COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES
Mercredi 20 janvier 2016
Présidence de Mme Danielle Auroi,
La séance est ouverte à 8 h 30
Audition de MM. Jean Grosset et Bernard Cieutat, rapporteurs du Conseil économique, social et environnemental (CESE) pour l'avis sur « les travailleurs détachés », et de Mme Françoise Geng, présidente de la section du travail et de l'emploi.
Nous accueillons ce matin Mme Françoise Geng, présidente de la section du travail et de l'emploi du Conseil économique, social et environnemental (CESE) et M. Jean Grosset, rapporteur du CESE pour l'avis sur « les travailleurs détachés », rendu le 22 septembre 2015.
L'Assemblée, pour sa part, sous l'impulsion de la présente commission et, notamment, en son sein, de Gilles Savary et de Chantal Guittet, sans oublier d'autres députés comme Michel Piron, a été à l'origine de travaux, de rapports d'information, de débats en séance publique puis de propositions de loi visant non seulement à contribuer à la révision de la directive de 1996 sur le détachement des travailleurs mais aussi à inscrire dans le droit positif des dispositions ayant pour objet un meilleur contrôle des fraudes au détachement, par la suite complétées et précisées par la loi Macron, la ministre du travail, Mme El Khomri, y travaillant de son côté.
Nous – parlementaires et décideurs nationaux et européens – partageons le même constat : depuis des années, l'Union européenne est d'inspiration tellement libérale, tellement tournée vers la libre circulation des biens et des personnes que nous avons oublié qu'un grand marché n'est pas suffisant et qu'une convergence sociale est tout aussi nécessaire pour donner un sens à la construction européenne. Alors que la directive sur le détachement des travailleurs a été conçue pour mettre de l'ordre, l'Union européenne s'est révélée très impuissante à lutter contre certaines situations, en particulier dans ces nombreux pays où aucun salaire minimum n'est prévu – je pense à l'Allemagne jusqu'à une période toute récente. La directive a en effet été l'objet de fraudes parfois massives dans plusieurs secteurs tels que le bâtiment, l'agriculture, l'agroalimentaire et, bien sûr, les transports, fraudes déstructurant des pans entiers de notre économie et mettant souvent à mal le monde artisanal français.
Si le nombre de travailleurs détachés, en Europe, reste relativement faible par rapport au nombre total de travailleurs – la Commission européenne l'estime en effet à 1,2 million, soit moins de 1 % de l'ensemble de la population en âge de travailler –, il est en sensible augmentation ces dernières années et il est loin d'être marginal dans les secteurs que je viens de citer. Il faut également rappeler qu'il y a des travailleurs détachés français mais que, souvent, leur qualification, leur salaire et leurs conditions de travail ne sont pas les mêmes que ceux des travailleurs étrangers qui viennent travailler en France via certaines structures, notamment d'intérim.
Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a annoncé qu'il fallait aboutir, au niveau de l'Union européenne, à appliquer le principe « à travail égal, salaire égal » – principe qui, au passage, doit également valoir pour les femmes. La révision de la directive de 1996 doit aller dans ce sens. L'intention de la Commission européenne est louable mais une intention ne suffit pas : il faudra des résultats et se montrer particulièrement vigilant pour qu'une révision n'aboutisse pas à créer un « moins-disant » social.
Les réactions de plusieurs pays partenaires, lors de l'adoption de la loi Macron, sont éloquentes ; ainsi la Pologne vient-elle d'adresser un courrier à la ministre du travail très dur, très négatif. Les Polonais perçoivent notre législation comme le signe d'une défiance, d'une suspicion généralisée à leur égard. Ils veulent bien que de leurs ressortissants se déplacent vers la France mais ils se montrent malheureusement beaucoup moins allants dans d'autres domaines.
Quel est votre sentiment général sur cette question ? Pouvez-vous nous faire part de votre diagnostic et pensez-vous qu'une révision de la directive de 1996 dans un sens social pour l'ensemble de l'Union européenne soit possible ?
(CESE) (2010-2015). Nous vous remercions, Jean Grosset et moi-même, d'avoir organisé cette audition. Je tiens à excuser l'absence de Bernard Cieutat pour raisons personnelles. Je précise par ailleurs que si j'étais bien présidente de la section du travail et de l'emploi du CESE au moment de l'élaboration et du vote de l'avis, je ne le suis plus dans la mesure où mon mandat n'était pas renouvelable.
