COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES
Mercredi 1er juillet 2015
Présidence de Mme Danielle Auroi, Présidente de la Commission
La séance est ouverte à 8 h 30
Audition de M. Allain Bougrain-Dubourg, président de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), sur la consultation relative au bilan des directives « Oiseaux » et « Habitats », ouverte par la Commission européenne
Madame, monsieur, mes chers collègues, dans le cadre de son programme REFIT, la Commission européenne effectue des « bilans de qualité », dont l'objectif est de mesurer la pertinence, l'efficacité, la cohérence et la valeur ajoutée de la législation communautaire.
Elle amorce maintenant un exercice de ce type à propos des textes en vigueur dans le domaine de la conservation de la nature, c'est-à-dire les directives « Habitats » et « Oiseaux ». À cet effet, elle a lancé une consultation publique, qui court jusqu'au 24 juillet : il s'agit de recueillir l'avis des parties prenantes à propos du bien-fondé du contenu et de l'efficacité de la mise en oeuvre de ces deux directives. Deux questions sont posées : ce cadre réglementaire est-il proportionné et adapté à sa finalité ? atteint-il les résultats escomptés ?
Conformément à un usage désormais bien établi, particulièrement dans le champ environnemental, la commission des Affaires européennes a décidé de participer à la consultation publique ; c'est dans ce cadre que nous avons souhaité entendre la LPO.
Nous avons souhaité vous entendre car cette initiative intervient dans un contexte encore relativement incertain en ce qui concerne les intentions de la Commission Juncker vis-à-vis de la politique européenne de l'environnement. Rappelons en effet que les paquets « qualité de l'air » et « économie circulaire » élaborés par la précédente Commission européenne ont été remis en cause en vertu du sacro-saint « mieux légiférer », concept qui peut signifier le meilleur comme le pire.
À la suite de multiples initiatives prises par des organisations non gouvernementales, des autorités gouvernementales nationales et des parlementaires – dont notre ministre de l'environnement et moi-même –, la Commission européenne semble avoir rectifié certaines de ses intentions. C'est ainsi qu'elle vient, d'une part, d'obtenir un accord interinstitutionnel provisoire à propos des émissions de polluants par les installations de combustion de taille moyenne et, d'autre part, de s'engager dans l'élaboration d'un nouveau paquet « économie circulaire ».
Il n'en demeure pas moins que l'établissement d'un rapport de force politique s'avère toujours aussi nécessaire pour défendre l'acquis communautaire en matière environnementale, en particulier en ce qui concerne la défense de la biodiversité. Notre commission des Affaires européennes est particulièrement sensible à cette thématique, sur laquelle elle a produit de nombreux travaux au cours de la présente législature.
De ce point de vue, les directives « Habitats » et « Oiseaux » constituent une cause à défendre en priorité, car elles fondent juridiquement l'inestimable réseau Natura 2000 et ses 27 000 aires protégées, qui couvrent environ 18 % du territoire et 4 % des eaux territoriales de l'Union européenne. Il ne faudrait pas que ces directives « Nature » fassent les frais de calculs budgétaires à court terme et soient sacrifiées sur l'autel de la rigueur, alors même que la valeur économique et sociale des services écosystémiques est désormais reconnue par tous. À cet égard, sur le plan national, nous espérons la voir consacrée par la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) et la réforme de la loi relative à la montagne.
En votre qualité de président de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) et à la lumière de votre longue expérience de militant de la cause de la biodiversité, quels messages souhaitez-vous faire passer aux législateurs européens ? Le cadre réglementaire des directives « Nature » vous semble-t-il efficace ? A-t-il permis de freiner significativement l'érosion du capital européen de biodiversité ? Est-il perfectible ? Perdre notre ambition régulatrice sur ce dossier ne reviendrait-il pas à porter un coup supplémentaire à l'Union européenne, alors que la politique européenne de la biodiversité est sans doute l'une de celles qui emportent l'adhésion la plus marquée des citoyens européens ?
Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie très sincèrement de l'attention que vous portez à ces questions et de nous permettre de vous faire part de notre point de vue et de notre expérience.
Je commencerai par rappeler que, si l'Europe couvre moins de 5 % des terres émergées de la planète, elle abrite une faune et une flore très diversifiées, dont une bonne partie ne se retrouve nulle part ailleurs dans le monde. C'est donc une nature tout à fait exceptionnelle que l'Europe révèle : des prés alpins fleuris aux côtes atlantiques battues par le vent, en passant par les grandes forêts de hêtres, les zones humides et les estuaires des grands fleuves – j'espère que vous ne m'en voudrez pas de mettre un peu de poésie dans mon propos –, l'Europe bénéficie directement à l'homme sur le plan économique. En effet, 40 % de l'économie mondiale repose sur les services rendus par la nature, comme la pollinisation, étant précisé que ces services sont en recul de 60 %. Sur le plan de la santé, il est avéré que la biodiversité constitue une source de bien-être préventive ou curative pour de nombreuses pathologies. Enfin, sur le plan touristique, la France, première destination mondiale, n'est pas visitée uniquement pour la Joconde ou la tour Eiffel, mais aussi pour ses régions riches de milieux naturels singuliers.
