La séance est ouverte à neuf heures trente-cinq.
Je remercie M. Guéhenno d'avoir répondu à notre invitation. Les travaux de la commission chargée de l'élaboration du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, à laquelle nos collègues Christophe Guilloteau et Eduardo Rihan Cypel ont, comme moi-même, la chance de participer, suscitent beaucoup d'attente au sein de la commission de la défense nationale et des forces armées. En effet, les conclusions du Livre blanc se traduiront par une loi de programmation militaire devant répondre aux enjeux des quinze à vingt années à venir.
Dans le cadre des réflexions préalables à la rédaction du Livre blanc, notre commission organisera d'autres auditions : après M. Michel Foucher, directeur à l'IHEDN hier matin, nous entendrons au cours des prochaines semaines le général Georgelin, ancien chef d'état-major, Mme Anne Lauvergeon pour les aspects industriels, M. Louis Gallois, ancien président d'EADS, M. Pierre Vimont, secrétaire général exécutif du Service européen pour l'action extérieure (SEAE) placé sous l'autorité de Mme Catherine Ashton, et, outre M. Francis Delon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), Sir Patrick Ricketts, ambassadeur du Royaume-Uni en France, et le docteur Wolfgang Ischinger, président de la Conférence de Munich pour les politiques de sécurité, également membres de la commission du Livre blanc.
Mais aujourd'hui, la parole est à vous, monsieur Guéhenno.
La rédaction d'un Livre blanc doit être l'occasion d'un débat approfondi sur notre défense nationale afin que la Nation s'approprie cette feuille de route. Comme la méthode fait partie du fond, je suis favorable à ce que transparence et ouverture caractérisent les travaux de la commission. Par ailleurs, le fait que ce Livre blanc s'inscrive dans un contexte de forte contrainte financière ne doit pas nous conduire, en nous centrant sur le court terme, à perdre de vue la perspective stratégique.
Le point de départ de notre réflexion doit être la compréhension du monde tel qu'il est et non tel que nous aimerions qu'il soit. La lettre de mission du Président de la République fixe les paramètres cadrant nos travaux. Ainsi, nous devons prendre en compte le contexte mondial marqué par la crise économique et financière. La précédente loi de programmation a été adoptée avant ce choc et nous devons tirer les leçons de ce changement.
Les printemps arabes peuvent tourner en tragédie – j'ai pu le constater, en Syrie, aux côtés de M. Kofi Annan – mais ils suscitent également une forte espérance. Ils constituent un tournant stratégique dans notre environnement, dont il est difficile de déterminer si l'impact sera supérieur à la chute du Mur de Berlin. Sur le front Est, nous avons su accompagner le mouvement et construire une Europe qui est aujourd'hui dans une bien meilleure situation qu'en 1988. Pour le front Sud, qui nous est si proche, nous devons prendre en compte, comme nous y a invité le Président de la République, toutes les dimensions des bouleversements qui sont à l'oeuvre.
Le Président de la République a confirmé le maintien de notre outil de dissuasion nucléaire comme socle de la sécurité de la France. Sans remettre cette orientation en cause, la commission pourra réfléchir à la meilleure articulation de la dissuasion avec les autres éléments de notre défense.
La relance de l'Europe de la défense, dans laquelle s'inscrit notre sécurité, constitue un autre impératif posé par le Président de la République. Après l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, une certaine fatigue institutionnelle a saisi l'Europe, puis la crise a surgi et les questions économiques et financières mobilisent actuellement toutes les attentions. Cela ne doit pas conduire à l'oubli du substrat politique de la construction européenne.
Notre commission a la chance de pouvoir s'appuyer sur le Livre blanc de 2008, fruit d'un travail approfondi dont beaucoup d'éléments restent pertinents. Un équilibre doit donc être trouvé entre la reprise de certaines réflexions et de nouvelles analyses rendues nécessaires par l'accélération du changement.
Depuis 2008, la France a participé à plusieurs opérations d'envergure. Nos armées ont fait preuve de courage et de professionnalisme en Côte d'Ivoire, en Afghanistan et en Libye. Les « retours d'expérience » peuvent alimenter concrètement notre réflexion. Les conflits de demain ne seront pas la répétition de ceux que nous venons de connaître, mais nous devons tirer les enseignements de ces engagements. Nous avons commencé d'entendre les militaires qui ont participé à ces opérations.