Le travail du CESE a été particulièrement bien accueilli par l'ensemble des partenaires – représentants des personnels, des employeurs…– qui, par-là, montraient qu'ils souhaitaient voir le sujet traité. On sentait bien qu'il y avait un caillou dans la chaussure mais qu'il fallait marcher malgré tout.
Vous avez rappelé, Madame la présidente, que l'Union européenne estimait à 1,2 million le nombre de travailleurs détachés. Nous pensons que ce chiffre est très inférieur à la réalité car les moyens de contrôle sont insuffisamment coercitifs. J'ajoute que très peu de femmes sont concernées par le détachement étant donné les secteurs professionnels concernés, qu'il s'agisse du bâtiment, gros pourvoyeur, ou de l'agroalimentaire – toutefois dans une moindre mesure en France qu'en Allemagne. En ce qui concerne l'hostilité de la Pologne, nous avons rencontré son ambassadeur qui ne s'est pas montré très allant sur le sujet et a défendu comme il pouvait la position de son pays en faisant valoir que la législation existait et qu'il fournissait une main-d'oeuvre particulièrement bien formée ; aussi, selon lui, devrions-nous être contents d'accueillir des travailleurs aussi qualifiés et à un tel prix. L'ambassadeur a ajouté que la venue en France de ces travailleurs était une manière de participer à la répartition sociale au plan européen et que le salaire qu'ils gagnaient était un plus économique pour leur pays.
Il nous a semblé que la révision de la directive n'était pas seulement souhaitable mais incontournable. En effet, il est impossible de dresser un bilan très détaillé du flux des travailleurs détachés et la coordination entre les pays, qui permettrait un meilleur encadrement, est inexistante ou en tout cas inefficiente. Il faut trouver un système de « traçabilité » plus performant, à l'image du système belge LIMOSA (Landenoverschrijdend Informatiesysteem ten behoeve van MigratieOnderzoek bij de Sociale Administratie – Système d'information transfrontalier en vue de la recherche en matière de migration auprès de l'administration sociale), qui puisse être connecté à l'ensemble des pays et permette d'avoir une vision précise de ces flux.
Il résulte des auditions auxquelles nous avons procédé que, tant du point de vue de la protection des salariés eux-mêmes et de leurs droits que du point de vue du contournement du dumping social ou, en tout cas, de l'utilisation de la directive en question pour pratiquer le dumping social, il faut établir une réglementation bien plus transparente et coercitive. En effet, les salariés en question font l'objet d'une exploitation d'un autre âge, qu'il s'agisse de leurs conditions d'hébergement ou de rémunération. Si la directive en vigueur était appliquée correctement, le dumping social n'existerait pas puisque le coût de l'hébergement et celui des transports devraient être pris en compte. Si le différentiel salarial de 30 % avec le salaire minimum du pays d'accueil était appliqué, il n'y aurait pas de bénéfice pour les entreprises qui « détachent ».
Il convient donc, j'y insiste, afin d'obtenir un système plus transparent et efficient économiquement et socialement, de renforcer les moyens de contrôle et nous avons tout à y gagner, quand bien même il faudrait pour cela augmenter le nombre d'agents. L'Europe ne peut pas continuer à laisser ces travailleurs aller dans différents pays, en particulier en France, dans de pareilles conditions qui portent tort à des entreprises françaises qui, elles, sont contraintes de respecter un certain nombre de règles. C'est la condition pour que l'Union européenne progresse en tenant compte des aspects économiques, certes, mais aussi sociaux.
L'avis sur les travailleurs détachés a été voté à l'unanimité par le CESE, ce qui reste exceptionnel ; une unanimité qui traduit bien la volonté de l'ensemble des partenaires qui représentent la République au sein du Conseil qu'on révise la directive et que la France encadre mieux sa législation.
Suivant la demande du Premier ministre, nous avons particulièrement insisté sur la place des partenaires sociaux : ils peuvent jouer un rôle de contrôle et de conseil pour les salariés au sein de leur entreprise. Nous préconisons donc la création de bureaux syndicaux chargés de l'information et de la défense des travailleurs détachés.