Cependant, la biodiversité est en danger. Si des progrès significatifs en faveur de sa protection ont été accomplis en Europe depuis vingt ans, la tâche reste immense pour enrayer son recul. Le taux d'extinction des espèces reste élevé, quoique moins que sur d'autres continents : on estime qu'il pèse, en Europe, sur environ 25 % des espèces, un taux considérable.
L'artificialisation des sols se poursuit à un rythme rapide, la construction d'infrastructures connaît une progression importante et ces évolutions se font souvent au détriment des espaces naturels et agricoles. Chaque année, 80 000 hectares d'espaces agricoles et naturels sont ainsi gagnés par l'asphalte et le béton, soit l'équivalent d'un département français tous les sept ans ; cela pose directement la question de la France que nous voulons pour demain.
Certes, plusieurs pays d'Europe, dont la France, ont mis en oeuvre des mesures de réduction et de compensation des impacts des grands projets d'aménagement, mais notre pays peine, par exemple, à freiner la consommation d'espace et commence tout juste à s'investir dans les trames verte et bleue, pourtant indispensables à la circulation des espèces et à la réduction de la fragmentation des espaces.
D'autres menaces, plus récentes, pèsent aussi sur la biodiversité : la propagation d'espèces envahissantes – un phénomène auquel l'Europe commence à s'intéresser –, parfois au détriment de la flore et de la faune indigène, mais également le changement climatique, qui est devenu une préoccupation majeure, notamment en termes de biodiversité. À quelques mois de la COP 21, il est intéressant de rappeler que l'épicentre européen de la biodiversité est actuellement situé en France, mais risque de se trouver déplacé au sud de la péninsule scandinave si l'on ne parvient pas à limiter le réchauffement climatique à 2 degrés Celsius, voire à 1,5 degré : une multitude d'indicateurs de la faune et de la flore montrent que ce mouvement est en train de se mettre en route.
Face à ce constat, la législation européenne sur la nature est un atout pour les États et pour les citoyens. L'Europe s'est fixé un objectif ambitieux, celui d'enrayer le recul de la biodiversité d'ici à 2020 : c'est l'engagement qui a été pris par les signataires du protocole conclu à l'issue de la conférence de Nagoya, qui constitua une grande avancée en 2010. Cette ambition est déclinée dans la Stratégie de l'Union européenne pour la biodiversité et relayée, en France, par la Stratégie nationale pour la biodiversité, adoptée en 2012.
Les directives européennes « Oiseaux » et « Habitats » sont des textes majeurs de la législation européenne pour la protection de la nature. Promulguées respectivement en 1979 et en 1992, elles constituent l'initiative la plus ambitieuse jamais entreprise pour préserver la nature à l'échelle d'un continent. La directive « Oiseaux » protège tous les oiseaux sauvages et leurs principaux habitats, tandis que la directive « Habitats », qui instaure des mesures similaires, étend le champ d'application à 1 000 autres espèces et 230 habitats rares ou protégés.
Leur objectif vise à assurer le maintien et le rétablissement des espèces et des habitats dans un bon état de conservation, avec deux grandes catégories de dispositions : d'une part, l'instauration dans chaque État de régimes de protection stricts pour les oiseaux sauvages et d'autres espèces de la faune en danger, d'autre part, la désignation des sites principaux pour certaines espèces et habitats très menacés ; c'est cet ensemble de sites qui forme le réseau Natura 2000.
À l'échelle européenne, le réseau Natura 2000 compte plus de 27 000 sites, ce qui représente près d'un cinquième de la surface terrestre de l'Europe et une part importante des eaux alentours. En France, un peu plus de 1 700 sites Natura 2000 terrestres ont été désignés, pour un fraction d'environ 12,6 % de la superficie nationale, ainsi qu'un peu plus de 200 sites en mer. La LPO a participé dès 1979 à la mise en place de la directive « Oiseaux » en proposant, sur la base de son expertise ornithologique, les périmètres des sites aujourd'hui désignés comme des zones de protection spéciale (ZPS).
