Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en recevant M. Jean-Noël Catuhe, expert judiciaire auprès de la cour d'appel d'Agen et inspecteur des impôts à la retraite.
Si nous avons souhaité vous entendre, Monsieur Catuhe, c'est que nous sommes arrivés à la conclusion que vous aviez joué un rôle dans la circulation de l'information selon laquelle M. Jérôme Cahuzac détenait un compte non déclaré à l'étranger. Nous nous interrogeons sur le rôle que vous avez pu jouer dans le déclenchement de ce qu'il est convenu d'appeler « l'affaire Cahuzac », en décembre dernier.
(M. Jean-Noël Catuhe prête serment.)
Monsieur Catuhe, avez-vous écouté l'enregistrement dans lequel on entend M. Cahuzac évoquer un compte qu'il détiendrait à l'étranger ?
Fin 2000 ou début 2001, je suis contacté par M. Michel Gonelle, qui souhaite me rencontrer pour me faire part de quelque chose. Je vais donc le voir à son cabinet, et il me fait écouter cette conversation. Je dois dire que j'ai été passablement stupéfait ! Le début est inaudible, mais assez vite…
Oui, il me fait écouter un enregistrement sur un ordinateur, dans son bureau.
Cela, je ne m'en souviens plus, monsieur le rapporteur !
M. Gonelle me sollicite parce qu'il sait que j'appartiens à l'administration fiscale.
Non, je le suis depuis le 1er janvier 2007.
M. Gonelle me demande si j'ai reconnu la voix ; je réponds par l'affirmative. Il me dit qu'il ne sait pas quoi faire et que c'est la raison pour laquelle il a sollicité cet entretien.
Oui. Possédant un téléphone mobile, j'avais moi-même connu des mésaventures de ce type. Je ne suis donc pas surpris outre mesure par cette histoire de deuxième appel – le premier étant destiné, selon M. Gonelle, à l'informer de la venue du ministre Daniel Vaillant pour l'inauguration du nouveau commissariat de police de Villeneuve-sur-Lot.
Non, je n'entends que l'enregistrement du rappel. Et je reconnais bien entendu la voix de M. Cahuzac – que je connaissais.
J'avais fait sa connaissance dès son arrivée à Villeneuve-sur-Lot.
Mon médecin traitant, qui était conseiller municipal et membre du parti socialiste, m'a dit un jour : « Il faut que je te présente quelqu'un que Gérard Gouzes a fait venir ». Peu de temps après, le président Chirac a dissous l'Assemblée nationale et, lorsque j'ai revu mon médecin, celui-ci a rectifié : « Finalement, je ne vais pas te le présenter, vu que c'est plutôt lui qui me présente aux Villeneuvois ! ». Cela vous donne une idée de la rapidité avec laquelle Jérôme Cahuzac avait fait connaissance avec le milieu villeneuvois !
L'attaché parlementaire de l'ancien député Marcel Garrouste étant membre de la section locale de la Ligue des droits de l'homme – dont j'étais le président –, j'allais régulièrement le voir à la permanence du parti socialiste, rue de la Convention. J'y rencontrais Jérôme Cahuzac ; nous discourions de la vie locale – entre autres sujets.
Nous le sommes devenus au fil des années. Bien que n'étant pas de la même sensibilité politique, nous oeuvrons dans des domaines sociaux voisins – à telle enseigne qu'aujourd'hui je suis engagé auprès de lui dans une association relais. À l'époque, lui était maire de Villeneuve-sur-Lot, moi responsable d'association et de syndicat. Nous nous rencontrions fréquemment.
M. Gonelle vous donne donc rendez-vous à son cabinet pour vous faire écouter l'enregistrement sur son ordinateur. Que se passe-t-il ensuite ?
Ce qu'il vous a dit. Il me déclare qu'il est ennuyé compte tenu du contexte préélectoral : c'était quand même gros – d'autant que dans la première partie de l'enregistrement, M. Cahuzac notait qu'il restait peu d'argent sur le compte…
Peut-être est-ce moi qui lui tend alors la perche, en proposant de faire un signalement et de transmettre l'information au service ad hoc, qui se chargerait de faire une enquête. Rien n'indique en effet que le compte soit détenu de manière illégale : il pouvait fort bien être déclaré.
