L'audition débute à neuf heures trente.
Les auditions de ce matin sont au coeur du sujet de notre commission d'enquête : nous disposons de la capacité de prolonger la durée de vie des centrales nucléaires, mais quel en est le prix et quel niveau de sûreté complémentaire peut-on atteindre ? Pour répondre à ces questions, nous sommes heureux d'accueillir M. Pierre-Franck Chevet, président de l'ASN et habitué de cette commission, et M. Jacques Repussard, directeur général de l'IRSN.
Faut-il aborder le thème du parc globalement ou centrale par centrale ? Je constate que l'ASN s'exprime séparément sur chaque réacteur. Pourriez-vous éclairer notre commission sur le contenu du programme d'investissement industriel complexe annoncé par EDF et connu sous le nom de « grand carénage » ? Qu'en attend-on en termes de sûreté et de compétitivité de l'outil, celle-ci se mesurant par le rapport entre les coûts d'investissement et de production et le profit tiré du fonctionnement ? Le grand carénage se superpose à l'ensemble des dispositions prises après l'accident de Fukushima, les réflexions sur ce programme étant bien antérieures à la catastrophe ayant eu lieu au Japon. Monsieur le président de l'ASN, votre prédécesseur avait émis plusieurs recommandations pour mettre en oeuvre des investissements relevant davantage de la gestion de crise que de la sûreté des centrales. Ils représenteraient 10 milliards d'euros qui viendraient s'ajouter aux 55 milliards estimés pour le grand carénage. Nous avons besoin que vous nous apportiez une évaluation financière de ces projets.
Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Pierre-Franck Chevet et M. Jacques Repussard prêtent serment.)
Comme l'a indiqué M. le président, cette audition est primordiale pour notre commission qui cherche à déterminer la capacité d'investissement dans les réacteurs nucléaires. Le Parlement doit être éclairé, quelques mois avant de prendre des décisions sur la stratégie énergétique de la France.
On ignore ce que l'expression « grand carénage » recouvre exactement, et l'on souhaiterait que vous nous dévoiliez son contenu précis. Ces investissements sont-ils indispensables pour que les réacteurs atteignent une durée de vie de quarante ans ou pour qu'ils soient prolongés au-delà de cette limite ? Dans ce dernier cas, seront-ils suffisants ?
Le processus des troisièmes visites décennales des réacteurs de 900 MW a été lancé : la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire (TSN) entraîne-t-elle des modifications pour les visites des réacteurs de 1 300 MW ?
Pourriez-vous nous décrire les suites données aux évaluations complémentaires de sûreté ? Après l'accident de Fukushima, l'IRSN et l'ASN ont émis environ mille recommandations – que vous avez précisées ces dernières semaines – pour les réacteurs nucléaires et pour les installations d'Areva. Libération a rapporté l'existence d'un conflit entre l'IRSN et EDF, la seconde ayant formulé des préconisations que votre Institut, monsieur Repussard, aurait jugées non conformes, avant qu'un accord n'ait été trouvé. Qu'en est-il exactement ?
L'exploitant a affirmé que la mise en oeuvre de vos recommandations coûterait 10 milliards d'euros, dont 5 milliards sont déjà prévus dans le grand carénage. Partagez-vous cette évaluation et celle sur le coût total de 55 milliards d'euros ?
La poursuite du fonctionnement des réacteurs au-delà de quarante ans n'est pas acquise, et des sujets de sûreté cruciaux doivent être traités.
L'éventuel prolongement au-delà de quarante ans nourrit d'importantes interrogations, car les centrales ont été conçues pour cette durée et certains composants irremplaçables peuvent souffrir de vieillissement. Nous examinerons donc la question de l'allongement au regard des critères de sûreté de troisième génération, applicables à l'EPR de Flamanville. L'alternative, dans le domaine du nucléaire, consisterait à construire de nouveaux réacteurs qui seraient fabriqués selon les standards de sûreté les plus récents, qui sont ceux de la troisième génération. L'Europe partage cette exigence, au contraire des États-Unis qui se fixent comme objectif la conformité aux standards initiaux, qui datent de plus de quarante ans.