La France a mis du temps pour parvenir à constituer ce vaste réseau et a choisi un modèle très original pour assurer la conservation et la gestion des sites désignés : chaque site Natura 2000 fait l'objet d'un document d'objectifs (DOCOB), véritable plan de gestion des espèces et des habitats, élaboré en concertation avec les partenaires de terrains que sont les collectivités locales, les propriétaires, les associations, les agriculteurs ou encore les chasseurs.
En 1996, la LPO et les Réserves naturelles de France (RNF) ont été à l'origine du programme L'Instrument financier pour l'environnement (LIFE), qui a permis d'expérimenter plus de vingt DOCOB en France, avec différents partenaires. Cette expérimentation a été fondamentale pour de nombreux acteurs des territoires, car elle a permis à chacun de s'approprier le dispositif et d'en mesurer très concrètement l'intérêt.
La France est sans doute l'État où le plus de personnes connaissent le réseau Natura 2000, en raison de l'existence des DOCOB et surtout parce que sont attachées à ceux-ci des mesures concrètes de gestion et de conservation : il s'agit des contrats Natura 2000 et surtout des Mesures agro-environnementales et climatiques (MAEC) mises en place via le pilier 2 de la PAC, grâce aux fonds structurels assurant l'essentiel du financement du programme.
Si Natura 2000 a connu un démarrage difficile dans notre pays, parce que de nombreux acteurs s'inquiétaient du projet et des risques de contraintes supplémentaires qu'il comportait, c'est aujourd'hui un dispositif qui fonctionne et dans lequel de nombreux acteurs sont impliqués. L'évaluation des directives entreprises par la Commission européenne, en France, met en évidence plusieurs éléments très positifs.
Ainsi, les directives ont indéniablement permis une progression importante dans la protection des oiseaux, singulièrement des oiseaux d'eau : le récent rapport réalisé par le Muséum national d'histoire naturelle met en évidence que les oiseaux de l'annexe 1 sont les principaux bénéficiaires de la directive « Oiseaux », ayant profité des mesures de protection attachées à cette annexe et de la désignation des sites Natura 2000 ainsi que des fonds européens dévolus à ces espaces, aussi bien dans les fonds structurels que dans les programmes LIFE Nature.
De même, les moyens financiers engagés par l'Europe à travers les fonds structurels et LIFE Nature, même s'ils sont insuffisants – les fonds LIFE représentent 1 % du budget européen, alors que l'Union européenne consacre 40 % de ses crédits à la PAC – sont mobilisés le plus souvent par les associations, notamment la LPO. À titre d'exemple, grâce à des programmes LIFE successifs mis en place dans les grandes zones humides – quatorze à ce jour –, nous avons pu protéger plus de 1 600 hectares durablement. Non seulement les zones humides sont des espaces de biodiversité majeure mais elles accueillent des éleveurs et permettent à des exploitations agricoles de maintenir leur activité, dans le respect de la biodiversité.
Ces mêmes programmes ont permis avec succès la réintroduction ou le confortement de rapaces pratiquement disparus du ciel de France, tels le gypaète, le vautour moine, le vautour percnoptère ou encore le faucon crécerellette. Les mesures agro-environnementales, qui représentent la part principale des moyens budgétaires consacrés à la gestion des sites Natura 2000, ont permis de sauvegarder les habitats, même si leur efficacité pourrait encore être accrue pour restaurer aussi les habitats dégradés.
Quant aux directives, de par les objectifs définis, elles ont permis de mettre en place, partout en Europe, des règles similaires pour tous. De ce fait, le niveau d'exigence en matière de biodiversité est le même pour tous les opérateurs économiques. Un projet d'aménagement, quel qu'il soit, est soumis aux mêmes exigences partout : autrement dit, l'Europe a réussi à faire, dans le domaine de l'environnement, ce que tout le monde appelle de ses voeux en matière fiscale et sociale. Les directives ont donc démontré leur utilité en matière d'environnement et il ne faudrait pas revenir en arrière, au risque d'introduire, au motif que la souplesse est nécessaire à l'économie, de graves distorsions entre les pays dans les niveaux d'exigence posés.
En conclusion, je rappellerai que la mise en oeuvre des directives en France a été difficile, voire houleuse : nous nous souvenons tous qu'en 1997, le Premier ministre, M. Alain Juppé, avait même suspendu leur mise en oeuvre. À la même époque, le « groupe des neufs » menait la fronde, avec les chasseurs et la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) à sa tête, pour empêcher la désignation des sites Natura 2000.
Vingt ans après le début du processus, où en sommes-nous ? Les groupes d'acteurs sollicités dans le cadre de l'évaluation des directives en France sont au nombre de quatre : le ministère de l'écologie, du développement durable et de l'énergie, l'Assemblée permanente des chambres d'agriculture (APCA), l'Office national des forêts (ONF) et la LPO, avec d'autres ONG. Ces quatre groupes soutiennent les directives et souhaitent même une amélioration des dispositifs et le renforcement des moyens, La FNSEA et l'APCA ont répondu en ce sens, soulignant leur attachement aux mesures contractuelles, notamment aux MAEC.