À Villeneuve-sur-Lot, au service de la fiscalité personnelle. Je traitais des dossiers importants, mais M. Cahuzac dépendant de Paris, je n'avais pas à alerter l'administration départementale.
Non, cette idée ne m'effleure même pas. J'en reste à une approche purement professionnelle : le contribuable est-il, ou non, en règle ? Et je veux penser qu'il l'est…
Très simplement : le signalement est fait à un fonctionnaire, quel qu'il soit, et celui-ci se doit de le transmettre au département ou au service à même de le traiter.
Non. J'ai rencontré un collègue, M. Mangier, par hasard et c'est pourquoi cette possibilité se présente tout de suite à mon esprit.
Si vous décidez, avec M. Gonelle, de faire un signalement, ce n'est pas par hasard que vous rencontrez M. Mangier !
J'évoquais une rencontre antérieure, monsieur le rapporteur.
M. Mangier avait été mon condisciple à l'École nationale des impôts, à Clermont-Ferrand, et je ne l'avais pas revu depuis. Nous avions repris contact fortuitement : il était en mission dans le secteur de Villeneuve-sur-Lot pour une affaire de fraude assez importante, en liaison avec les personnels des douanes. J'ai appris à cette occasion qu'il travaillait à la brigade interrégionale d'intervention (BII) de Bordeaux, qui dépendait de la direction nationale d'enquêtes fiscales (DNEF).
Lorsque M. Gonelle me fait écouter l'enregistrement, j'ai donc une solution toute prête à lui proposer : je sais à qui signaler le fait. Et je profite d'un déplacement à Bordeaux, à l'occasion d'un stage de formation ou d'une réunion syndicale – je ne sais plus –, pour me rendre au bureau de M. Mangier, boulevard du Président-Wilson, et lui communiquer l'information.
M. Gonelle nous a déclaré qu'il avait su par votre intermédiaire que M. Mangier n'avait pas pu obtenir le dossier fiscal de M. Cahuzac. Est-ce vrai ?
Ce qu'il vous a dit est vrai, mais ce que je lui avais dit était inexact : je me devais en effet de garantir le secret fiscal et, en lui déclarant que le dossier n'avait pas été transféré à Bordeaux, je ne délivrais aucune réponse.
Je n'avais pas à lui dire si le compte était déclaré ou pas. Je ne trahissais pas le secret fiscal si je lui répondais que le dossier n'avait pas été transféré.
Pourquoi ne pas lui avoir tout simplement dit qu'il ne pouvait pas avoir cette information ?
Non, j'ignorais ce qu'il en était. Je n'ai fait que transmettre l'information à M. Mangier, qui était la personne ad hoc pour mener l'enquête.
Je lui ai raconté ce qui m'était arrivé – et que le maire de Villeneuve-sur-Lot disposait d'un enregistrement.
Oui, et j'ai même ajouté que ce serait ennuyeux car il s'agissait de notre député – d'autant que j'étais du même bord que lui !
Non, contrairement à ce qui a été prétendu, je n'en possède pas de copie et n'en ai jamais possédé.
Afin de couper court à toute discussion avec M. Gonelle, vous lui dites donc que le dossier fiscal de M. Cahuzac n'a jamais été transféré à Bordeaux.
Oui, car s'il n'a pas été transféré, je ne peux pas donner la réponse et l'on ne peut pas « m'asticoter » pour essayer de savoir ce qu'il en est. D'ailleurs, à l'époque, je n'en sais rien : je n'ai appris que très récemment, grâce aux travaux de votre commission, que le dossier avait bien été transféré et qu'il était resté un temps certain à Bordeaux. À ce moment, l'affaire était close pour moi. Je n'avais plus rien à y voir.
Vous dites que vous êtes de la même sensibilité politique que M. Cahuzac. N'avez-vous jamais évoqué cette information avec son entourage ?
Peut-être parlerons-nous ultérieurement d'une personne qui a pu en avoir connaissance. Autrement, non.
Oui, très bien, et de longue date.