La méthodologie retenue est aussi d'ouvrir la commission du Livre blanc à nos alliés européens et non-européens. Un Britannique et un Allemand en sont membres. Cela illustre notre conviction que notre sécurité est liée à celle de nos partenaires proches. Les travaux se déroulent en bonne intelligence : tout en comprenant qu'ils ne peuvent assister à l'ensemble des discussions, ces personnalités apportent leur contribution à la réflexion collective et font connaître les points de vue de deux pays sans lesquels il est difficile de faire progresser l'Europe de la défense. Le Livre blanc, une fois adopté, donnera un message aux Français mais il sera lu au-delà de nos frontières. Il pourrait ainsi avoir une vertu pédagogique, en contribuant à amener progressivement nos partenaires européens à une vision partagée des enjeux stratégiques du continent et de la réponse qu'il convient de leur apporter. L'Europe n'est pas la solution immédiate aux problèmes qu'il nous faut affronter mais elle peut en être un élément à moyen et long terme. Nous avons déjà entendu le président de la sous-commission de sécurité et de défense du Parlement européen, M. Arnaud Danjean ; nous entendrons bientôt des membres des groupes Weimar et Weimar plus ainsi que des acteurs allemands, britanniques, italiens et polonais de l'industrie de la défense. Nous intégrerons aussi dans notre réflexion les conclusions de la mission d'évaluation des suites de la réintégration de la France dans l'OTAN confiée à M. Hubert Védrine par le Président de la République.
L'ouverture internationale de la commission sur le Livre blanc ne se limite pas à l'Europe. Un des atouts de la France réside dans sa capacité à développer des relations et des partenariats avec de nombreux pays dont les pays émergents. J'ai invité à venir nous éclairer des représentants de l'Inde, du Brésil, de Singapour, de la Russie, ainsi que le commissaire pour la paix et la sécurité de l'Union africaine - en Afrique, tout engagement devra à l'avenir être conçu en partenariat avec les acteurs locaux et, notamment, l'Union africaine. En outre, pour sortir du cadre formel des auditions, j'ai participé, à Brest, à l'Université d'été de la défense, et nous nous apprêtons à organiser avec l'Institut d'études politiques de Paris un colloque sur les stratégies européennes ; j'espère la participation de parlementaires.
Sept groupes de travail ont été constitués pour démultiplier l'action de la commission. Le premier étudie le contexte stratégique, le deuxième réfléchit aux cadres de l'action, le troisième est centré sur la sécurité nationale, notion qui doit être clarifiée. Le quatrième, fermé, traite du renseignement. Le cinquième examine les contrats opérationnels ; le séminaire que nous organisons samedi prochain contribuera à préciser cette question. Le sixième groupe analyse les enjeux des industries de défense ; il se penche sur l'évolution technologique et réfléchit à ce que doit être le rôle de l'État pour maintenir une base industrielle et technologique de défense qui, outre qu'elle a une forte incidence pour notre économie et nos exportations, irrigue par la recherche, au-delà de la défense, la technologie civile. Le septième groupe, co-présidé par un amiral et un préfet, traite des ressources humaines ; alors que les armées sont soumises à des changements en profondeur qui suscitent des inquiétudes, il faut emporter l'adhésion des hommes et des femmes qui devront appliquer le projet dont les orientations seront tracées dans le Livre blanc. Lorsque j'étais chargé des opérations de maintien de la paix des Nations Unies, je voulais être sûr que les personnels étaient fiers des missions qui leur étaient confiées. Pour leur part, les militaires français ont accompli des tâches remarquables, difficiles et périlleuses en Afghanistan. Alors que ces opérations viennent à leur terme, il est nécessaire qu'ils sachent l'existence d'un projet réaffirmant leur rôle au sein de la Nation. C'est ainsi que nous attirerons les meilleurs, ceux dont nous avons besoin.