D'autres acteurs du secteur industriel – je pense notamment à l'entreprise de matériaux de construction CEMEX – soutiennent également le dispositif. Tous reconnaissent l'intérêt du modèle français de mise en place de Natura 2000, ainsi que les DOCOB et les dialogues de terrain entre tous les acteurs que ces DOCOB ont engagés.
La LPO peut tout particulièrement témoigner sur ce point, puisqu'elle a réalisé – et anime toujours – un très grand nombre de DOCOB sur le territoire national, dont une vingtaine en région Poitou-Charentes. Au moment où se dégage un large consensus dans le pays, il faut rechercher une amélioration du dispositif, mais certainement pas le remettre en cause alors qu'il recueille un si large agrément. En effet, l'Union européenne ne parvient toujours pas à inverser le déclin de la biodiversité et de nombreux animaux et plantes sont menacés d'extinction en Europe.
Des progrès substantiels sont à noter concernant la mise en oeuvre de la législation sur la nature de l'Union européenne, ainsi que dans le domaine de la pêche et des espèces exotiques envahissantes. En revanche, l'Europe n'a pas su faire face à la crise écologique majeure consécutive à la mise en oeuvre de politiques agricoles que l'on pourrait qualifier de désastreuses. Là encore, ce n'est pas de moins d'Europe que l'on a besoin, mais d'une Europe plus soucieuse des écosystèmes et de la santé de ses citoyens.
Je note que votre constat à propos des directives est positif.
Au sujet des espèces fragiles, je voudrais évoquer le combat que je mène en Auvergne, avec Christian Bouchardy, vice-président du conseil régional, pour la préservation du milan royal. Nous constatons qu'il est très difficile de sensibiliser les agriculteurs à l'importance de cet enjeu : ainsi, ils sont très réticents à installer des piquets destinés aux rapaces mais ont pris l'habitude d'utiliser des pesticides – en particulier la bromadiolone, à l'origine d'une véritable catastrophe écologique. Ne croyez-vous pas qu'il serait souhaitable de mettre en place au niveau européen – je pense surtout à Natura 2000 – des prescriptions visant les pratiques agricoles particulièrement néfastes à la biodiversité ?
Par ailleurs, vous avez indiqué que les programmes LIFE étaient efficaces, mais pourraient l'être davantage encore si les fonds qui leur sont consacrés étaient plus élevés. Pouvez-vous nous donner des précisions sur ce point ?
La question des pratiques agricoles est préoccupante et nos rapports avec le monde agricole sont assez schizophrènes. Au plus haut niveau, des confrontations musclées m'opposent régulièrement au président de la FNSEA. Ainsi, alors que j'étais venu visiter à son invitation, à l'occasion des Journées « Agriculture et biodiversité », de remarquables exploitations en Champagne-Ardenne, j'ai eu la désagréable surprise de l'entendre prononcer un discours d'une violence inouïe sur les contraintes européennes. Pour ma part, je considère que les contraintes peuvent constituer une chance – c'est le cas des mesures agro-environnementales – et que de tels propos ne se justifient pas.
Dans le même temps, nous arrivons souvent à très bien travailler, ponctuellement, avec les gens du terroir, qui ont compris que l'on ne pouvait plus se contenter de gérer la nature à seule fin de la rendre productive, et qui sont fiers de leur engagement en faveur de pratiques raisonnées. J'ai bon espoir qu'à la longue, l'exemple du bon travail que nous accomplissons avec les agriculteurs sur le terrain en vienne à déstabiliser les grands principes politiques et démagogiques auxquels se réfèrent les dirigeants de la FNSEA. Je dois rencontrer prochainement des représentants des chambres d'agriculture et des coopératives, et je suis convaincu que nous pouvons tomber d'accord sur de nombreux points, pour peu que nous sortions du jeu de rôle inacceptable – et contraire à l'intérêt général – auquel certains voudraient nous cantonner.
Pour répondre à votre question au sujet du milan royal et du rat taupier dont il se nourrit, je dirai que si les agriculteurs utilisent la bromadiolone, c'est que la réglementation européenne l'autorise. Certes, il ne suffit pas d'interdire une substance pour régler tous les problèmes car, comme on le sait, l'interdiction d'un produit a souvent pour conséquence son remplacement par un autre, aux effets méconnus – qui peuvent se révéler encore plus nocifs que ceux du précédent.