Un premier rendez-vous – la visite de contrôle initial (VCI) – a lieu trente-six mois après le démarrage de la centrale, les échéances décennales courant à partir de cette date. Parallèlement, la loi de 2006 a introduit la procédure de réévaluation de sûreté qui peut donner lieu à des prescriptions pour l'améliorer. Plutôt que de quarante ans, il conviendrait donc de parler de quatrième visite décennale.
La question de M. le président portait plutôt sur le décalage de calcul entre la France et les États-Unis. À ma connaissance, les Américains commencent à faire courir le délai « au premier béton », dès le début de la construction de la centrale, alors que les Français prennent la première divergence comme point de départ, l'écart entre les deux méthodes s'élevant tout de même à dix ans.
Au-delà de cette différence d'une dizaine d'années, les Américains s'appuient sur une conception différente de la nôtre en termes de normes de sûreté pour le prolongement, puisque ce n'est pas un processus d'amélioration, mais de conformité aux standards initiaux qui est privilégié.
Les cuves des réacteurs sont irradiées pendant le fonctionnement des centrales, ce qui peut fragiliser les aciers. Il y aura lieu de se pencher sérieusement sur cette question si nous décidons d'aller au-delà de quarante ans. Toutes les cuves du parc nucléaire français ne se trouvent pas dans le même état. Celle de Tricastin 1 présente des défauts – rendus publics –, et nous avons fixé, à l'issue de la troisième visite décennale de ce réacteur, un rendez-vous intermédiaire au bout de cinq ans.
Les enceintes doivent également faire face au vieillissement : ainsi, la centrale de Belleville a rencontré des problèmes de qualité de béton pour l'enceinte de confinement, qui devront être de plus en plus surveillés au fur et à mesure que les années passeront.
Dans une lettre publique du 28 juin dernier, nous avons dressé la liste de nos préoccupations : y figuraient la sûreté des piscines de stockage du combustible – sur laquelle l'accident de Fukushima a attiré notre attention –, la capacité à refroidir l'enceinte en cas d'accident grave – qui doit être renforcée pour les dispositifs de deuxième génération – et le récupérateur de coeur fondu, qui existe pour l'EPR, mais pas dans l'actuelle génération de réacteurs.
Ce sont ces raisons qui nous conduisent à affirmer que la poursuite du fonctionnement n'est pas acquise à ce jour.
Nous avons prévu deux séminaires de discussion avec l'exploitant d'ici à la fin de ce semestre, ces rencontres n'étant que le début du processus d'examen des propositions d'EDF. Après l'avis technique de l'IRSN, les groupes permanents d'experts se réuniront pour formuler une opinion technique ; nous ouvrirons ces groupes à la société civile et aux experts étrangers. Nous pourrons ainsi émettre un premier avis en 2015, et l'avis final – portant sur l'ensemble des aspects ou sur ceux partagés sur les différents réacteurs – pourrait être rendu en 2018 ou en 2019. Enfin, nous nous prononcerons sur chaque réacteur en tenant compte des spécificités de chaque site.
L'ASN dispose-t-elle d'un tableau de l'ensemble des réacteurs évaluant les fragilités de chacun d'entre eux ? Si l'on vous demandait de fermer un réacteur, pourriez-vous indiquer lequel doit l'être en premier ?
Nous avons bien entendu des tableaux décrivant les installations, mais ils ne permettraient pas de répondre clairement à votre question, car les examens restent à effectuer.
À côté de la sûreté de la conception du réacteur, il convient de surveiller avec la même attention la qualité de son exploitation.
Le rendez-vous des quarante ans est primordial pour la sûreté et il doit donner lieu à une participation renforcée du public.
