Déposé le 3 février 2016 par : M. Lellouche, M. Suguenot, M. Christ, M. Robinet, M. Decool, M. Menuel.
Supprimer cet article.
S'ils sont opposés à l'inscription de cette disposition dans la Constitution, l'auteur et les cosignataires de cet amendement se déclarent résolument favorables à la déchéance de la nationalité pour les binationaux auteurs de crimes ou délits liés au terrorisme ou à des activités portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation.
Ce faisant, ils s'inscrivent dans le droit fil d'une histoire vieille de plus d'un siècle, car la déchéance de la nationalité a été codifiée à l'occasion de la Première guerre mondiale.
En effet, c'est en réaction à l'article 25 d'une loi allemande du 22 juillet 1913, dite loi Delbrück, dans laquelle les Allemands naturalisés à l'étranger conservaient le droit de garder leur nationalité d'origine, que le Parlement français en 1915, tout en refusant une dénaturalisation massive de tous les immigrés allemands, introduisait l'idée d'une déchéance de la nationalité pour les naturalisés d'origines ennemies, ayant porté les armes contre la France, et quitté le territoire français pour se soustraire à leurs obligations militaires. Deux lois furent donc votées le 7 avril 1915 et 18 juin 1917, attribuant aux tribunaux civils le pouvoir de déchoir. A la fin de la guerre, 549 naturalisés d'origines allemande, austro-hongroise ou ottomane furent déchus de la nationalité française en application de ces deux lois, la majorité étant des anciens de la Légion étrangère, essentiellement pour motif d'insoumission.
Dix ans plus tard, dans une France marquée par l'hémorragie de la Première Guerre Mondiale (1,7 million de tués ; 4 millions de blessés), et avec l'objectif de repeupler rapidement le pays grâce à l'afflux d'immigrés, le Parlement adoptait une loi de 1927 qui introduisait dans notre droit de la nationalité, une politique très libérale de naturalisations, dans laquelle la France acceptait la double nationalité et n'exigeait pas des nouveaux naturalisés la renonciation à leur nationalité d'origine (à la différence, en particulier, de l'Allemagne qui l'exigeait à l'époque). En contrepartie, la France conservait la possibilité de retirer la nationalité française, en cas de fraude bien-sûr, mais en cas également de comportements contraires aux intérêts de la Nation, des dispositions inspirées de législations précédentes au Royaume-Uni et aux États-Unis.
C'est ainsi que les articles les articles 9 et 10 de la loi de 1927 prévoyaient que les personnes ayant acquis la nationalité française pouvaient être déchue pour l'un des trois motifs suivants :
- Avoir accompli des actes contraires à la sûreté intérieure ou extérieure de l'État français ;
- S'être livré au profit d'un pays étranger à des actes incompatibles avec la qualité de citoyen français et contraires aux intérêts de la France ;
- S'être soustrait aux obligations résultant des lois de recrutement.
En outre, la décision ne pouvait intervenir que dans un délai maximum de dix ans après l'accession à la nationalité et uniquement dans le cas d'une procédure judiciaire, donc contradictoire.
On comprend donc comme le note justement Patrick Weill, l'un de nos meilleurs connaisseurs en matière de droit de la nationalité et dont la sensibilité politique n'est pas celle de l'auteur de cet amendement, que dans l'histoire de notre droit de la nationalité, la déchéance est consubstantielle à la notion de double nationalité.
Sous Vichy, la déchéance de nationalité, ou plus exactement la dénaturalisation, prit un tout autre tour, puisque il s'agissait d'une part de déchoir les résistants de la France libre, appelés par le régime de Vichy les « Dissidents » (parmi lesquels le Général de Gaulle, le Général Catroux, René Cassin, Alexis Léger, le Général Leclerc de Hauteclocque ou encore Pierre Mendès-France) et de dénaturaliser en masse les Juifs français ou récemment naturalisés ainsi que leurs enfants nés en France. Ainsi, de 1940 à 1944, 15 154 dénaturalisations furent décidées, une fraction des 70 000 Français juifs envoyés en déportation.