Nous demandons à l'Union européenne d'interdire la commercialisation de la bromadiolone, dont, en France, le ministère de l'agriculture a encadré l'utilisation il y a quelques mois. Alors que le recours à la bromadiolone était précédemment limité à quelques territoires, la publication d'un arrêté ministériel permettant son extension sous réserve de certaines mesures de contrôle – qui, dans les faits, ne sont pas appliquées – a permis à la plupart des départements de s'engouffrer dans la brèche. Cela a abouti à un usage actuel massif et sans aucune précaution de la bromadiolone, notamment en Auvergne. Les autorités locales et les directions départementales des territoires ne sont pas en mesure de faire respecter les textes : il ne se trouve pas suffisamment de monde sur le terrain pour faire appliquer l'empilement de réglementation, que ce soit dans le domaine des pesticides ou dans celui de l'eau, par exemple.
Pour ce qui est des programmes LIFE, la France ne dépose que peu de projets chaque année – il n'est donc pas étonnant qu'elle n'en obtienne pas beaucoup –, alors que l'Espagne et l'Italie, qui en déposent en grande quantité, en obtiennent en proportion. Dans notre pays, il n'y a pratiquement que les associations de protection de la nature, dont la LPO, ainsi que quelques parcs régionaux, pour monter des projets LIFE, alors que dans les autres pays européens, c'est généralement le fait des régions – chez nous, seule la région Alsace a commencé à s'engager dans cette voie – et de certains établissements publics. Plusieurs pays d'Europe sont dotés d'agences de la biodiversité – c'est le cas notamment en Belgique –, qui soutiennent des projets deux à trois fois plus importants que ceux que les associations comme la nôtre sont en mesure de présenter.
Contrairement aux structures publiques, qui ne se mettent pas en danger quand elles déposent un projet, les associations prennent toujours un risque quand elles le font. Si la LPO peut se le permettre du fait de son envergure et de la relative importance de ses moyens, notamment en personnel, elle court cependant un risque financier : au moment du dépôt d'un projet, elle n'a jamais l'assurance de bénéficier d'un éco-financement. Ainsi, nous avons déposé un projet LIFE+ CAP DOM initialement basé sur un autofinancement à hauteur de 400 000 euros ; si nous avons réussi à réduire cette part en trouvant des cofinancements, c'est bien nous qui avons pris tous les risques. Même lorsque nous nous associons à des établissements publics ou à des collectivités locales, nous restons porteurs du projet et des risques qu'il comporte – c'est le cas avec un projet de sauvegarde de l'outarde du centre-ouest de la France, pour lequel nous allons nous associer au conseil général des Deux-Sèvres.
Il est pour le moins paradoxal que plusieurs niveaux de collectivités aux compétences redondantes en matière de distribution de subventions et de contrôle se superposent en France mais qu'aucune ne prenne jamais l'initiative d'agir. Du fait de cette organisation, nous sommes les plus mauvais lorsqu'il s'agit de mobiliser des fonds européens. Les statistiques montrent que les pays du sud de l'Europe, en particulier l'Espagne et l'Italie, sont bien plus efficaces que nous. On ne peut que déplorer cet état de fait, car les LIFE sont de précieux outils de conservation de la biodiversité – toutes leurs actions, très concrètes, sont fléchées dans cette direction.
Comme vous l'a dit Allain Bougrain-Dubourg, la LPO a acheté 1 600 hectares de zones humides avec des fonds LIFE complétés par des financements provenant essentiellement d'agences de l'eau. Les espaces concernés, extrêmement importants pour la biodiversité, sont principalement situés dans le marais poitevin, qui se trouvait en grand danger de disparition avant de bénéficier de ces programmes. Nous avons également acheté 400 hectares de prairie dans les basses vallées angevines, en périphérie de la ville d'Angers, afin de protéger une population de râles des genêts – une espèce quasiment en voie de disparition en France.
La protection d'un espace au moyen d'un tel projet a également pour effet de le garantir contre d'autres risques, notamment celui de l'aménagement de peupleraies. Je précise que ces basses vallées constituent également une zone d'extension des crues, protégeant la ville d'Angers contre les inondations. Par ailleurs, la mise en place d'un projet LIFE crée des emplois. Pour le projet des basses vallées angevines, nous avions toute la population agricole avec nous car les exploitants s'inquiétaient de voir les propriétaires de leurs exploitations vendre celles-ci à des populiculteurs, ce qui se traduisait par un appauvrissement des terres agricoles.
Comment ne pas trouver étrange que les deux directives « Habitats » et « Oiseaux » ne s'appliquent pas aux départements et territoires d'outre-mer ?
À l'heure où il est question de revisiter les directives, j'estime qu'il vaut mieux les conserver en l'état : bien que relativement anciennes, elles restent très efficaces et je crains que leur révision ne se traduise par un allégement et un assouplissement de leurs prescriptions, notamment en ce qui concerne le périmètre de protection.