Il représente, par ailleurs, une charge de travail hors du commun pour EDF et pour l'ASN et son appui technique. EDF rencontre des difficultés pour gérer les arrêts de tranche et les opérations de maintenance qu'ils exigent, alors que le rendez-vous du grand carénage et, éventuellement, la mise en oeuvre des recommandations émises après Fukushima et la prolongation au-delà de quarante ans sont devant nous. Cette situation pose la question de la capacité à faire face à ces défis.
Je ne connais pas le détail du programme du grand carénage. Au début de l'année 2012, EDF estimait le coût total à 55 milliards d'euros et nous avions fixé les premières grandes prescriptions de principe. Nous les avons affinées depuis cette date à la suite de discussions très serrées – comme c'est l'usage – avec l'exploitant. Deux éléments nouveaux se sont produits : nous n'avons pas retenu la solution proposée par EDF sur les moyens d'éviter la fusion du coeur et nous lui avons demandé d'emprunter une autre voie ; nous avons insisté pour qu'un système additionnel protège l'enceinte en cas de fusion et nous avons eu des échanges complexes sur le niveau de séisme auquel devait résister ce système complémentaire du noyau dur. Le déploiement de ces opérations entraînera un coût supplémentaire, même si j'ignore s'il pourra être inclus dans le chiffre actuellement avancé par EDF. L'éventuelle prolongation de la durée de vie des réacteurs modifiera également le coût final.
Disposez-vous de capacités d'analyse financière ? Si seul l'opérateur peut produire des chiffres, il est difficile de les confronter !
La tutelle financière n'est pas exercée par l'ASN, dont la mission est d'assurer celle du contrôle de la sûreté.
Oui, la CRE intègre nos recommandations.
Les troisièmes visites décennales des réacteurs de 1 300 MW suivront la même procédure que celles de 900 MW, même si les aspects techniques peuvent diverger du fait des différences de nature des enceintes et de puissance.
Non. La procédure habituelle a été suivie dans les discussions avec l'exploitant pour les évaluations complémentaires de sûreté post-Fukushima : un avis de l'IRSN a été soumis au groupe permanent d'experts et, après des discussions âpres, une décision a pu être prise en janvier dernier.
Avec la troisième génération de réacteurs, nous disposons de réserves pour 130 ans, mais de plus de 5 000 ans avec la quatrième génération. Il n'existe pas, pour le moment, de solution durable et fiable en ce qui concerne les énergies alternatives, les dépenses liées à l'éolien, au photovoltaïque et à l'hydraulique s'avérant en outre élevées. Le Conseil d'État devra rapidement se prononcer pour dire s'il est normal que ces technologies soient subventionnées.
Les réacteurs de troisième génération sont d'un coût modéré, mais la durabilité du combustible est trop limitée, et la sécurité de fonctionnement se révèle moyenne, même si les perspectives de secousses sismiques près de nos centrales restent faibles.
Je m'interroge sur la transition énergétique, car nous la mettons en oeuvre sans disposer de solutions définitives et viables ; je suis donc convaincu que la transition s'opérera vers le nucléaire et qu'il faut s'appuyer sur cette filière pour la mener à bien. Quelle est la durée de vie de la troisième génération ? Quand pourrait-on disposer de la quatrième génération ? En prenant en compte la situation géographique de la France, pensez-vous que notre pays sera capable d'augmenter la sûreté ? Vos réponses sont attendues pour éclairer le débat et la décision politiques.
Du point de vue de l'IRSN, certains des cinquante-huit réacteurs actuels du parc nucléaire continueront de fonctionner pendant un certain nombre d'années, car nous avons besoin de cette source d'énergie électrique et parce que la sûreté est considérée, à la suite du bilan réalisé après l'accident de Fukushima, comme bonne. Néanmoins, nous ne pouvons pas totalement exclure l'occurrence d'un accident très grave.
Comment éviter la survenue d'un accident avant la fin de cette exploitation ? Tout d'abord, en améliorant la conception des installations. Tel est le but des évaluations complémentaires de sûreté et des visites décennales. Ensuite, il convient de veiller à ce que l'exploitation soit conforme au cahier des charges et aux meilleures pratiques existantes, notamment au suivi de l'obsolescence de certains équipements, qu'ils soient remplaçables ou non. La sécurité, autrefois conçue pour éviter le vol de matières nucléaires, est maintenant pensée pour prévenir des actes de sabotage ou de terrorisme pouvant entraîner des accidents nucléaires majeurs.