D'autres pays européens ont signé avec le Gouvernement une demande de révision de la directive. Même si ce geste est insuffisant aujourd'hui pour la déclencher, il faut maintenir la pression.
pour l'avis sur « les travailleurs détachés ». Je suis pour ma part toujours membre du CESE en tant que personnalité qualifiée. Le fait que les forces qui y siègent, tant syndicales que patronales, tant associatives qu'environnementales, aient voté à l'unanimité l'avis sur les travailleurs détachés a son importance et a un sens. Nous avons procédé à une cinquantaine d'auditions, qu'il s'agisse de patrons, de salariés, de représentants de corps de contrôle, de parlementaires, de ressortissants roumains, polonais… soit un travail gigantesque. La dernière personne que nous avons entendue était Gilles Savary qui avait déjà beaucoup réfléchi au sujet et formulé un certain nombre de propositions.
La section du travail et de l'emploi ni le CESE dans son ensemble ne sont anti-européens et n'ont donc envisagé l'interdiction de la notion même de travailleur détaché puisque la libre circulation des salariés doit prévaloir en Europe. Reste qu'il nous faut examiner la manière dont on traite les questions sociales en Europe. Le principe de libre circulation des salariés ne vaut que si l'on parvient à éviter la concurrence déloyale. Aussi faut-il réfléchir à la manière dont, avec des systèmes de protection sociale et des droits du travail différents, on peut harmoniser « par le haut ».
Les cas que nous avons examinés, un peu comme en médecine, étaient des cas » pathologiques ». Prenons l'exemple de l'EPR de Flamanville : la plupart des travailleurs n'étaient pas en règle, ne bénéficiant même pas du salaire minimum, étant logés dans des conditions épouvantables, n'étant pas remboursés de leurs frais de transport et devant s'acquitter de leurs frais de nourriture. De fait, dans ces conditions, qu'il y ait ou non une harmonisation des systèmes de protection sociale, la situation est compliquée.
Si le principe « à travail égal, salaire égal sur un même lieu de travail » paraît évident, banal, nous avons dû essuyer les protestations de ceux pour lesquels il ne va pas du tout de soi. Or ce principe signifie la poursuite d'une prestation de service et non la venue de salariés qu'on paye moins que les salariés du pays d'accueil. Aussi avons-nous énoncé un certain nombre de propositions afin que les entreprises soient de véritables entreprises de travailleurs détachés et non de simples boîtes à lettres – Gilles Savary, en particulier, a beaucoup travaillé sur la façon très particulière d'utiliser les sociétés d'intérim et qui pose un vrai problème en matière de concurrence déloyale.
Toujours dans le cas français, nous proposons une réglementation qui interdise ou qui codifie les offres anormalement basses. En effet, nous avons rencontré les patrons de petites entreprises du bâtiment, dans les Bouches-du-Rhône, représentés en l'occurrence par la Confédération de l'artisanat et des petites entreprises du bâtiment (CAPEB). Ils nous ont appris que des entreprises concurrentes employant plutôt des travailleurs détachés – encore une fois : ces derniers peuvent être embauchés tout à fait légalement, il ne s'agit pas ici de leur faire la chasse – proposaient leurs services à des tarifs 30 % moins élevés ! Il y a donc un problème.
Par ailleurs, les magistrats, dans certains tribunaux, étant démunis – tout comme d'ailleurs les corps de contrôle –, nous avons souhaité que soit renforcée, par circulaire, la politique pénale contre l'emploi de travailleurs détachés tombant sous la qualification de travail illégal. Ces salariés, principalement des hommes, malgré les conditions salariales et de vie très incorrectes que j'ai évoquées, gagnent plus que dans leur pays d'origine. Les syndicats polonais sont ennuyés pour en discuter dans le cadre de la confédération européenne des syndicats car nous avons là une sorte de Pôle Emploi externalisé.