Un volet de notre travail consiste à programmer des contrôles fiscaux, autrement dit à détecter les contribuables qui devraient être contrôlés parce que l'on a constaté des anomalies. Les dossiers de certains d'entre eux, comme les professions libérales réalisant d'importantes recettes, doivent être transférés à la brigade régionale – en l'occurrence, il s'agissait de M. Garnier. Nous étions donc amenés à nous rencontrer fréquemment pour discuter ; même lorsqu'un contrôle était achevé, il s'inquiétait de savoir si le trésorier faisait bien rentrer l'argent !
Revenons à M. Gonelle. Après que vous avez communiqué l'information à M. Mangier, vous relance-t-il ?
Non. J'ignorais ce qu'il était advenu du signalement – et le fait qu'il ne se passait rien tendait à démontrer que le compte était déclaré. Nous étions dans une région assez proche de l'Espagne, où beaucoup de gens possédent des appartements et des comptes.
Si, je l'ai revu une fois ou deux à l'occasion de ses déplacements dans le Villeneuvois pour l'affaire dont je vous ai parlé, mais c'est tout.
Quand un signalement est fait, l'agent qui en est informé prévient-il ses collaborateurs ?
Ce n'est pas obligatoire. Si le dossier a été transféré de Paris à Bordeaux, c'est que M. Mangier l'a demandé. Dans ce cas, une fiche de liaison a dû être rédigée, avec le motif de sa demande.
En théorie, M. Mangier aurait dû le faire, mais il est possible que, compte tenu de la personnalité en cause, il ait préféré ne rien dire ; il s'agissait tout de même d'un député !
Je pense qu'il s'est abstenu tout simplement parce qu'il s'agissait d'un dossier sensible.
Pourtant, son supérieur hiérarchique nous a déclaré qu'il estimait que M. Mangier avait commis une faute en ne l'informant pas. Il ignorait même qu'il avait demandé le dossier !
Je suis arrivé à Villeneuve-sur-Lot en 1979, à peu près en même temps que lui à Agen… donc disons, depuis les années 1983-1985.
Quand avez-vous pris connaissance du mémoire qu'il a adressé le 11 juin 2008 à son administration centrale ?
Oui, nous en avons parlé et il m'en a donné lecture.
Je rappelle le contexte : lorsque Rémy Garnier a commencé à avoir des ennuis, en novembre 2001, il s'est constitué un comité de soutien, auquel j'ai appartenu – je suis d'ailleurs l'un des rares à y être resté ; pourtant, à l'origine, toutes les organisations syndicales étaient présentes dans le bureau de Me Gérard Boulanger pour lui demander d'assurer la défense de Rémy Garnier !
Non, il ne m'en donne pas lecture, il me montre ce qu'il envoie. Je n'ai pas à donner mon avis.
Vous découvrez à cette occasion une page consacrée à Jérôme Cahuzac ; lui parlez-vous alors de l'information que vous détenez ?
Il détenait l'information antérieurement. Celle-ci m'avait échappé dans le cadre d'une discussion sur la fraude et sur les détenteurs de comptes à l'étranger.
Je l'ai informé… sans l'informer. Il s'avère que l'information m'a échappé dans le cadre d'une discussion entre collègues, dans mon bureau, sur la question des comptes à l'étranger. Je lui ai dit : « Tiens, notre député a dit un jour qu'il avait un compte à l'étranger », il m'a demandé où, et je lui ai répondu : « En Suisse ».
Pour la bonne information de la Commission, permettez-moi de vous lire les déclarations de M. Garnier :
« Pour ce qui est du compte suisse, je n'utilise pas le conditionnel car mes sources sont fiables. Je pense notamment à un collègue qui a eu l'enregistrement en sa possession… »
C'est six ans avant l'envoi du mémoire !
M. Garnier poursuit : « Je ne suis pas absolument certain de la date : placé dans un placard, menacé de révocation, définitivement écarté du contrôle fiscal, j'avais à l'époque d'autres chats à fouetter. »
L'information lui est délivrée par moi-même dans le cadre d'un échange professionnel : nous sommes alors dans l'enceinte d'un centre des impôts, nous parlons de fraude en général, et je dis, non pas que M. Jérôme Cahuzac a fraudé, mais que j'ai obtenu une information et que j'ai alerté la BII de Bordeaux ; puis nous parlons d'autre chose.