S'agissant du calendrier, un séminaire d'étape se tiendra à la fin de cette semaine. Au cours de la deuxième moitié du mois de novembre, un rapport intermédiaire validera les hypothèses probables d'engagement, les évolutions à apporter à notre stratégie et les éventuels abandons ou réductions de capacité. Ce travail nous permettra de disposer, mi-décembre, d'un texte en phase d'achèvement afin que le rapport préparatoire au Livre blanc puisse être remis aux autorités de la République dans le courant du mois de janvier. Le Livre blanc pourra ainsi être approuvé par le Conseil de défense et de sécurité nationale puis publié au cours du mois de février.
La question principale qui émerge des réflexions des groupes de travail est la détermination de nos zones d'engagement prioritaires, qu'elles soient immatérielles – la cyberdéfense - ou géographiques. Dans leur dimension territoriale, cela conduit à définir différents degrés d'implication dans les crises selon les régions où elles adviennent. La France ne jouera pas un rôle de leader dans le règlement d'incidents comme ceux qui ont eu lieu récemment entre la Chine et le Japon ; cela ne signifie pas que nous ne devions pas participer à la recherche de solutions. Il nous faut réfléchir au calibrage de notre action, ce qui nous aidera à définir la nature et le volume des capacités militaires que nous pouvons mettre en oeuvre de manière autonome.
Cette question en nourrit d'autres : quelles seront les conséquences d'éventuelles réductions de formats ? Comment assurer une relance pragmatique de l'Europe de la défense ? Quelles sont les mutualisations possibles ? Quelle méthode graduelle peut contribuer à forger une culture de défense commune quand l'histoire et la géographie expliquent le tropisme de la Pologne vers l'Est, celui de l'Espagne, de l'Italie et de la France vers la Méditerranée ? La prise de conscience se fait progressivement que la sécurité ne s'arrête pas aux frontières nationales et que la proximité géographique immédiate n'est pas le seul enjeu ; il faut être pédagogue pour convaincre nos partenaires que la dimension civilo-militaire est un élément possible de la relance européenne.
La dernière décennie a montré que la stratégie militaire ne constitue qu'un élément de la résolution des conflits, les autres étant les opérations de maintien de la paix et de stabilisation ; sous peine d'échec, une articulation est nécessaire avec la dimension civile pour bâtir la confiance en un État. Le défi est difficile à relever, comme le montre la situation en Afghanistan, mais il se présentera à chaque fois que nous serons conduits à nous engager sur des théâtres d'opération où la menace est due à la faiblesse d'un État et non à sa force. Or, il est parfois difficile de convaincre certains de nos partenaires que les deux volets sont complémentaires, et le fonctionnement incertain des institutions européennes en ce domaine entrave la nécessaire pédagogie.
Pensez-vous normal que nous utilisions des fonds étrangers - ceux du Qatar, qui en est richement doté - pour éduquer une partie, sélectionnée sur des critères religieux et ethniques, de la jeunesse de France ? N'est-ce pas un risque majeur pour la sécurité intérieure de notre pays ? D'autre part, la proximité affichée depuis quelques années par la France avec la politique étrangère du Qatar, qui diffère de celle de l'Arabie saoudite, autre puissance à dominante sunnite, ne risque-t-elle pas de limiter l'influence de notre pays auprès d'autres États, notamment ceux du monde chiite, avec lequel il me semble que des contacts devraient être très vite renoués ?
La précipitation dans laquelle doit être rédigé ce Livre blanc et l'annonce de coupes budgétaires à venir ne placent-elles pas vos travaux sous une forte pression financière ? J'aurais préféré que le temps nécessaire soit laissé à la définition d'une stratégie à laquelle on adapterait ensuite les capacités financières. La démarche suivie par la commission du Livre blanc est très intéressante mais je crains, comme les milieux militaires, que cet exercice ait pour seul objectif, en profitant de ce que le corps social militaire est moins vindicatif que d'autres, de limiter nos dépenses de défense, ce qui empêchera la réflexion d'aller à son terme.