Il convient également d'évaluer si la filière nucléaire dispose des ressources humaines et financières pour gérer l'ensemble des charges d'exploitation comprenant de nouvelles règles en matière de sécurité. Enfin, nous devons nous demander si le pays peut gérer une crise nucléaire en la circonscrivant, le degré de maîtrise d'un incident nucléaire par l'État ayant de fortes conséquences, y compris financières. Il faut savoir que, si l'on impose trop d'exigences à EDF, l'opérateur pourrait être conduit – par manque d'ingénieurs, par exemple – à détériorer les conditions d'exploitation.
Lorsque le Parlement et le Gouvernement auront défini des orientations, il conviendrait qu'une enceinte nationale puisse traiter de l'ensemble des sujets, qu'ils soient économiques, financiers, relatifs à la sûreté ou à l'ensemble de la filière nucléaire, car l'actuelle fragmentation nourrit les divergences de vues entre Areva, EDF et le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). La situation actuelle n'est pas optimale et risque de peser à terme sur la sûreté nucléaire. Les experts techniques peuvent éclairer les débats, mais ne peuvent pas décider.
Les décisions d'augmentation des investissements dans les réacteurs les plus anciens ne se prennent pas rapidement : on vient seulement d'arrêter celles liées aux conséquences de l'accident de Fukushima, trois ans après sa survenue ; leur mise en oeuvre nécessitera une dizaine d'années. Il ne faut donc pas oublier que la prolongation du parc induit des modifications substantielles d'équipements qui exigeront un travail d'une à deux décennies pour vingt ans d'exploitation supplémentaire. Ces contraintes posent la question de la construction de nouveaux réacteurs en fonction de l'équation énergétique du pays.
L'IRSN ne réalise pas d'études économiques, mais nous avons dû nous pencher sur le coût d'un accident – analyse simple et non intrusive des comptes d'EDF. Nous en avons conclu qu'il y avait là un déficit du système national de maîtrise de nos politiques énergétiques, car aucun organisme n'effectuait une telle expertise indépendante. Néanmoins, ne nous focalisons pas uniquement sur la question financière, car celle de la limite des ressources humaines s'avère également primordiale. EDF sera confrontée – comme l'IRSN à une échelle plus modeste – à des problèmes de renouvellement de génération, les départs à la retraite induisant la disparition de savoir-faire anciens qui devront être renouvelés. L'IRSN avait d'ailleurs rendu, l'année dernière, un avis dans lequel il insistait sur la nécessité de conserver des marges de production importantes : notre pays ne doit pas se retrouver dans une situation catastrophique où il devrait choisir entre les lumières allumées et la sûreté nucléaire.
Les conflits entre l'IRSN et EDF sur les évaluations complémentaires de sûreté remontent à un an, car notre rapport, s'il vient d'être publié, date de la fin de l'année 2012. À cette époque, notre réflexion divergeait de celle d'EDF, puisque nous avions montré, grâce à notre simulateur, que sa proposition de procédures de gestion d'un incident dans un réacteur n'abaissait pas suffisamment la probabilité d'une fusion du coeur. EDF a reconnu cette faille et a modifié son plan, ce qui n'a été possible que grâce aux moyens d'expertise technique dont dispose l'IRSN et au dialogue normal que l'Institut nourrit avec EDF.
Vous avez beaucoup insisté sur les ressources humaines : peut-on maintenir les compétences sans renouvellement et sans prolongation du parc ?
D'autre part, quelle est la probabilité que les scénarios catastrophes que vous avez élaborés se réalisent ?