Certainement en 2002, comme M. Garnier vous l'a dit. Mais pas plus que moi, celui-ci ne peut alors donner de suite à cette affaire. C'est à l'administration qui gère le dossier de M. Cahuzac ou à celle qui s'occupe des manquements fiscaux de s'en occuper.
À l'époque, M. Garnier ne peut rien faire – il n'a d'ailleurs rien à faire puisque l'affaire n'est pas de son ressort. Ce n'est que lorsque l'administration l'affecte à la brigade d'études et de programmation qu'il décide de consulter le logiciel Adonis et qu'il ouvre le dossier de M. Cahuzac. A-t-il bien fait ou non, ce n'est pas à moi d'en juger, mais c'est à ce moment-là seulement qu'il vérifie l'information et regarde si la DNEF en a tenu compte. Mais moi, je reste en dehors de tout cela !
Non, monsieur le rapporteur : je suis au coeur du travail pour lequel l'administration me paie.
Ce n'est pas une accusation que je porte à votre encontre, mais c'est quand même vous qui prévenez M. Mangier et qui informez M. Garnier !
Certes, mais il s'agissait d'une conversation entre collègues chargés de contrôle fiscal et qui sont tenus au secret. Cela n'avait pas vocation à être divulgué à l'extérieur – surtout quand on connaît le contexte villeneuvois ! Le fonctionnaire retraité que vous avez devant vous n'a jamais failli à sa mission.
Monsieur Catuhe, nous ne sommes pas là pour vous mettre en accusation ; nous essayons simplement de comprendre ce qui s'est passé.
Lorsque Mediapart révèle l'existence de ce compte, en reparlez-vous à M. Gonelle ou à M. Garnier ?
Non, je revois M. Gonelle dans le cadre de l'association dont il est le président, mais nous n'en parlons pas. Quand Mediapart publie l'information, j'éprouve plutôt de la gêne, parce que, si cela s'avérait exact, c'est que notre administration n'aurait pas fait son travail. Que M. Cahuzac avait un compte, je le savais, mais qu'il le détenait illégalement, cela restait à démontrer.
Rien de spécial – d'autant qu'il était assailli par les journalistes. Il faut bien comprendre que je suis en dehors de tout cela. Il y a d'un côté, le combat que mène M. Garnier pour se défendre contre l'administration, de l'autre ce qu'on appelle « l'affaire Cahuzac » : ce sont deux choses différentes.
Dans l'enregistrement, la formulation utilisée par M. Cahuzac laisse tout de même entendre que le compte est illégal…
Il dit également, même si ce n'est peut-être pas aussi audible : « Pour le peu qu'il y a dessus ».
Vous savez, s'il était resté 1 000 francs suisses, je pense que pas grand monde lui aurait tiré les oreilles !
À l'occasion du relogement des habitants de la cité Rieu à Villeneuve-sur-Lot ; comme mon épouse et moi défendons les intérêts d'une personne âgée isolée, nous avons assisté à la réunion. Nous l'avons ensuite revu durant la campagne des législatives.
À Villeneuve-sur-Lot, M. Gonelle et vous étiez les deux seules personnes à avoir eu connaissance de l'information ?
Des journalistes qui ont souhaité savoir s'il y avait eu un signalement en 2001.
Un journaliste n'est pas obligé de livrer ses sources, mais vous, vous êtes obligé de répondre !
Oui. C'était dans le cadre d'une émission de télévision, un très bref passage où il a été simplement dit qu'en 2001 il y avait eu un signalement.
Probablement par l'intermédiaire soit de M. Garnier, soit de M. Gonelle. J'ai accepté parce que j'ai reçu leur appel le lendemain du jour où M. Cahuzac a affirmé devant votre noble assemblée qu'il n'avait jamais détenu de compte à l'étranger. En tant que citoyen, j'ai très mal supporté ce mensonge ; j'ai donc accepté de confirmer aux journalistes que j'avais signalé le fait à l'administration en 2001.
Non. J'ai simplement répondu favorablement à leur demande. Jusqu'alors, j'avais toujours refusé.
Pardonnez cette réponse quelque peu irrévérencieuse, mais comment m'avez-vous connu, monsieur le président ?
