence et à garantir la sécurité des habitants. Des témoignages relatent en effet la mise en place d'une vie relativement sûre, ce qui n'enlève rien aux atrocités commises par ailleurs.
Il faut noter que les attaques de Daech ne visent pas prioritairement l'Etat syrien; seulement 6 % d'entre elles visent le régime. La proportion est équivalente concernant les attaques du régime contre Daech. A l'exception des affrontements pour le contrôle des champs pétroliers de Homs ou de Palmyre, les véritables batailles entre l'Etat Islamique et le régime sont rares.
Nous ne sommes donc pas en face de véritables ennemis. Ces deux acteurs se rejoignent dans un objectif commun : viser la population civile afin d'éviter un nouveau printemps arabe.
Dans cette perspective-là, Madame Talon, Daesh vous apparaît-il comme un moyen d'épanouissement des sociétés civiles arabes ?
Nous avons tenté, au début du conflit, de nouer des contacts avec le régime syrien pour mettre en place des hôpitaux dans les territoires contrôlés par le Gouvernement mais cette demande de dialogue a toujours été rejetée par le régime. Notre premier hôpital, installé dans le nord du pays, a d'ailleurs été mis en place illégalement, via la frontière turque.
En ce qui concerne le Liban, MSF est présent à Baalbek et dans le sud du pays. Nous n'avons jamais rencontré de difficultés avec les autorités libanaises mais il existe des signaux négatifs aujourd'hui. Est-ce que le pays restera stable ? J'en doute.
Peut-on établir un profil sociologique des syriens qui demeurent dans des camps de réfugiés aux abords du pays et de ceux qui parviennent à rejoindre l'Europe ? Ceux qui peuvent partir sont-ils les plus privilégiés ?
Les gens qui parviennent à arriver en Europe en ont les moyens. Les prix avoisinent les 5 000 dollars pour venir en Europe. La deuxième catégorie de personnes qui rejoignent l'Europe est formée par les opposants au régime, dont la vie est clairement en danger. Enfin, il y a une émigration économique classique. Il y a aussi, parmi les migrants, des personnes qui cherchent tout simplement la paix.
Il a été envisagé d'instruire les demandes de visa se fassent à la frontière avec la Syrie pour que les personnes qui méritent l'asile puissent quitter les lieux. Il me semble que pour lutter contre la crise migratoire, le plus urgent est de pacifier les zones libérées, soutenir et stabiliser les pays voisins de la Libye, particulièrement le Liban et la Jordanie.
Nous savons de sources concordantes que le régime syrien mène des attaques, notamment aux barils d'explosifs, dont les civils sont les principales victimes – comment pourrait-il en être autrement lorsque des marchés ou des hôpitaux sont pris pour cible. C'est pourquoi la France travaille activement à l'adoption d'un projet de résolution du Conseil de sécurité des Nations unies sur cette question, afin obtenir une condamnation ferme de l'usage des barils d'explosifs.
Il est évident que l'objectif est d'obtenir l'arrêt des bombardements, et de favoriser une solution politique au conflit. Car comme en Libye ou ailleurs dans la région, la véritable solution en Syrie est de nature politique. Pour cela, il faut parvenir à mettre l'ensemble des protagonistes autour d'une même table, y compris les puissances régionales dont l'opposition est de plus en plus inquiétante, de même que l'intensification de l'opposition entre chiites et sunnites. J'ajoute que cette commission a constamment reçu des représentants de l'opposition démocrate, a convié toutes les composantes de la coalition nationale syrienne, et entretient des liens réguliers avec la diaspora. Nous avons la plus grande estime pour cette opposition qui continue à se battre sur le terrain, mais il est vrai que son action a été freinée par ses divisions.
Il est évident que la population syrienne ne peut avoir le choix entre Bachar Al-Assad et Daech. Mais il est également évident que si nous voulons oeuvrer à une solution politique en Syrie, il faut soutenir le dialogue entre les protagonistes du conflit et les partenaires régionaux les plus influents.
En tout état de cause, nous nous efforcerons de relayer vos efforts, d'intensifier nos contacts avec l'opposition démocratique, et d'être plus attentifs et plus pertinents dans nos interventions en fonction des informations que vous nous avez transmises aujourd'hui. Je vous remercie.
La séance est levée à dix-huit heures quinze.