J'ai participé à l'élaboration du Livre blanc publié en 2008. Par souci de cohérence, les enjeux financiers ont traversé tout le débat. À l'issue des travaux, 54 000 emplois ont été supprimés, la révision générale des politiques publiques (RGPP) a suivi, et certaines capacités ont été diminuées. Les Livres blancs se succèdent dans un contexte de finances publiques toujours plus dégradé. Des choix devront effectivement être faits puisque la comparaison entre la trajectoire financière de nos objectifs à vingt ans et les engagements financiers arrêtés dans les lois de programmation militaire nous oblige à constater notre incapacité à les atteindre.
Par ailleurs, le ministre est venu nous présenter les chiffres. Ils montrent que le montant du budget 2013 de la défense est identique à celui de 2012. Tous les engagements pris en matière d'investissements sont respectés et les livraisons auront lieu telles qu'il est prévu dans la loi de programmation militaire. Quant aux suppressions d'emplois annoncées, ce sont, ni plus ni moins, celles qui ont été décidées dans la loi de programmation militaire et par la RGPP ; il n'y en a pas d'autres. Je ne saurais donc laisser dire ou penser que des décisions financières ont été prises avant même que les travaux de la commission du Livre blanc soient terminés.
Les éléments financiers que nous connaissons devraient nous inciter à mesurer avec objectivité et responsabilité les enjeux auxquels doit faire face notre pays. Les membres de notre commission partagent une préoccupation commune, celle d'assurer la sécurité de la Nation ; je souhaite que, comme cela a toujours été le cas jusqu'à présent, ce souci partagé permette des débats sereins.
La parole est à M. Guéhenno.
La doxa purement financière, quel que soit le Gouvernement en place, n'est peut-être pas la bonne. Depuis des années, le pays ne fait pas assez d'efforts pour sa défense.
La question relative aux pays du Golfe relève de la politique étrangère, mais elle a des implications évidentes sur notre défense. La stabilité de la région souffre de la forte opposition entre les monarchies sunnites et l'Iran. La politique étrangère de la France tend à limiter cette polarisation pour réduire les risques, mais notre politique de défense doit tenir compte des tensions existantes et de nos engagements dans la région. Notre commission étudiera ces questions.
L'obligation pour la commission de travailler dans des délais très serrés nous incite à aller à l'essentiel. Les militaires sont conscients que nous avons longtemps affiché des ambitions trop élevées par rapport à nos moyens ; la crise financière nous contraint à un exercice de vérité. Les militaires savent que la souveraineté d'un pays est aussi fonction de son indépendance financière et ils sont prêts à contribuer à l'effort collectif. En revanche, ils redoutent des décisions irréfléchies dont le résultat serait de cantonner aux défilés des armées exsangues qu'un saupoudrage de fonds incohérent empêcherait de conduire des opérations. Devant la commission, les militaires font état de leurs difficultés avec beaucoup d'ouverture et de transparence car ils ne se méprennent pas sur le fait que nous avons tous à coeur de sauvegarder un outil important pour la sécurité de la France. Ils souhaitent une réflexion réaliste. Dans ce cadre, mon objectif est que le Livre blanc soit compris par nos compatriotes, qu'il réponde aux menaces auxquelles la France est confrontée et qu'il permette la préservation d'un outil crédible - même si l'on ne peut plus entreprendre aujourd'hui tout ce que nous faisions hier.
Le chef d'état-major des armées, l'amiral Guillaud, est évidemment membre de la commission du Livre blanc. À ma demande, les chefs d'état-major des trois armées y siègent également, et leur contribution aux travaux de la commission est précieuse.
La parole sera successivement à M. Yves Fromion et à M. Joaquim Pueyo, co-rapporteurs d'information de la Commission des affaires européennes sur l'avenir de l'Europe de la défense.
Depuis le dernier Livre blanc, un événement considérable s'est produit avec l'adoption du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, dit traité de Lisbonne. Pour la première fois, un traité européen contenait un chapitre consacré à la défense, dont certaines dispositions ont déjà été mises en oeuvre, comme la création du poste de Haut Représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Je vous ai dit mon étonnement de l'absence de toute mention de ce traité dans la lettre de mission que le Président de la République vous a adressée. C'est un signe fâcheux qui est envoyé à l'Union européenne, même si un Britannique et un Allemand siègent dans la commission que vous présidez – une présence dont les autres pays européens pourraient d'ailleurs prendre ombrage puisqu'ils n'ont pas reçu semblable invitation. Comment corriger cela ? La France doit être allante dans le domaine de la défense européenne. Après que le précédent Premier ministre m'avait confié une mission sur ce sujet, je m'étais rendu compte que nos partenaires souhaitent une initiative de la France. Mais, au lieu de lancer l'impulsion politique attendue de nous, nous donnons l'impression de ne vouloir travailler qu'avec un partenaire et demi - l'Allemagne n'étant pas très active sur le terrain militaire si ce n'est dans la fabrication d'équipements. Comment corriger cela ? Et comment stimuler le développement de la défense européenne ?