Eh bien, je vais vous répondre, monsieur Catuhe, en vous lisant un extrait du compte rendu de l'audition de M. Gonelle :
« M. le président Charles de Courson. Ce n'est donc pas à lui, mais à un autre fonctionnaire des impôts que vous avez fait écouter l'enregistrement.
M. Michel Gonelle. En effet, c'est à un fonctionnaire qui fait depuis longtemps partie de mon entourage, et que j'aime beaucoup. Il a été président de la Ligue des droits de l'homme. Il est aujourd'hui à la retraite, mais je le fréquente toujours autant.
M. le président Charles de Courson. Vous ne voulez pas nous donner son nom ?
M. Michel Gonelle. Pas sans son accord. »
En outre, lors de son audition, votre collègue Garnier a ajouté : « Il a une épouse qui travaille dans le même secteur ».
À Villeneuve-sur-Lot, seule une personne répondait à tous ces critères !
Non, je ne l'ai rencontré qu'une fois, il y a très longtemps, alors qu'il était encore en activité, lorsqu'il était venu à Pujols faire une conférence sur le terrorisme. Je ne l'ai jamais revu.
Oui. Comme je l'ai dit, j'ai du reste été moi-même piégé plusieurs fois de la sorte. Les circonstances et la voix m'ont permis de reconnaître M. Cahuzac, que je voyais à l'époque très régulièrement.
Non. Je n'allais pas m'acharner sur une personne de la même sensibilité politique que moi, ni pour autant lui faire de cadeaux – la preuve : j'ai livré l'information, comme tout citoyen se doit de le faire.
J'avoue humblement que j'ignorais à l'époque que ce fût possible. Je sais les ennuis qu'a eus M. Garnier à cet égard et qu'il vous a exposés. Dans une affaire où je l'accompagnais pour procéder à des évaluations patrimoniales chez un industriel, alors que l'administration lui avait affirmé qu'elle le soutenait dans une démarche de signalement au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, M. Garnier a finalement été laissé seul face à tous ces désagréments. Ce n'est qu'après cette affaire que l'administration a rédigé une note prescrivant de passer systématiquement par la voie hiérarchique. C'est à cette occasion que j'ai découvert l'article 40.
M. Garnier a déclaré qu'il avait parlé à M. Gonelle de l'information que vous lui aviez transmise – c'était, sauf erreur de ma part, en 2006. D'après ses déclarations, M. Gonelle lui a confirmé que l'enregistrement existait bien. M. Garnier vous en a-t-il reparlé ?
M. Garnier était surnommé « Columbo » – le monsieur qui fait semblant de partir et qui pose alors la question qui fâche. J'avais même oublié que je lui avais parlé d'un compte bancaire de M. Cahuzac mais, lorsqu'il s'en est souvenu, il a pris la liberté de poser la question à M. Gonelle, qui était désormais son avocat pour toutes les procédures pénales en cours, puis il n'a utilisé le logiciel que lorsque ses fonctions et son poste le lui ont permis.
Pour couper court à toute discussion avec M. Gonelle, vous lui avez dit que le dossier n'avait pas été transféré.
Aussi bizarre que cela puisse vous paraître, si le dossier n'est pas transféré, on ne sait pas ce qu'il est advenu et il n'y a rien à dire. Je garantissais le secret professionnel – le secret fiscal –, et cela d'autant que je n'avais rien à voir avec cette affaire.
Non. Si je m'étais immiscé dans cette affaire ou avais interrogé mon collègue, il y aurait eu violation du secret. Ce serait grave.
À l'occasion d'une discussion sur la fraude. Cela m'a tout simplement échappé.
Elles sont loin d'être simples, en effet. En arrivant là-bas, venant de la région parisienne, j'ai été ébahi par la vie culturelle, par la vie politique et par bien des choses encore, comme l'absence de fiscalité – c'était un territoire où il n'y avait pas d'impôts, où tout le monde trichait. Lors de la création du centre des impôts en 1981, ça n'a pas été facile.
Aviez-vous conscience de l'importance que pouvait avoir l'information que vous donniez à M. Garnier ?
Pas du tout. J'ai été à l'origine de contrôles fiscaux visant beaucoup d'autres personnes, d'entreprises importantes ou de contribuables exerçant des professions libérales, à la suite d'exactions ou de non-dépôt de déclaration. Pour moi comme pour M. Mangier, M. Cahuzac n'était qu'un contribuable et la situation ne nous faisait pas peur. Nous sommes là pour appliquer les lois que vous votez et n'avons pas à avoir d'états d'âme.