S'agissant des questions relatives aux réacteurs de troisième et quatrième générations, j'apporterai plus de réponses lors de l'audition de la semaine prochaine. Il reste des incertitudes relatives à la sûreté pour la quatrième génération. Le projet ASTRID, lointain successeur du Superphénix, doit permettre un progrès, mais il subsiste des zones d'ombre dans les propositions et les démonstrations effectuées par le CEA. Des décisions de principe doivent encore être prises : le réacteur ASTRID est-il un prototype ou la tête de série d'un futur parc de quatrième génération ? Cette question dépasse la seule sûreté nucléaire et englobe le sujet de la stratégie industrielle et énergétique, les lieux pour traiter de ce thème restant aujourd'hui insuffisamment organisés.
La troisième génération apporte, pour l'EPR, des améliorations certaines de sûreté, notamment grâce à la prise en compte, dès la conception, de la possibilité d'accidents de fusion du coeur. Mais la conception de l'EPR a une vingtaine d'années et il doit aujourd'hui être possible d'optimiser le coût de certains de ses éléments. En même temps, il convient de réfléchir à la question de la puissance : on constate que les réacteurs de 1 000 MW sont ceux qui répondent le mieux aux besoins à l'export, si bien que l'on peut se demander s'il est bien opportun que la filière industrielle française se singularise en continuant de fabriquer des réacteurs de puissance plus élevée. Sur toutes ces questions, qui n'ont pas été instruites, il est impossible d'émettre des recommandations tranchées.
Si notre commission d'enquête ne débouche pas sur une synthèse équilibrée des risques, des coûts et des conséquences, les informations que nous aurons rassemblées encourageront les prises de position partisanes et passionnelles. Ainsi, notre rapporteur cherche à exploiter médiatiquement certaines phrases coupées de leur contexte et éloignées du problème global que constitue le défi énergétique, si important pour l'avenir économique et social de notre pays.
Messieurs les experts, il est important de revenir sur la démarche qui a accompagné les progrès réalisés dans l'histoire et qui repose sur le rapport entre les bénéfices et les risques. Or je n'entends pas souvent la prise en compte de ce paramètre dans les exposés effectués devant notre commission, alors que nous en avons besoin du fait de notre ignorance de ces questions. Le point d'équilibre est fondé sur la sûreté nucléaire – élément le plus important –, sur l'approvisionnement énergétique et sur la capacité financière de la nation à assumer le coût de programmes qui s'étendent sur plusieurs décennies.
L'histoire a montré, notamment en 1997, que, lorsque des décisions politiques sont prises en matière d'énergie sans étude d'impact, elles sont souvent contraires aux intérêts supérieurs du pays et à la place de la France dans cette filière essentielle de l'électronucléaire – qui reste prépondérante dans le monde, même si certains s'emploient à la faire disparaître.
Monsieur le président, vous avez évoqué la probabilité de certains scénarios catastrophes : nous souhaiterions que les experts répondent à votre question en insistant sur le rapport entre les bénéfices et les risques. C'est à eux qu'il revient d'éclairer les politiques, pour que ceux-ci puissent assumer les décisions qu'ils arrêtent.
Je souhaiterais tout d'abord émettre une réclamation, monsieur le président, car c'est avant-hier soir, seulement, que j'ai reçu une invitation de M. Denis Baupin, rapporteur de notre commission, à assister à un entretien prévu cet après-midi. Cette manière de procéder est assez cavalière.
Monsieur le président, le bureau de l'Assemblée nationale a décidé une interruption des travaux de notre assemblée pendant plusieurs semaines, mais la commission d'enquête va poursuivre les siens, ce qui posera un problème pour certains membres de la commission. Pourriez-vous demander au bureau et au président de l'Assemblée nationale d'étudier s'il est possible d'accorder une dérogation à la procédure classique qui interdit à une commission d'enquête de mener ses travaux au-delà de six mois ? Nous ne voudrions pas imaginer que certains profitent de la situation pour prendre une part plus importante dans l'orientation des questions posées et débattues avec les experts invités par la commission.