Après la Seconde Guerre Mondiale, la procédure de déchéance instaurée en 1927 fut modifiée en 1945 et 479 déchéances intervinrent entre 1947 et 1953. Étaient essentiellement visés des naturalisés, souvent d'origine allemande ou italienne, qui avaient collaboré avec l'occupant.
Depuis la fin des années 1950, la déchéance pour déloyauté, dont est désormais passible tout Français qui possède une nationalité étrangère (article 25 du code civil), était essentiellement tombée en désuétude jusque aux toutes dernières années, où seuls quelques cas de déchéance concernant des doubles nationaux condamnés pour terrorisme furent prononcés.
Telle est donc l'histoire, rapidement résumée, de la déchéance de nationalité, qui établit donc bien deux catégories de Français : les nouveaux venus qui peuvent être déchus dans des cas limités, et les autres qui conservent leur nationalité. Situation confirmée par l'adhésion de la France à la Convention des Nations Unies sur l'apatridie de 1961, qui interdit à tout État de rendre apatride l'un de ses citoyens, sauf cependant pour les binationaux en cas de fraude dans l'acquisition de la nationalité ou de comportement contraire à la sécurité de l'État (article 8‑3 de la Convention). La France émit d'ailleurs des réserves sur ces dispositions de l'article 8‑3 qui stipule que :
« Nonobstant la disposition du paragraphe 1 du présent article (NB : « Les États contractants ne priveront de leur nationalité aucun individu si cette privation doit le rendre apatride. »), un État contractant peut conserver la faculté de priver un individu de sa nationalité s'il procède, au moment de la signature, de la ratification ou de l'adhésion, à une déclaration à cet effet spécifiant un ou plusieurs motifs, prévus à sa législation nationale à cette date et entrant dans les catégories suivantes :
a) Si un individu, dans des conditions impliquant de sa part un manque de loyalisme envers l'État contractant,
i) A, au mépris d'une interdiction expresse de cet État, apporté ou continué d'apporter son concours à un autre État, ou reçu ou continué de recevoir d'un autre État des émoluments, ou
ii) A eu un comportement de nature à porter un préjudice grave aux intérêts essentiels de l'État
b) Si un individu a prêté serment d'allégeance, ou a fait une déclaration formelle d'allégeance à un autre État, ou a manifesté de façon non douteuse par son comportement sa détermination de répudier son allégeance envers l'État contractant »
Conformément à la Convention de l'ONU, l'article 25 du code civil dispose donc que :
« L'individu qui a acquis la qualité de Français peut, par décret pris après avis conforme du Conseil d'État, être déchu de la nationalité française, sauf si la déchéance a pour résultat de le rendre apatride :
1° S'il est condamné pour un acte qualifié de crime ou délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme ;
2° S'il est condamné pour un acte qualifié de crime ou délit prévu et réprimé par le chapitre II du titre III du livre IV du code pénal ;
3° S'il est condamné pour s'être soustrait aux obligations résultant pour lui du code du service national ;
4° S'il s'est livré au profit d'un État étranger à des actes incompatibles avec la qualité de Français et préjudiciables aux intérêts de la France ».
En l'état actuel de notre droit, les binationaux nés Français ne peuvent donc pas être déchus de la nationalité aux termes, en tout cas, de l'article 25 du code civil. En revanche, le même code prévoit, sinon la déchéance, du moins la perte de la nationalité française pour tout Français, y compris donc ceux nés en France, qui occuperaient un emploi dans une armée ou dans un service public étranger et qui ne cesseraient pas leurs activités malgré l'injonction qui leur serait faite par les autorités françaises.
C'est ainsi que l'article 23‑8 du code civil prévoit que :
« Perd la nationalité française le Français qui, occupant un emploi dans une armée ou un service public étranger ou dans une organisation internationale dont la France ne fait pas partie ou plus généralement leur apportant son concours, n'a pas résigné son emploi ou cessé son concours nonobstant l'injonction qui lui en aura été faite par le Gouvernement.