Si le renseignement provient d'un aviseur anonyme – une « personne digne de foi », selon l'expression de la brigade de contrôle et de recherches au niveau départemental –, il est transmis au service qui gère la fiscalité des professions libérales, des sociétés commerciales, industrielles ou autres – il en était en tout cas ainsi avant la fusion des administrations du Trésor et des impôts. Si le renseignement est immédiatement exploitable, ce service l'exploite. S'il s'agit de diligenter une vérification générale, il faut rédiger un petit rapport pour démontrer l'utilité et le rendement fiscal de cette démarche et mettre en exergue tous les manquements.
La question du rapporteur était de savoir si cette démarche reposait sur un signalement oral ou sur une note écrite.
Vous avez déclaré avoir une sensibilité politique proche de celle de M. Cahuzac et vous allez voir à son cabinet M. Gonelle, concurrent politique de M. Cahuzac, qui vous dit : « Écoute ça ! » – j'ignore, du reste, si vous vous tutoyez…
Non, pas à l'époque. Quant à M. Cahuzac, il m'a toujours tutoyé et je l'ai toujours vouvoyé.
Lorsque M. Gonelle vous demande d'écouter cet enregistrement accusateur pour M. Cahuzac, ne le renvoyez-vous pas vers la justice ? Pourquoi M. Gonelle, qui est avocat, vous utilise-t-il au lieu de s'adresser à celle-ci ?
C'est parce que nous sommes en 2013 que nous pouvons aujourd'hui, au vu de tout ce qui s'est passé, parler d'« utilisation ».
Il s'agit d'abord du contexte politique, que M. Gonelle vous a parfaitement exposé – et je souscris pleinement à ses explications. La situation est assez pénible à Villeneuve-sur-Lot en période d'élection, comme on l'a vu encore dernièrement. Il faut souscrire à ces explications. En revanche, l'information selon laquelle il existait un compte et qu'il n'y avait presque rien sur ce compte me décide à conseiller le signalement, car…
Non : car ce compte est certainement déclaré par M. Cahuzac. Quant à dire que ce n'est pas grave, vous n'entendrez jamais ce propos dans la bouche d'un agent des impôts.
Vous avez déclaré que vous aviez immédiatement reconnu la voix de M. Jérôme Cahuzac en écoutant l'enregistrement. Le confirmez-vous ?
Je voyais régulièrement M. Cahuzac, qui a en effet une voix identifiable, un parler, une diction qui se reconnaissent facilement, surtout dans le Lot-et-Garonne.
Il a une voix reconnaissable, comme vous le savez, puisqu'il a été l'un de vos collègues.
Le collègue de M. Mangier a rapporté que vous souhaitiez conserver l'anonymat en effectuant le signalement. Est-ce exact ?
Le collègue et ami de M. Mangier a déclaré que celui-ci lui avait dit qu'il ne pouvait pas révéler le nom de la personne qui lui avait fourni l'information.
C'est une initiative de M. Mangier. Je ne lui ai nullement demandé de rester anonyme. Au contraire : si l'information faisant l'objet du signalement s'était révélée exacte, j'aurais été interrogé et on m'aurait demandé qui était ma source, ce qui est un cheminement normal.
En délivrant une fausse information à M. Gonelle, vous mettiez en difficulté votre administration.
Je ne lui ai pas délivré une fausse information, mais une « non-information ».
Non. Une non-information aurait consisté à dire que vous n'étiez pas au courant. En revanche, dire que le dossier n'est pas redescendu à Bordeaux est une information : cela signifie, en creux, que l'administration n'a pas fait son travail.
Je n'ai pas à répondre à M. Gonelle : ce serait faillir à mon obligation de réserve.
C'est pourtant ce que vous faites en lui disant que l'administration n'a pas fait redescendre le dossier.
Je considère qu'il s'agit plutôt d'une non-réponse, qui permet d'éluder toute obligation de questionnement sur le contenu du dossier.
M. Gonelle a cru qu'il s'agissait d'une vraie réponse, car il nous en a fait état lors de son audition. Il a même émis des hypothèses sur un éventuel classement du dossier.