Un colloque LIFE+ CAP DOM a actuellement lieu à Paris, au palais de la Porte Dorée. Nous avons eu énormément de mal à obtenir de l'Europe la mise en place de ce projet visant à protéger certaines espèces dans les territoires d'outre-mer, ce qui constitue un paradoxe : alors que 80 % de la biodiversité de la France se trouve dans les territoires d'outre-mer, nous peinons à obtenir les moyens d'agir en sa faveur.
Dans la mesure où les fonds européens vont désormais arriver beaucoup plus directement aux grandes régions, il serait logique que les programmes LIFE soient gérés au niveau régional ; sans doute devons-nous insister sur ce point.
Ce que vous avez dit sur les territoires ultramarins de France est très intéressant et vaut sans doute pour ceux d'autres États membres de l'Union européenne.
Pensez-vous que l'action en faveur de la biodiversité puisse constituer un argument supplémentaire en matière de lutte contre la biopiraterie ?
Pour ce qui est de l'artificialisation des sols, les élus locaux sont constamment témoins du fait que la protection de la biodiversité se heurte, sur le terrain, à des attaques fondées sur le motif que cette protection a pour effet d'empêcher ou de compliquer des projets d'aménagement du territoire – pour protéger telle ou telle espèce, on va devoir détourner le tracé d'une autoroute ou déplacer un aéroport ou un centre de loisirs, voire y renoncer. Ne pourrait-on pas mettre en avant que la protection de la biodiversité préserve les ressources touristiques, l'un des atouts essentiels de notre pays ?
La lutte contre la biopiraterie n'est effectivement pas sans rapport avec la préservation de la biodiversité : lorsqu'on est attentif à un milieu naturel, on juge mieux des potentialités de dégradation du milieu – espace et espèces – et l'on est donc davantage en mesure de combattre la biopiraterie. C'est un problème délicat, pour lequel il faut laisser les chercheurs faire leur travail, sans toutefois pouvoir faire abstraction des intérêts des populations locales.
Le Conseil économique, social et environnemental, dont je suis membre, s'était déclaré favorable à faire remonter les budgets acquis vers un organisme central qui les redistribuerait, afin d'éviter les pratiques abusives auxquelles pourraient se livrer certaines organisations locales. En matière de biopiraterie, je ne suis pas sûr qu'il faille revenir en arrière, comme certains le voudraient, notamment parce qu'une telle démarche serait très complexe sur le plan technique ; il me semble préférable de travailler pour l'avenir.
Nous disposons déjà de textes nous permettant de lutter contre le phénomène d'artificialisation des surfaces. Cela dit, votre question portait plutôt sur la perception qu'ont les Français des contraintes induites par la défense des milieux – par exemple, le fait que la présence de scarabées pique-prune puisse avoir pour conséquence de stopper la construction d'une autoroute. En fait, je pense que nous ne valorisons pas suffisamment notre patrimoine naturel ; comme certains enfants nés du bon côté de la rue, nous ne nous rendons pas toujours compte de notre chance et considérons notre richesse comme allant de soi. Au nom de la LPO, je me suis battu pour que les Journées du patrimoine ne se limitent pas à la valorisation du patrimoine culturel, mais s'étendent au patrimoine naturel, rejoignant la notion de patrimoine retenue par l'UNESCO – qui s'applique aussi bien aux fortifications de Vauban qu'à la richesse naturelle constituée par l'archipel des Galapagos. Il m'a fallu cinq ans pour faire admettre cette idée en France et j'ai dû pour cela m'adresser au plus haut niveau de l'État, alors même que le principe désormais reconnu ne coûte rien à personne.
Nous avons donc un travail très important à réaliser en matière de valorisation de l'exception naturelle française, ne serait-ce que pour permettre à la Stratégie nationale pour la biodiversité, qui n'a pas les effets escomptés – certaines régions n'ont même pas signé leur engagement en sa faveur – de produire de meilleurs résultats. Cette valorisation passe peut-être par l'établissement de palmarès où figureraient les différents acteurs de la biodiversité. Paradoxalement, les Français sont passionnés par les richesses naturelles : le tourisme nature n'a jamais si bien marché qu'aujourd'hui. La LPO possède plusieurs réserves en Charente-Maritime, notamment celle de Lilleau des Niges, sur l'île de Ré, dont je peux vous assurer qu'elle est largement ouverte au public : elle accueille chaque saison des dizaines de milliers de visiteurs – tout comme celle des Sept-Îles, dans les Côtes-d'Armor.