Nous sommes intervenus auprès du ministère du travail pour qu'il conserve des effectifs suffisants. Un accord est sur le point d'être signé avec la Fédération nationale des travaux publics (FNTP) pour l'établissement de permanences de chantier. Ainsi, si tout le monde s'y met – partenaires sociaux, corps de contrôle, États –, nous aurons une chance de renforcer la réglementation et de pousser à la modification de la directive. Un de nos interlocuteurs de la Commission européenne, s'il nous a considérés un peu comme des rêveurs, a estimé que le système que nous proposons, in fine, se mettra en place et à nos conditions, pour peu, bien sûr, que nous agissions. Faute de quoi, par exemple, un certain nombre de compagnies de transport n'emploieront que des travailleurs détachés à la limite de la légalité. Dans le même ordre d'idée, des responsables de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) nous ont dit que quand il s'agissait de ramasser les fruits, la société Terra Fecundis, notamment, amenait des gens en car, s'occupait de remplacer aussitôt ceux qui tombaient malades, de remplir elle-même les papiers des victimes d'accident du travail… Il est par conséquent indispensable que nous trouvions un terrain d'entente pour gagner.
Certes, quand on compare le nombre de travailleurs détachés à celui des salariés français, il paraît ridicule. Toutefois de grands secteurs sont affectés par ce phénomène : l'agroalimentaire, les abattoirs, le transport et la construction.
Au total, nous sommes plutôt optimistes au vu des avancées obtenues sur le plan législatif – et des avancées à venir – et compte tenu de la déclaration de la ministre du travail au CESE, selon laquelle on s'inspirait de nos travaux pour réviser la directive. Enfin, d'après ce que m'a appris le directeur général du travail, les contrôles se sont vraiment multipliés, si bien que, quand nous étions avec Gilles Savary à l'ambassade de Pologne, certains employeurs polonais étaient quelque peu agacés.
Il faut donc tenir bon et faire preuve de patience, de volonté et je reste persuadé que nous pouvons obtenir un consensus sur cette question, comme nous avons en avons été capables au sein du CESE.
Je félicite les membres du CESE pour leur travail remarquable qui fait aujourd'hui référence, en particulier parce qu'il est le plus complet, plus complet en tout cas que nos propres travaux s'inscrivant davantage dans une perspective législative – mais qui n'en placent pas moins la France à l'avant-garde en Europe.
Certes, la polémique sur le travail détaché se poursuit puisqu'elle est inépuisablement utile sur le plan politique pour certains, mais il faut rappeler qu'il y a eu 1 200 contrôles l'année dernière alors même que les décrets n'ont été publiés que tardivement, en cours d'année, parce qu'il fallait attendre la réorganisation des directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE). Notre texte de loi a complètement bousculé le ministère du travail qui a donc procédé à cette réorganisation au niveau régional et au niveau départemental avec, en particulier, la création de cellules de lutte contre le travail illégal, alors que, jusqu'à présent, les inspecteurs français négligeaient ce type de contrôle faute de suivi judiciaire et parce qu'il s'agissait de fraudes complexes qui les mobilisaient pendant deux voire trois mois.
Nous sommes à pied d'oeuvre et le contrôle est désormais possible. Et ce n'est pas un hasard si, au cours du colloque organisé par l'ambassade de Pologne pour signifier que la France devenait xénophobe ou discriminatoire, ce qui n'est absolument pas le cas – Les Échos ont d'ailleurs publié dès le lendemain un très bel article –, nos interlocuteurs nous ont reproché d'exercer sur eux une trop grande pression. Or, quand on décide de contrôler le jeu de poker, ce sont les joueurs qu'on contrôle. Il se trouve que les Polonais ont fait de cette filière – à savoir la prestation de service internationale (PSI) – un véritable secteur économique, un poste d'exportation ou d'entrée de revenus. Pourquoi pas ? Je ne suis pas contre le travail détaché – nécessaire, il existait avant la construction européenne et il existera après – mais nous ne devons pas nous laisser impressionner par l'idée que nos pratiques seraient discriminatoires : nous nous mettons seulement à contrôler. L'Europe ayant beaucoup de difficultés à mener ces contrôles, la France y pourvoit et, de ce point de vue, nous avons assaini la situation dans une très large mesure.