Je pense également que le Livre blanc doit être l'occasion pour notre pays de définir et de faire partager sa vision de l'Europe de la défense à un moment où les discussions à vingt-sept restent stériles – il semblerait qu'une majorité d'États-membres aurait tendance à abandonner l'idée d'une politique de défense indépendante pour s'en remettre aux États-Unis. L'éventuelle relance de l'Europe de la défense aurait-elle des conséquences sur le format de nos propres capacités ? Les mutualisations envisageables permettraient-elles des économies ? Enfin, quelles conséquences aurait le développement d'une Europe de la défense sur le fonctionnement de l'OTAN?
Le Président de la République a insisté, lorsque je l'ai rencontré, sur l'importance qu'il attache à la relance de l'Europe de la défense. Il ne faut donc voir aucun signe politique dans le fait que la lettre de mission n'aborde pas ce thème.
L'approfondissement de la construction européenne a toujours été le résultat de la mobilisation sur un même projet de pays de tailles et de positions politiques différentes. L'Europe organisée en directoire ne fonctionne pas. Notre coopération avec le Royaume-Uni et l'Allemagne n'est ainsi pas exclusive et j'ai invité des responsables polonais et italiens à être auditionnés par la commission. M. Carl Bildt, ministre des affaires étrangères de la Suède, pays neutre qui n'est pas un partenaire traditionnel de la France en matière de défense, mais qui possède une industrie de défense et une armée professionnelle et crédible, devrait venir à Paris pour participer au colloque sur la défense européenne organisé dans le cadre de la réflexion sur le Livre blanc. Il convient de s'appuyer sur tous les pays européens intéressés par cette question afin de bâtir une vision commune des risques auxquels doit faire face l'Europe, préalable à la définition de réponses partagées.
N'est-ce pas paraître faire preuve d'une certaine désinvolture que de ne pas prévoir l'audition de Mme Catherine Ashton, Haute Représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ?
M. Pierre Vimont a été entendu en tant que secrétaire général exécutif du Service européen pour l'action extérieure (SEAE), et M. Arnaud Danjean en sa qualité de président de la sous-commission Sécurité et défense du Parlement européen. Des signaux institutionnels ont donc déjà été envoyés. Par ailleurs, la directrice de l'Agence européenne de défense (AED), Mme Claude-France Arnould, est membre ès qualités de la commission. Néanmoins, je suis sensible à cette question institutionnelle et nous réfléchirons à son approfondissement.
Je ne puis, à ce stade de nos travaux, vous donner de réponses détaillées sur les moyens de relancer l'Europe de la défense, non plus que sur les articulations souhaitables avec l'OTAN ; ce que je puis vous dire, c'est qu'il existe deux approches : par les capacités et par les opérations. Il serait effectivement bon d'entendre l'opinion de Mme Ashton à ce sujet ; M. Jacques Tournier, rapporteur général de la commission, m'indique que nous avons eu un échange de courriels avec son cabinet mais que les calendriers respectifs semblent pour l'instant difficiles à accorder. Une opération militaire menée dans le cadre de la PESC aiguillonne en ce qu'elle oblige à réfléchir aux instruments et aux capacités. Mais, outre qu'il n'y en a pas eu depuis longtemps, la dernière a été Artémis, et la répartition des forces au sein de la mission tenait du pâté d'alouettes – dont je vous rappelle la recette : « Pour faire du pâté d'alouettes, prenez un cheval et une alouette... » - la France fournissant le cheval, à savoir le contingent de loin le plus étoffé, les autres nations l'alouette… Nous étudierons les possibilités de mutualisation des capacités, en commençant par celles qui ne demandent ni de se faire tuer ni de tuer. Ainsi se forme l'habitude de travailler ensemble, essentielle pour la suite.