Si le tracé d'une autoroute passe par un château du xiie siècle, le projet n'aboutira pas ; en revanche, si le tracé passe par une zone humide, le projet sera poursuivi. Il subsiste aujourd'hui une différence d'appréciation entre le patrimoine culturel et le patrimoine culturel ; c'est pourquoi nous devons absolument valoriser ce dernier.
Je me souviens du projet d'extension d'un centre d'enfouissement technique en Auvergne, contrarié par la présence d'une orchidée rare : le préfet a dit aux associations avoir compris que l'orchidée pouvait avoir la même importance qu'une cathédrale et le projet ne s'est pas fait.
Avez-vous l'impression que le dialogue entre les ONG et la Commission européenne est satisfaisant ou qu'il pourrait s'améliorer ? Par ailleurs, la COP21 se rapprochant, partagez-vous nos inquiétudes au sujet des effets du changement climatique ?
Enfin, avez-vous une idée des intentions de la Commission européenne à propos de l'exercice du bilan de qualité des directives « Nature », qui donne lieu à consultation publique ? Chacun sait que la Commission européenne a généralement une idée derrière la tête quand elle recourt à ce type de procédure : en l'occurrence, s'agit-il simplement d'enregistrer une appréciation favorable de la part de la majorité des parties prenantes, d'une volonté de remettre complètement les textes à plat ou, à mi-chemin, d'un souhait de procéder simplement à quelques ajustements des textes ?
Il n'est pas impossible que la démarche de la Commission européenne réponde aux pressions de certaines personnes désireuses de voir assouplir les directives au nom de l'adaptation.
En la matière, nous ne pouvons parler que de ressentis, la Commission européenne étant tenue d'observer un devoir de réserve. Avant la consultation publique, elle a lancé la procédure d'évaluation auprès de dix pays, dont la France, où quatre groupes d'acteurs ont été choisis pour répondre à un questionnaire extrêmement détaillé sur les directives. La LPO a été désignée pour répondre au nom des ONG – je vous communiquerai la réponse que nous avons adressée –, aux côtés de l'APCA, de l'ONF et du ministère de l'écologie.
Nous avons ensuite été reçus, avec le ministère de l'écologie, par la Commission européenne et en avons profité pour demander à nos interlocuteurs de nous préciser le sens de l'évaluation à laquelle il était procédé. Il nous a simplement été répondu qu'il s'agissait de constituer un rapport, lequel sera présenté à Bruxelles au cours du dernier trimestre 2015. Nous savons cependant que la demande initiale provient probablement du Royaume-Uni et des Pays-Bas, et qu'elle aurait été motivée par l'idée selon laquelle l'environnement coûte cher, ainsi que par une volonté d'insuffler un mouvement de libéralisation économique. C'est paradoxal car les directives prévoient des conditions de mise en concurrence identiques partout : les règles sont les mêmes pour tout le monde. Il faut savoir qu'initialement, la directive « Oiseaux » ne répondait pas à une demande des ornithologues, mais des entreprises, celles de l'Europe du nord s'étant plaintes que leurs concurrentes du sud soient soumises à beaucoup moins de contraintes qu'elles.
La Commission européenne a exprimé un regret lors des auditions en France : personne n'est capable de dire à combien s'élève le coût de l'application des directives. Le ministère de l'écologie n'a pas été en mesure de le faire, aucun décompte des dépenses n'étant tenu – ce qui s'explique par le fait qu'une partie de ces dépenses est effectuée par le ministère de l'agriculture et par des collectivités, sans qu'il soit procédé à une agrégation. De ce point de vue, les Écossais et les Néerlandais sont meilleurs que nous ; ils devraient être en mesure de produire des chiffres. En France, le choix de recourir à des mesures contractuelles pour accompagner le dispositif se traduit par un coût plus élevé – mais il a les faveurs de la population. La mise en place des documents d'objectifs en France a été reconnue comme un élément positif par la Commission européenne. Celle-ci a par ailleurs été favorablement impressionnée par le fait qu'un grand nombre de Français connaissent et approuvent le dispositif Natura 2000 – sur ce point, notre pays est mieux placé que tous les autres États membres de l'Union européenne.
Je veux évoquer un point qui nous touche tout particulièrement : la manière dont la Commission européenne traite le comportement des pays dans des situations de crise en ce qui concerne le braconnage. Si le cas des tourterelles du Médoc a été réglé, ceux de l'ortolan et du pinson dans les Landes ne le sont pas : ces oiseaux continuent d'être braconnés. Quand nous nous adressons à la Commission européenne pour obtenir l'application des réglementations européennes, notamment l'interdiction de la chasse de certaines espèces au printemps, nous nous entendons répondre que le pays concerné a accompli un travail de contrôle.