Je prends acte de votre demande, monsieur Accoyer ; vous connaissez bien le fonctionnement de cette maison pour l'avoir présidée et les contraintes de délai attachées aux commissions d'enquête. Une dérogation est peut-être possible et je relaierai votre requête, mais le rapporteur et moi avons tout mis en oeuvre pour ne pas amputer le temps de travail dont nous disposons ; nous avons ainsi prévu des réunions pendant la période où la séance publique est suspendue.
Monsieur Repussard, quel est le rôle de l'IRSN vis-à-vis de l'ASN ? On nous a expliqué que l'Institut assurait une fonction d'appui technique à l'ASN : est-ce exact ?
Vous remplissez une mission d'expertise, indépendamment des industriels. Quelle est votre évaluation du niveau de sûreté des centrales en France ? L'ASN a autorisé la poursuite d'exploitation pour dix ans supplémentaires des deux réacteurs du centre nucléaire de production d'électricité (CNPE) de Fessenheim. Les mesures prises à la suite de l'accident de Fukushima y sont mises en oeuvre ou en passe de l'être : quelle est votre appréciation de la situation sur ce point à Fessenheim ?
Monsieur Sordi, je suis désolé de l'arrivée tardive de cette invitation, mais je vous confirme que je compte bien exercer les compétences liées à la fonction de rapporteur pendant l'ensemble de la durée de cette commission d'enquête – y compris durant l'interruption des travaux, d'autant plus que, étant opposé au cumul des mandats, je ne suis pas candidat aux élections municipales. Je ferai en sorte que tous les membres de la commission soient informés des entretiens que j'organiserai. Par ailleurs, je serai le premier à être heureux d'obtenir un allongement de la durée de la commission d'enquête.
Monsieur Accoyer, une audition spécialement consacrée à l'accident est prévue ; cela nous permettra de bénéficier de plusieurs éclairages sur les risques et les conséquences d'un accident – l'IRSN a d'ailleurs effectué un travail remarquable sur ce sujet.
M. Chevet et M. Repussard ont insisté sur l'adéquation entre les préconisations émises en matière de sûreté et les moyens de les mettre en oeuvre : quelles sont, par rapport au référentiel existant, les marges envisageables de diminution de la sûreté pour répondre aux souhaits de l'exploitant ?
Monsieur Chevet, existe-t-il une alternative à l'installation d'un récupérateur de corium qui apporterait le même niveau de sûreté que ce qu'il apporte à l'EPR ? En effet, ce récupérateur peut avoir des conséquences importantes pour le réacteur.
S'agissant du calendrier que vous avez évoqué et qui s'étale de 2015 à 2019, le Gouvernement et le Parlement prendront des décisions sur la stratégie énergétique du pays dans les mois qui viennent. Si des responsables politiques vous demandaient, demain, s'il est envisageable de prolonger l'activité des réacteurs au-delà de quarante ans, quelle serait votre évaluation ? Quelle est la proportion des réacteurs qui pourraient continuer de fonctionner : 10 %, 25 %, 50 % ou plus ? J'ai bien conscience que la question est complexe, mais nous avons besoin d'être éclairés.
Monsieur le président de l'ASN, en répondant à ces questions, pourriez-vous mobiliser l'exemple de la Suisse, qui a autorisé l'une de ses centrales à fonctionner plus de quarante ans ?
L'expression « quatrième génération » est source de confusion. Elle représente en réalité une avancée en termes de gestion et de recyclage des déchets, et non en matière de sûreté. C'est la troisième génération qui avait marqué un progrès dans ce domaine. Cependant, pour l'ASN, il faut faire en sorte que la quatrième génération – notamment le prototype ASTRID – permette également une amélioration de la sûreté par rapport aux générations précédentes. Son déploiement industriel pourrait se faire dans plus de vingt ans, en 2040 ou 2050, et il est difficile d'imaginer que, d'ici là, les référentiels de sûreté n'auront pas évolué. Comme le disait Jacques Repussard, il faut résoudre des problèmes techniques majeurs – notamment si l'on retient une option comprenant du sodium – en matière de contrôle et de réparation en service, et de passage du sodium à l'eau. La loi envisage la construction d'un prototype à l'horizon de 2020, qui permettrait de tester les améliorations de sûreté.