Ensuite, vous connaissez ma position : le vrai sujet, c'est le détachement d'intérim. Les Français eux-mêmes en abusent. En Alsace et en Lorraine, un certain nombre de chefs d'entreprise veulent bien recruter des Français mais à condition qu'ils passent par une société d'intérim extérieure afin de ne pas payer de charges sociales. Il s'agit de viser non les seuls Polonais, mais tous ceux qui s'engagent dans l'optimisation sociale qui a pour effet – injustifiable – de tarir le financement de nos sécurités sociales. Au-delà de toute approche morale sur les conditions de travail, qui sont très importantes, on ne peut accepter que des secteurs entiers basculent dans le recrutement de gens qui ne paient pas leurs charges sociales. Il faut donc contenir le détachement là où il est utile, nécessaire, là où il a existé depuis le fond des âges – ce que j'appelle le détachement d'accompagnement des échanges de biens et de services entre pays : on envoie un ingénieur à l'extérieur pour faire une réparation, assurer un service après-vente, pratique légitime et saine.
Je me suis rendu auprès des représentants de la Commission européenne la semaine dernière. Ils sentent bien qu'il y a un malaise et ils vont avancer, comme d'habitude, dans le sens d'un compromis. Il s'agira éventuellement d'établir des salaires minimums de référence par branches – s'inspirant ainsi curieusement du modèle allemand –, de fixer des durées de détachement, là aussi par branche. On m'a assuré par ailleurs qu'on réformerait la coordination de la sécurité sociale dans le sens, peut-être, d'une petite compensation au non-paiement des charges. Enfin, le formulaire A1, qui fait l'objet de nombreuses falsifications, sera réformé. Ces pistes de travail sont pour l'heure au congélateur en attendant le référendum britannique dans la mesure où la coordination des sécurités sociales constitue un épouvantail pour nos voisins d'outre-Manche. Nous devons profiter de cette période pour faire un intense lobbying européen.
À aucun moment, nous ne pouvons opposer aux Polonais que nous n'avons pas besoin de leurs travailleurs. J'ai pu constater chez moi, dans le secteur viticole, la grande force de la prestation de service internationale ; on dit aux viticulteurs : « Vous avez quatre hectares à vendanger ; quatre hectares, c'est trois jours, vous signez là ! » Comme il s'agit d'un contrat commercial, le chef d'entreprise n'a pas à gérer le recrutement de vingt-cinq vendangeurs, deux qui ont mal quelque part, trois qui trouveront que le travail est trop dur, un qui tombe malade… Cette pratique est irréversible ; mais elle peut être le fait de sociétés d'intérim polonaises établies en France. La question n'est pas qu'on ne veut pas de travailleurs polonais, mais qu'on ne veut pas de travailleurs polonais low cost.
Je partage les analyses développées par Jean Grosset et Gilles Savary sur les sociétés d'intérim qui sont une vraie catastrophe, d'autant qu'elles sont incontrôlables. J'ai fait une campagne de terrain avec la CFDT et le syndicat bulgare Podkrepa. Nous avons tâché de repérer, pour les rencontrer, les salariés roumains qui travaillent dans les exploitations agricoles en Bretagne. Ils ne rapportent rien à leur pays puisqu'ils repartent de France sans un sou et même avec des dettes – ils doivent en effet payer leur logement, leur nourriture…
Il faut renforcer le poids des syndicats car leurs représentants sont à même d'établir un autre contact, un autre rapport avec ces populations et ils peuvent ester en justice contre les employeurs. Deux points m'ont étonnée au cours de cette campagne. Nous avions demandé à un inspecteur du travail de nous accompagner pour constater, notamment, les problèmes de logement. Or c'est très difficile car il faut que les travailleurs soient d'accord pour leur faire visiter leur logement qui, souvent, est fourni par l'employeur, lequel fait pression au point que l'employé est mort de peur. Ainsi nous a-t-il été nécessaire de négocier très longtemps pour en voir. Second point, les travailleurs en question ont une peur bleue du gendarme français qui viendrait les expulser. J'ai eu beau leur rappeler qu'ils étaient ressortissants européens et qu'à ce titre ils bénéficiaient du principe de libre circulation des travailleurs, les employeurs leur disent que s'ils font des vagues ils demanderont à police de les expulser – et les salariés les croient dur comme fer. Je leur ai même donné ma carte afin qu'ils me téléphonent au cas où la police viendrait. Il y aurait donc une action à mener pour renforcer l'information des travailleurs sur le fait que grâce au principe de libre circulation, ils ne craignent rien.
Vous nous confortez, monsieur Grosset, madame Geng, dans nos positions. Député du Bas-Rhin, donc frontalier, Strasbourgeois, je me suis beaucoup penché sur ces questions. Nous avons été frappés, à l'origine, par le syndrome du plombier polonais – le secteur du bâtiment requiert en effet un nombre important d'employés, devant travailler aux prix et dans les conditions que vous avez rappelés, et nous avons été quelque peu envahis.