Personne ne remet en cause l'idée que l'Alliance atlantique est l'un des fondements de la sécurité de l'Europe. Nous attendons, je vous l'ai dit, les conclusions de la mission confiée à M. Hubert Védrine pour les intégrer à notre réflexion. Les militaires insistent sur le rôle utile que joue l'OTAN en matière de normalisation et d'interopérabilité. Sur un autre plan, le réalisme conduit à souligner que dans de nombreuses zones, l'Alliance, à supposer que l'on souhaite la faire intervenir, ne serait pas bienvenue sur les théâtres d'opération. Il me semble donc, à titre personnel, que l'on se pose certaines questions théoriques qui ne se posent pas en pratique. Il faut raisonner de manière pragmatique, constater que l'évolution de notre position a rassuré nos partenaires européens, mais ne pas attendre beaucoup des États-Unis car même s'ils ne se désintéressent pas de l'Europe, leurs préoccupations premières portent désormais sur l'Asie.
Mme la présidente l'a indiqué, je suis membre de la commission du Livre blanc, et j'ai décidé que je ne m'adresserai pas à la presse au moins jusqu'à la fin de ses travaux. Au nombre des objectifs assignés à la précédente commission du Livre blanc, installée par M. Sarkozy, alors président de la République, et qui rendit ses conclusions en 2008, figurait expressément celui de définir une stratégie de sécurité nationale. Ce volet fait certes l'objet des travaux du troisième groupe de travail de la nouvelle commission, mais il me semble que l'on pourrait aller plus loin, en traitant de la sécurité quotidienne des Français ; ainsi, ne faut-il pas tenir compte davantage du rôle joué par les sapeurs-pompiers, qui effectuent une sortie toutes les sept secondes sur notre territoire ? D'autre part, le sixième groupe de travail traite certes des industries de défense, mais je regrette qu'aucun représentant des industriels ne siège au sein de votre commission. Enfin, pensez-vous qu'un Livre blanc de la défense européenne soit envisageable à terme ?
Au nombre des engagements prioritaires à définir, entendez-vous faire figurer l'Europe ? Je reviens des Balkans, où j'ai eu confirmation d'un laisser-aller manifeste qui se traduit par le passage de terroristes en puissance que personne n'arrête, une corruption endémique et l'absence de contrôles aux frontières. On peut donc pénétrer dans les pays des Balkans depuis la Turquie pour gagner ensuite la France ou d'autres États européens. Dans ce contexte, ne devons-nous pas tenir pour l'une de nos priorités la mutualisation du renseignement ?
Sur un tout autre plan, je rappelle que dans notre commission les pulsions politiques ne l'ont jamais emporté sur l'intérêt national. Elle est, par tradition, consensuelle et doit le rester.
J'estime important, je vous l'ai dit, de clarifier le concept de « sécurité nationale », qui a été source de malentendus. J'ai demandé que figure dans le Livre blanc une définition, écrite en bon français, de ce que l'on entend par ce vocable. Cela permettra de dire tout ce qu'est la sécurité nationale, et de dire aussi qu'elle n'est pas plus que ce qui sera ainsi défini.
Je suis très sensible à l'apport des sapeurs-pompiers à la sécurité intérieure. Plus largement, je suis convaincu que nous devons parvenir à traiter de manière concrète de sujets qui peuvent avoir une grave incidence sur la sécurité de tous nos concitoyens, telle la cybercriminalité ; étant donné notre dépendance croissante à l'égard de réseaux informatiques qui contrôlent toute l'architecture de notre société, ses effets peuvent être dévastateurs. C'est l'un des problèmes de sécurité nationale que nous ne pourrons résoudre seuls. Nous sommes interconnectés de diverses manières : parce que les individus traversent des frontières ouvertes, vous l'avez dit, mais aussi par les réseaux d'eau, d'électricité, et une multitude d'autres dont nous n'avons pas toujours conscience. Il en résulte que si un incident se produit sur l'un de ces réseaux, en Allemagne par exemple, cela aura des conséquences en France. Notre réflexion portera aussi sur les moyens de prendre ces questions en compte à l'échelle européenne.