Le CEA préfère que les réacteurs de la quatrième génération soient au sodium. Mais d'autres types de réacteurs de quatrième génération sont conçus dans le monde et certains d'entre eux disposent de caractéristiques de sûreté plus prometteuses. Nous souhaitons donc que des études reposant sur ces comparaisons soient effectuées et nous avons mis en place un groupe permanent sur ce sujet, qui rendra ses conclusions à la fin du premier semestre de 2014. Il est logique que nous pensions à continuer de fabriquer des réacteurs à neutrons rapides, mais il ne faut pas refuser d'examiner d'autres types de réacteurs.
S'agissant de la pondération entre les bénéfices et les risques, la France a toujours été prudente vis-à-vis de l'approche probabiliste – même si elle l'utilise et la perfectionne –, au contraire des États-Unis qui l'utilisent beaucoup. Cette méthode s'avère précieuse pour les événements de faible portée mais à probabilité élevée – comme le dysfonctionnement d'une vanne –, et qui peuvent entraîner une succession de petits incidents pouvant provoquer un accident majeur. Elle se révèle beaucoup moins efficace lorsque l'accident résulte, comme à Fukushima, d'une agression puissante, mais à très faible probabilité, qui débouche sur un accident grave. Après la catastrophe japonaise, nous n'avons donc pas mené d'analyse probabiliste, mais nous avons étudié les fondamentaux permettant de protéger un réacteur, notamment la capacité de disposer d'électricité alimentant des pompes à eau.
Absolument, mais les assurances travaillent sur des risques récurrents que l'on peut estimer avec précision.
Monsieur le rapporteur, le récupérateur de corium a été mis en place pour les réacteurs de troisième génération, et cette question s'inscrit dans celle de la prolongation de la durée de vie. EDF peut proposer de maintenir un récupérateur de corium – qui vise à arrêter la traversée du plancher du bâtiment à réacteur et à refroidir le coeur –, mais peut également élaborer des solutions alternatives. Nous avons enjoint à EDF d'étudier la possibilité de créer une enceinte géotechnique autour du réacteur afin que, dans le cas d'une traversée du réacteur, la pollution des nappes souterraines soit contenue ; une telle protection pourrait être un complément du récupérateur de corium et pas forcément une alternative à celui-ci.
Dans le processus français de prolongation de la durée de vie des centrales, des experts étrangers viendront nous assister dans les groupes permanents : nous pourrons ainsi bénéficier de leur expérience.
Les études n'ont pas encore été réalisées et, en tant que responsable d'une autorité de sûreté, je ne me lance pas dans les paris. Une première série de discussions avec EDF aura lieu dans quelques mois ; elles ne déboucheront pas sur une solution définitive, mais je pense que les jugements sur la prolongation seront différents selon les réacteurs.
Monsieur Sordi, l'IRSN a une mission d'appui technique à la prise de décision, et, dans le cadre de cette fonction, nos interlocuteurs principaux sont l'ASN et le ministère de la défense – notamment le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) – pour le nucléaire militaire, mais nous avons également des relations avec le ministère du travail qui a des responsabilités en matière de radioprotection. Après saisine, nous remettons des expertises à ces demandeurs.
Nous consacrons 40 % des ressources de l'Institut à la réalisation de travaux de recherche destinés à faire progresser la sûreté nucléaire grâce à une expertise indépendante et performante. Seul l'IRSN doit décider de la nature de ces études, les industriels et l'administration ne devant pas nous passer de commandes dans ce champ de notre activité.
Nous assurons également la surveillance radiologique du territoire et l'exposition des Français au rayonnement ionisant, dont l'origine est naturelle et médicale, la population ne pouvant subir une irradiation provenant de l'industrie nucléaire qu'en cas d'accident.