J'aborderai un autre secteur en évoquant le problème des abattoirs de Munich. Avec plusieurs collègues, je me suis rendu sur place. Nous avons constaté que les employés étaient des intérimaires roumains payés entre trois et quatre euros par heure, logés dans des carcasses de voitures et je me souviens de certains reportages télévisés, y compris sur France 3 Alsace, dans lesquels les travailleurs en question affirmaient – les y a-t-on poussés ? Je l'ignore – qu'ils étaient, tout compte fait, plus heureux ici que chez eux. Lorsque nous avons évoqué les conditions d'hygiène, les employeurs nous ont aussitôt arrêtés : « Nous sommes en Allemagne, monsieur ». Il y avait des vestiaires, des douches et, avant d'aller au boulot, on leur donnait ce qu'il fallait pour que tout soit conforme aux conditions d'hygiène. Vous imaginez le plaisir des éleveurs de porcs alsaciens, sans parler des amis bretons venus nous rejoindre…
Aussi faisons-nous nôtres toutes vos conclusions. Nous avons déjà travaillé, en commission, sur le sujet et auditionné certains représentants de nos partenaires européens. Nous sommes tous d'accord pour que la directive soit révisée. Reste un détail : il ne faut pas oublier que le triangle de Weimar compte certes la France et la Pologne mais aussi l'Allemagne. Or dans l'affaire des abattoirs de Munich, c'est bien l'Allemagne qui était concernée.
Nous n'avons pas de question à vous poser mais plutôt à approfondir avec vous l'examen de celle posée.
Je suis un élu du monde rural, dans l'Orne, où la Fédération française du bâtiment se montre très attentive à la question compliquée des travailleurs détachés. Une commune de ma circonscription avait lancé un marché public dans le but de construire une salle polyvalente. Une entreprise française a obtenu le marché et, après contrôle, ladite fédération a constaté que seuls y travaillaient des employés parlant une langue étrangère. Une grosse polémique s'en est suivie et j'ai interrogé le maire qui n'avait pas compris que l'une des offres était si basse qu'il devait y avoir anguille sous roche. Aussi nous faut-il être très vigilants.
Les cultivateurs de mon département, pour ce qui les concerne, me font part de leurs grandes difficultés pour recruter des vachers ou autres travailleurs du monde agricole. Ils s'adressent par conséquent à des entreprises intérimaires.
Nous avons donc un gros problème, en France, que nous pourrons résoudre, je l'espère, avec le développement de la formation professionnelle. Reste que je ne suis pas moi non plus contre le travail détaché et, tout comme Gilles Savary, je suis favorable au renforcement du contrôle. Seulement, quand vous consultez internet pour vous renseigner sur le travail détaché, viennent en tête de liste les liens qui renvoient aux sites d'entreprises intermédiaires qui organisent tout pour répondre à vos besoins. C'est pourquoi le travail du CESE me paraît aller dans le bon sens et, ainsi, j'approuve la ministre du travail d'avoir tout récemment pris un décret pour suspendre certaines de ces entreprises.
Si je suis défavorable à l'exigence de certains partis politiques, que je ne nommerai pas, qu'on rétablisse des frontières partout, il n'en reste pas moins important de dénoncer la concurrence déloyale sur le plan social.
Grâce à votre travail, nous sommes éclairés sur ce sujet qui préoccupe nos concitoyens, nos entreprises mais également nos travailleurs locaux qui estiment parfois leur emploi menacé par une concurrence déloyale, comme on le constate en particulier dans le secteur des travaux publics.
À mon tour je félicite les membres du CESE pour la qualité de leur travail. Nous sommes tous conscients de la gravité de la concurrence déloyale qui affecte notamment le secteur du bâtiment et des travaux publics en raison des abus auxquels donne lieu l'emploi de travailleurs détachés.
Ce constat fait, je souhaite souligner deux points. Le premier est que la priorité doit être d'agir au niveau européen. Je suis frappé, quand j'examine la fiche de synthèse que vous avez distribuée, de constater que les propositions d'action au niveau européen occupent un peu plus d'un tiers de la page, les propositions d'action au niveau français constituant tout le reste.