Ainsi, si la France affirme que la gendarmerie a effectué 1 200 kilomètres de ronde en voiture, cela suffit à satisfaire la Commission européenne. Or, en un mois de contrôle, la gendarmerie ne dresse souvent que trois procès-verbaux, alors que nous pouvons en faire trente au cours d'une seule journée passée sur le terrain ! Il y a donc un très grand décalage entre les mesures prévues par les textes et le contrôle de leur application. Si nous concevons que la Commission européenne ne soit pas chargée de faire la police dans les différents États membres, nous ne pouvons admettre qu'elle se satisfasse de l'affirmation par un pays que le contrôle a été fait.
Peut-être pourrait-on envisager que la Commission européenne émette des séries de recommandations à l'intention des différents pays.
Que pouvez-vous nous dire au sujet de la COP21 ?
Je veux commencer par rendre hommage à Ségolène Royal, qui s'est battue pour adosser la biodiversité à la question climatique – alors que, précédemment, les deux sujets étaient séparés, le climat faisant de l'ombre à la biodiversité. J'y vois une avance considérable pour la biodiversité.
Pour l'opinion publique, il est plus facile d'agir sur le climat que sur la biodiversité. Pour le climat, on fait du covoiturage et des économies d'énergie mais, pour la biodiversité, c'est beaucoup moins évident : sans même parler d'aller sauver les éléphants, nombre de nos concitoyens rechignent déjà à installer des nichoirs dans leur jardin.
La France a demandé à ses citoyens de se mobiliser. Au mois de décembre, 40 000 participants venant de 196 pays vont se réunir à Paris, ce qui va focaliser l'attention sur notre pays. En cette occasion, il serait particulièrement regrettable que nous donnions l'image d'un pays indifférent : plusieurs manifestations vont donc être organisées afin de donner aux Français l'occasion de s'investir. J'ai l'impression qu'il existe d'ores et déjà une vraie mobilisation en faveur de la COP 21 à tous les niveaux de la société, qu'il s'agisse de la vie associative, des entreprises ou des collectivités, et je m'en félicite. On peut regretter que les labels de COP 21 ne soient toujours pas distribués alors que nous sommes début juillet et qu'il était prévu que les engagements se fassent durant toute l'année 2015 : ainsi, certaines entreprises qui avaient demandé le label et ne l'ont pas obtenu ont renoncé à mettre en oeuvre l'action qu'elles projetaient, n'ayant pu trouver les moyens de conduire cette action.
Enfin, je veux évoquer une idée actuellement portée par la LPO, qui semble rencontrer un certain succès. Au lendemain de la Révolution française, un arbre de la liberté a été planté dans chacune des 36 000 communes de France ; nous proposons d'en faire de même aujourd'hui, dans le cadre de la révolution de la planète, avec un arbre du climat, ce qui constituera un symbole fort. Les Éco Maires ont été très réceptifs à cette idée, qu'ils ont été les premiers à soutenir, avant d'être rejoints en cela par la Fondation Yves Rocher et l'Association des Maires de France – avec laquelle nous avons signé un accord en vue d'une plantation au mois de novembre. La ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, Mme Najat Vallaud-Belkacem va, de son côté, adresser un courrier à tous les établissements scolaires afin que les arbres du climat puissent être plantés, à chaque fois que cela sera possible, au sein des écoles, où ils constitueront un support pédagogique.
La mer n'est pas oubliée et les thématiques de l'acidification des océans et de la montée des eaux seront intégrées à la COP 21. Pour le reste, on ne peut qu'espérer.
Vous pouvez être assuré que je vais largement communiquer auprès de mes collègues parlementaires au sujet de la COP 21 et de la biodiversité.
Le Plan régional de prévention et de gestion des déchets issus des chantiers du bâtiment et des travaux publics (PREDEC), en cours de constitution en Île-de-France, aura une incidence sur la faune et la flore, dans la mesure où un certain nombre de déchets vont être stockés sur les sites sensibles. Pouvez-vous nous faire part de votre sentiment sur cette question ?
Il m'est difficile de répondre sur ce sujet que je ne connais pas mais, a priori, je ne pense pas que les déchets que vous évoquez puissent se retrouver sur des sites Natura 2000.
Ce que l'on peut dire, c'est que toutes les problématiques sont désormais prises en compte dans les projets d'aménagement, notamment celle de la gestion des déchets – avec pour conséquence de favoriser les entreprises qui, dans le cadre d'un appel d'offres, proposent les meilleures solutions en la matière.
Cette question sera transmise par écrit à la LPO et aux autres associations travaillant sur la question de la biodiversité, de façon à ce que nous disposions d'une réponse argumentée.
Madame, monsieur, je vous remercie d'être venus éclairer les travaux de notre Commission.
La séance est levée à 9 h 25