Maintenant que les travaux d'épaississement du plancher du réacteur sont achevés, l'IRSN considère que l'état de sûreté des deux réacteurs de Fessenheim ne diverge pas de celui des autres réacteurs du parc. L'IRSN publie chaque année un rapport qui montre que la sûreté d'exploitation des réacteurs français est bonne – et au moins aussi performante que dans les autres pays –, même si nous devons toujours chercher à nous améliorer, le risque d'un accident grave étant très faible, mais non nul. En revanche, il existe des tensions dans certains sites, et la surcharge de travail pour l'exploitant, les équipes d'ingénierie, les commanditaires, les sous-traitants et les fournisseurs entraîne un allongement des délais de maintenance. Or les décisions de renouvellement des autorisations vont nécessiter beaucoup de travail supplémentaire dans les prochaines années. Il faut donc parvenir à un compromis qui permette de faire davantage en termes de sûreté, sans imposer à ceux qui font fonctionner le système nucléaire des demandes exorbitantes qui constitueraient un stress supplémentaire et pourraient, in fine, déboucher sur une diminution de la sûreté.
Monsieur le président de l'ASN, confirmez-vous ou infirmez-vous les propos de M. le directeur général de l'IRSN ?
Nous devons porter une attention particulière à notre capacité industrielle à accroître la sûreté, car il faut absolument que les améliorations puissent être effectuées correctement. Rien ne serait plus dangereux que de penser pouvoir se reposer sur un système de sûreté qui s'avérerait défaillant. Si la mise en oeuvre de changements de qualité se révélait trop longue, il faudra s'interroger sur l'opportunité de cette option. Comme l'affirme M. Repussard, il convient d'être attentif à la fois à la prescription théorique et à la possibilité de la déployer efficacement et dans des délais satisfaisants.
Monsieur Repussard, je vous remercie d'avoir rappelé que le risque zéro n'existait pas.
Monsieur Chevet, vous avez affirmé que, à ce stade, la quatrième génération de réacteurs n'apportait pas d'amélioration dans le domaine de la sûreté, mais la résolution – même partielle – du problème des déchets n'y participe-t-elle pas ?
Le réacteur de quatrième génération sera-t-il un prototype ? Superphénix a été un réacteur expérimental, mais il a été fermé par le Gouvernement de Lionel Jospin, sous pression des Verts suisses ; on a ainsi refusé d'aller plus loin dans le domaine de la recherche. Or innover exige d'imaginer, de concevoir et de construire un prototype, et l'on assiste actuellement à un mouvement d'opposition à la recherche, incarné par le refus de la mise en oeuvre de l'article 2 de la loi du 13 juillet 2011, qui prévoit l'installation d'une commission indépendante chargée de découvrir de nouvelles techniques de prospection de gaz de schiste.
Monsieur Repussard, quelles sont les victimes actuelles – médicalement diagnostiquées – de Fukushima ? Ce réacteur, construit dans l'une des zones du monde les plus sismiques, possède-t-il un équivalent sur le territoire français ?
Quel travail les différentes autorités de sûreté nucléaire conduisent-elles au plan international ?
Monsieur le président Accoyer, je vous remercie pour vos questions, mais leur champ est trop large pour qu'elles soient traitées rapidement. Vous pourrez les réitérer lors des prochaines auditions consacrées au risque et à la quatrième génération. Si vous deviez être absent, je m'engage à les relayer.
Nous vous remercions, messieurs, d'être venus répondre à nos questions. Nous nous reverrons à l'occasion des séances consacrées au risque et aux troisième et quatrième générations de réacteurs.
L'audition s'achève à onze heures.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire
Réunion du jeudi 20 février 2014 à 9 h 30
Présents. - M. Bernard Accoyer, M. Christian Bataille, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Denis Baupin, M. Yves Blein, M. François Brottes, Mme Sabine Buis, Mme Françoise Dubois, M. Jean-Pierre Gorges, Mme Frédérique Massat, M. Patrice Prat, M. Michel Sordi
Excusés. - M. Philippe Baumel, Mme Sandrine Hurel, Mme Sylvie Pichot, M. Franck Reynier