L'intéressé sera, par décret en Conseil d'État, déclaré avoir perdu la nationalité française si, dans le délai fixé par l'injonction, délai qui ne peut être inférieur à quinze jours et supérieur à deux mois, il n'a pas mis fin à son activité.
Lorsque l'avis du Conseil d'État est défavorable, la mesure prévue à l'alinéa précédent ne peut être prise que par décret en conseil des ministres. »
Au vu de ce rappel historique et des textes en vigueur, on voit mal en quoi l'article 2 du projet de loi constitutionnelle apporte quoi que ce soit d'utile, sinon beaucoup de confusion dans les esprits.
A ce stade, plusieurs remarques s'imposent :
En premier lieu, il est choquant au plan des principes généraux de notre droit, de voir inscrite dans la Constitution, une mesure particulière concernant le droit de la nationalité, lequel relève pourtant explicitement de l'article 34, c'est-à-dire du domaine de la loi – et non de la Constitution : « La loi fixe les règles concernant […] la nationalité, l'état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et libéralités ».
Depuis toujours, y compris pendant la période révolutionnaire, la Constitution visait à définir l'organisation des pouvoirs publics (Chef de l'État, Gouvernement, Législatif, Judiciaire, collectivités territoriales ainsi que les droits et la protection des citoyens). Elle ne fixait à aucun moment les conditions de la nationalité. Il y a donc une sorte d'aberration à fixer dans la Constitution une règle particulière, parmi beaucoup d'autres, relative à notre droit de la nationalité sur le seul point de la déchéance. Et comme cette mesure touche à la qualité de Français acquise par la naissance (notre pays étant régi depuis 1889 par le principe du jus soli), cette disposition ne peut pas ne pas rompre l'égalité de droits entre tous les citoyens français en prévoyant que certains peuvent être déchus de la nationalité parce que disposant d'une autre nationalité, tandis que d'autres ne peuvent pas l'être, même s'ils se rendent coupables de crimes terroristes, car ils seraient alors apatrides, ce que la Convention de l'ONU interdit. Il n'est pas inutile de rappeler ici que le tiers des effectifs français recrutés par Daech, qui ont décidé de prendre les armes contre la France en allant en Syrie sont des Français « de souche » convertis à l'Islam.
En second lieu, dans ces conditions, la solution la plus sage serait d'assortir la condamnation du terroriste à une peine complémentaire d'indignité nationale. C'est la solution vers laquelle, après près de trois mois de débats, le Gouvernement semble se diriger pour les binationaux nés en France, dans son projet de loi ordinaire « annexé » à sa réforme de la Constitution. On notera, non sans ironie, que ce même Gouvernement avait rejeté la proposition d'indignité nationale il y a moins d'un an, en avril dernier, alors qu'elle émanait de notre collègue Philippe Meunier, du Groupe Les Républicains, à partir d'arguments contestables, l'indignité étant considérée comme alimentant la « martyrologie djihadiste »[1], arguments présentés – autre ironie – sous la plume de l'actuel Garde des Sceaux, alors Président de la Commission des lois.
En troisième lieu, si l'on considère à la fois sur le plan moral et sur le plan de l'efficacité qu'une perte de nationalité doit accompagner une condamnation pour terrorisme, en punissant ainsi définitivement le Français qui prend les armes contre son propre pays (position pour ma part que je partage), alors cette peine doit concerner tous les terroristes, y compris les Français convertis à l'Islam qui prennent les armes contre la République et qui représentent, comme on l'a dit plus haut, un tiers des effectifs français recrutés par Daech. C'est sur ce point précis que la mise en œuvre de l'article 23‑8 du code civil devrait être envisagée.
Dans l'état actuel du droit, on voit mal en quoi la constitutionnalisation de la déchéance de nationalité, déjà prévue dans notre droit, apporte quoi que ce soit, ni à la lutte contre le terrorisme, ni à la solidité de notre loi fondamentale et de notre droit.
[1] Rapport d'information du 25 mars 2015 sur l'indignité nationale présenté par le Président de la Commission des lois, Jean-Jacques Urvoas (http ://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i2677.asp)
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