Il y a huit propositions d'un côté et neuf de l'autre…
Sans doute. Je souhaite seulement insister sur le fait que le problème des travailleurs détachés doit en priorité être réglé à l'échelle européenne. Le résoudre au seul plan national – et je sais bien que ce n'est pas votre proposition – en créant de nouvelles rigidités dans le droit du travail français, dans la vie des entreprises françaises, reviendrait à nous tirer une balle dans le pied – et c'est l'économie française et donc les travailleurs français, in fine, qui en souffriraient. Nous devons ainsi demander et, je l'espère, obtenir, la révision de la directive.
Second point : le constat que nous faisons ensemble ne doit pas nous dispenser de réfléchir aux causes du phénomène : pourquoi autant de travailleurs détachés sont-ils employés sur nos chantiers ? Il faut s'interroger sur le coût du travail et, en particulier, sur le niveau des charges sociales en France et trouver des explications au manque de main-d'oeuvre dans certains métiers.
Je salue également le travail du CESE et en particulier la qualité de cet avis adopté, vous l'avez rappelé, à l'unanimité aussi bien, donc, des représentants des salariés que des représentants des employeurs – c'est très important.
Je suis élu dans le Midi où nous rencontrons de nombreux problèmes avec les travailleurs détachés. Dans les exploitations agricoles, ce ne sont même plus des Européens que nous avons mais des Africains – des Ghanéens et tout ce qu'on veut – pour ramasser des fruits, grâce à des entreprises intérimaires basées notamment en Espagne. Contraindre les entreprises intérimaires à avoir leur siège sur le sol français est une excellente préconisation de Gilles Savary, qui nous permettrait d'y voir plus clair.
De plus, il faut savoir que les conditions de logement de ces travailleurs sont déplorables, pires que le Goulag. Il est donc important que nous renforcions notre législation, à savoir qu'on augmente le nombre de contrôleurs afin qu'ils se rendent sur les exploitations concernées où les dérives sont nombreuses dans le secteur agricole, certes, mais aussi dans celui du BTP puisque nous ne sommes pas loin de l'Espagne. Ainsi, dans mon département, l'appel d'offres pour la construction d'un collège a été remporté par une entreprise espagnole 35 % moins chère que ses concurrentes. On doit pouvoir, comme vous le préconisez, rejeter les offres trop basses. Je puis vous assurer que le maire de la commune qui a incité au choix de l'entreprise espagnole a été battu aux élections ; il a dû faire face à une vraie levée de boucliers.
Je suis d'accord avec Gilles Savary pour considérer que nous devons profiter de l'occasion qui nous semble offerte pour réviser la directive tant il est vrai, comme l'a souligné Charles de La Verpillière, que nous devons régler un certain nombre de problèmes au niveau européen, même si des questions seront sans doute résolues plus rapidement au niveau national. Les conditions de travail des détachés, surtout dans le secteur de l'arboriculture, sont en effet vraiment inadmissibles dans un pays comme la France, pays des droits de l'homme.
Je vous conseille la lecture de l'entretien croisé des ministres du travail française et allemande, Myriam El Khomri et Andrea Nahles, paru dans Les Échos. Il expose bien le point de vue des deux gouvernements sur la question et, outre la défense du principe « à travail égal, salaire égal dans un même lieu », je relève cette suggestion de limiter la durée du détachement à deux ans.
Devant le congrès de la Confédération Européenne des Syndicats, le Président de la République a réaffirmé les points que vous venez d'évoquer, madame la présidente. La confédération, où je siège, s'est également intéressée de très près au travail détaché. J'y insiste : les organisations syndicales ont un rôle à jouer. En décembre dernier, j'ai organisé, à la CGT, une réunion avec sept syndicats étrangers afin de rappeler simplement ce que prévoit la directive – eh bien, ce seul rappel les met dans de meilleures dispositions tant il est vrai qu'ils se font a priori quelque peu réticents à faire leur travail du fait de la pression politique qu'ils subissent dans leur propre pays. Nous allons ainsi leur fournir une traduction en anglais de l'avis du CESE.