Considériez-vous le signalement auquel vous avez procédé comme une procédure normale, portant votre nom et assortie d'assez d'explications pour permettre l'instruction du dossier fiscal ?
Monsieur Catuhe, vous êtes inspecteur des impôts, fonctionnaire de catégorie A, et venez de déclarer que vous ne connaissiez pas l'article 40 du code de procédure pénale, ce qui est assez étonnant dans une administration de contrôle et de vérification que M. Bruno Bézard décrit comme une administration de rigueur.
Après avoir entendu un enregistrement susceptible d'avoir des incidences graves, vous « oubliez » l'article 40 parce que vous ne le connaissez pas et vous ne divulguez pas ce que vous savez au procureur de la République ou à un service judiciaire, ce que le simple souci de votre propre protection justifierait pourtant déjà.
Je crois que j'ai déjà répondu. Vous me faites grief de ne pas avoir connu à cette époque l'article 40 et, en effet, je n'ai appris que plus tard son existence – il faudrait insister davantage là-dessus à l'école nationale des impôts. Je considère cependant que j'ai fait mon travail de fonctionnaire de l'administration fiscale en signalant le fait à la personne qui était à même d'effectuer les contrôles. Je ne pouvais pas faire davantage. Que serais-je allé faire, à l'époque, chez le procureur ?
Je ne sais pas ce qui a été écrit dans ce document, dont vous disposez et dont je n'ai pas eu connaissance. Certains départements opèrent de manière différente, mais il s'agit ordinairement d'un bulletin de liaison demandant la transmission du dossier en exposant les motifs de la demande.
Monsieur Catuhe, dans ce document, dont nous disposons en effet, la seule case cochée est celle qui porte la mention : « pour consultation », sans aucune explication.
Votre comportement ne laisse pas de m'étonner : vous êtes inspecteur des impôts, chargé de vérifications, et recherchez des éléments concernant des situations individuelles, mais vous ne prenez pas de précautions de traçabilité, ne passez pas par la voie hiérarchique et ne gardez pas d'éléments qui pourraient être utiles en cas de problème.
Le problème ne peut pas se poser à mon niveau – je regrette d'y insister. C'est la personne informée par moi qui doit rédiger le document et y préciser le motif de sa demande. Lorsque je demandais un dossier, ce n'était pas pour simple consultation – ce serait trop facile. Il faut mentionner sur le dossier s'il est demandé, par exemple, pour un contrôle sur pièces ou pour contrôler le revenu foncier. Lorsque le document sort de l'armoire où il est conservé, une fiche – verte, à cette époque – indique que le dossier est chez M. Catuhe. J'ignore quel est le document dont vous disposez, mais s'il n'a pas été rédigé de manière complète, on ne peut pas m'en accuser, ni me prêter l'intention d'avoir voulu agir d'une manière anormale. Lorsque j'ai suivi ma formation d'inspecteur à l'école nationale des impôts, à Clermont-Ferrand, il n'a jamais été question de l'article 40. Ces dossiers vont devant les tribunaux et une cellule spéciale leur est consacrée : ce n'était pas à l'inspecteur des impôts de s'en charger. M. Garnier, en revanche, vous en parle à juste titre, car il traite de gros dossiers et se situe à une échelle qui n'est pas la nôtre – surtout dans notre région, où les gens ne sont pas très riches.
La commission d'enquête s'intéresse à l'obtention et à la détention des premiers exemplaires de l'enregistrement, ainsi qu'à la transmission de cette information, c'est-à-dire aussi à la transmission des supports. Vous avez déclaré tout à l'heure que vous aviez écouté cet enregistrement sur l'ordinateur de M. Gonelle, dans son cabinet. Vous souvenez-vous du support de cet enregistrement ? S'agissait-il d'une clé USB ou d'une disquette dans l'ordinateur ?
Je ne pense pas qu'il s'agissait d'une clé USB. C'était certainement un CD, car ce support était plus répandu à cette époque.
M. Gonelle ne vous a donc pas proposé de vous confier le support pour écouter l'enregistrement.
Non. Entendre cela était pour moi une surprise – pour ne pas dire un traumatisme. Cela l'était aussi pour lui.
Pourquoi M. Gonelle vous a-t-il appelé pour vous faire entendre cet enregistrement ? Vous êtes-vous demandé quelles étaient ses motivations ?
Je ne peux pas répondre à sa place, mais sa démarche ne m'a pas surpris outre mesure. Il avait en face de lui…
M. Cahuzac n'était pas « mon » contribuable. Il ne dépendait pas du Lot-et-Garonne, mais de Paris.
La brigade interrégionale d'intervention (BII) est à Bordeaux et on nous a expliqué que la question relevait de l'antenne locale.
Si M. Cahuzac était candidat aux municipales, il devait payer des impôts à Villeneuve-sur-Lot.
Une disposition du code électoral permet à un député de se présenter aux municipales n'importe où dans sa circonscription.
M. Bruguière et M. Gonelle nous ont tous deux déclaré que ce n'étaient pas eux qui avaient transmis l'enregistrement à la presse. Confirmez-vous que l'enregistrement se trouvait sur un CD ?
Non. Ce qui m'a marqué, ce sont le contenu – surtout lorsque j'ai reconnu la personne qui parlait – et les circonstances.
Comme c'était souvent le cas à l'époque – avant les Mac, où tout est situé dans la partie haute de l'ordinateur –, l'unité centrale se trouvait en bas. Je ne l'ai pas regardée précisément et ne peux pas vous donner plus de précisions.
M. Gonelle vous a-t-il donné des éléments sur la manière dont il avait obtenu cet enregistrement ?
Vous a-t-il dit comment il en avait fait faire la copie ? La personne qui a fait cette copie peut en effet être celle qui a diffusé l'enregistrement. Avez-vous des informations à ce propos ?
Il s'agit là en effet de la troisième piste. Nous interrogerons à nouveau M. Gonelle, car deux ou trois personnes ont détenu l'enregistrement au moment où il a été procédé à la « migration » de celui-ci du téléphone vers le support d'enregistrement.
Avez-vous, à un moment ou à un autre, participé à la campagne électorale, municipale ou législative, de M. Cahuzac ?
Lorsque M. Cahuzac a commencé à organiser des réunions pour les élections municipales, j'ai assisté à une ou deux de celles-ci. Ce furent mes deux seules participations. Au moment de voter, j'étais absent de Villeneuve-sur-Lot. Je n'ai pas davantage participé aux campagnes de M. Gonelle. Je ne suis pas politique et j'ai assez d'activités par ailleurs.
Permettez-moi de citer un propos de Billaud-Varenne, qui déclarait en 1793 que « dans tout État civilisé, la première nuance que l'on découvre présente deux classes d'hommes bien distinctes : les citoyens et les individus. Les citoyens sont ceux qui, pénétrés de leurs devoirs sociaux, rapportent tout à l'intérêt public et qui mettent leur bonheur et leur gloire à cimenter la prospérité de leur pays. Les individus, au contraire, sont ceux qui s'isolent, ou plutôt qui savent moins travailler au bien public que calculer leur intérêt particulier ». À mon humble niveau, je revendique appartenir à la première catégorie.
Je sais que vous aviez, en vous rendant à cette audition, quelques inquiétudes pour votre épouse, qui est toujours en activité. Je tiens à vous rassurer. S'il y a un problème, vous viendrez me voir : M. le rapporteur et moi-même nous en occuperons.
Monsieur le président, monsieur le rapporteur, je vous remercie. L'administration m'a servi, car l'État a financé mes études – je ne suis pas entré par vocation à la Direction générale des impôts et je doute, du reste, que ce soit le cas de grand-monde. Je me suis efforcé quant à moi, tout au long de ma carrière, de la servir avec honnêteté et loyauté.
Je souhaiterais ajouter un mot. J'ai réagi vivement tout à l'heure aux propos choquants de M. Pierre Condamin-Gerbier, qui a publiquement jeté une suspicion sur la commission d'enquête et sur ses membres, citant en outre deux députés, MM. Éric Woerth et Patrick Devedjian, à propos d'une affaire qui n'a rien à voir avec celle dont nous sommes saisis. On ne peut accepter que des membres de cette commission soient mis en cause.
Et cela d'autant moins que le différend évoqué n'avait aucun lien avec notre commission d'enquête.