Nous vous remercions, Mme Geng et moi-même, pour vos interventions qui nous sont très utiles car nous comptons, dans un an, rédiger un avis de suite et, à cette fin, revoir nos interlocuteurs, qu'il s'agisse des représentants de la direction générale du travail ou de ceux du ministère de la justice, pour examiner avec eux la manière dont la situation aura évolué. Nous sommes satisfaits de constater que les réflexions menées avec les ministres allemande et française du travail permettent d'aller dans le sens que nous préconisons – les avis du CESE n'ont pas vocation à rejoindre une banque de données mais à être utile à la société.
Monsieur de La Verpillière, j'y insiste, le déséquilibre entre les solutions proposées au niveau européen et celles qui le sont au niveau français est moins prononcé que vous ne l'avez dit puisque l'on compte huit propositions d'un côté et neuf de l'autre. Et je rappelle que nous avons travaillé dans le cadre de la saisine définie par la lettre du Premier ministre. En discutant avec nos collègues des syndicats français et européens, et avec les employeurs, nous sommes parvenus à établir des propositions aboutissant à des modifications des règles européennes. Dans le même temps, et vous le savez bien puisque vous exercez un mandat politique national, les gens vous demandent des réponses concrètes et immédiates en France. Même si on doit bien leur faire admettre que certaines choses ne dépendent pas de nous, certaines ne dépendent bel et bien que de nous.
Ainsi, jusqu'à présent, les inspecteurs du travail devaient choisir entre de multiples modalités de contrôle, si bien que certains n'étaient pas réalisés. Or voilà qui relève de notre responsabilité. En outre, nous sommes responsables, au plan national, du respect de certaines dispositions de la directive : logement, salaire, transport, conditions de travail… – dispositions qui n'étaient pas respectées. Si nous ne répondons pas à cette demande, un certain nombre de formations politiques poursuivront leur campagne xénophobe, en particulier contre les formations politiques dont les représentants sont autour de cette table.
Ensuite, certains, notamment au sein de la Commission européenne, considèrent qu'il faut assouplir une réglementation qu'ils jugent trop rigide, si bien qu'en fin de compte il n'y aurait plus vraiment de travailleurs détachés. Nous avons pour notre part bien pris nos précautions en rencontrant les Polonais et les Roumains et leur avons bien précisé que nous n'étions pas là pour leur donner des leçons, l'Europe n'ayant pas vocation à se construire en fonction des seules règles françaises. Reste qu'un certain nombre de règles « positives » peuvent bien être partagées par les différents pays.
Il est intéressant de constater que les acteurs prennent en compte l'avis du CESE. Nous nous trouvions ainsi, récemment, à la Maison de l'Europe, où les représentants de plusieurs syndicats sont intervenus : la CGT de la construction a indiqué qu'un accord avait été signé dans le secteur des travaux publics, de même que dans le secteur agricole avec la CFDT.
J'en reviens à la fameuse permanence de chantier. Sur un chantier important de Saint-Nazaire, dans le but de vérifier la légalité des travailleurs détachés, il a fallu mobiliser pendant deux jours quarante-quatre fonctionnaires de la DIRECCTE, qui ont parfois dû travailler avec les forces de l'ordre – vous imaginez dès lors le climat de l'opération –, pour finalement découvrir que la moitié des salariés étaient en situation totalement irrégulière. La mise en place de permanences régulières de chantiers, avec le concours des organisations syndicales représentatives dans l'entreprise donneuse d'ordre, aura un rôle préventif.
Sans donner dans la rigidité féroce, il s'agit de définir des règles européennes plus harmonieuses afin, notamment, et ce n'est pas un gros mot, de protéger les gens qui travaillent.
Les avis que vous avez exprimés, Madame Geng, Monsieur Grosset, sont partagés par tous ici ; aussi, au nom des membres de la commission, je vous remercie. La fiche synthétique que vous nous avez remise va nous être très utile. Vous savez que ni Gilles Savary ni Chantal Guittet ne lâcheront le sujet, ni plus généralement notre commission. Nous aurons sans doute, je l'espère, dans quelque temps, puisque les choses avancent entre la France et l'Allemagne, une bonne proposition. Notre commission s'intéresse à toutes les questions que vous traitez. Ainsi son bureau se rendra-t-il à Londres la semaine prochaine pour, certes, discuter du Brexit, mais aussi de tous les sujets qui se trouvent sur la table.
La séance est levée à 9 h 30