Un autre volet ne doit pas être négligé : la mobilisation. En matière de sécurité, les ressources humaines sont pour une large part composées de volontaires. Une réflexion est donc nécessaire sur les réserves. Peut-on renforcer leur efficacité ? Celle de la gendarmerie fonctionne relativement bien ; le sujet doit être approfondi.
J'ai reçu tous les grands patrons de l'industrie en tête-à-tête, et les groupes de travail les auditionneront. Mais dans un milieu où la concurrence est âpre, il est difficile de faire siéger à la commission du Livre blanc un industriel de poids, qui sera dans tous les cas tenu par son légitime devoir de loyauté à l'égard de son entreprise ; il serait artificiel de prétendre qu'il représenterait toute l'industrie et qu'elle se reconnaîtrait en lui. Nous contournons la difficulté en accueillant dans les groupes de travail deux représentants désignés par les industriels pour représenter la grande industrie d'une part, les PME d'autre part ; en procédant à des auditions systématiques ; en ayant sollicité le point de vue de M. Pascal Colombani, personnalité de grande expérience qui, après avoir travaillé chez Schlumberger puis au ministère de la recherche, préside maintenant Valeo et qui connaît parfaitement les logiques industrielles. M. Colombani joue auprès de nous le rôle qu'avait joué M. Jean-Martin Folz lors de l'élaboration du précédent Livre blanc.
Mon opinion personnelle est qu'il faudra, un jour, un Livre blanc européen, car les Européens doivent se retrouver dans une vision commune. Se posera une question de tactique diplomatique : étant donné l'énergie nécessaire à la rédaction d'un tel document, quel est le bon moment pour s'y lancer ? Alors que d'autres projets plus immédiats devraient être poussés, ne serait-ce pas faire diversion, au risque que l'on s'englue ? L'idée est excellente, mais je n'en sais pas assez pour vous dire si c'est le juste moment.
On constate effectivement une certaine criminalisation dans les Balkans, où des réseaux criminels ont profité de la faiblesse d'États émergents pour se consolider. Hier, j'ai rencontré le directeur central du renseignement intérieur (DCRI) ; il considère le renforcement de la coopération avec ses homologues européens comme un objectif de première importance. En France, la création de la communauté du renseignement permet une plus grande fluidité entre renseignement intérieur et renseignement extérieur ; on le constate même dans les carrières, pour s'en féliciter. Nous n'avons pas encore étudié dans le détail la coopération avec les autres services de renseignement européens. Des échanges de données ont déjà lieu, mais je ne saurais vous dire à ce stade s'il convient de les amplifier.
J'insiste pour commencer sur la nécessité de préserver l'esprit qui, jusqu'à ce jour, a régné au sein de notre Commission. Chacun doit pouvoir continuer de s'exprimer dans l'ordre et dans le respect mutuel.
Je me félicite du calendrier retenu. Il est bon que l'on commence par rédiger un Livre blanc, prélude à l'élaboration d'une loi de programmation militaire, elle-même suivie du vote des budgets ; cette chronologie indispensable n'a pas toujours été suivie. Est-il prévu que, comme ce fut le cas pour le précédent Livre blanc, les formations politiques représentées au Parlement soient entendues es qualités ? Le Livre blanc est élaboré dans un contexte de forte contrainte financière que l'on ne peut feindre d'ignorer : il ne servirait à rien d'élucubrer sans que les orientations définies puissent ensuite être appliquées. L'heure des choix se profile donc, et le premier est de déterminer si la France se positionne comme une puissance régionale ou comme une puissance globale ; qu'en pensez-vous ?
Par ailleurs, la mondialisation à l'oeuvre se traduira forcément par une maritimisation. Il faudra nourrir, dans un avenir proche, entre 9 et 10 milliards d'êtres humains, garantir l'accès à l'eau et l'accès à l'énergie. Aucun de ces défis ne peut être relevé sans une exploitation raisonnable et raisonnée des mers et des océans. Le Livre blanc peut d'autant moins faire abstraction de cette donnée que la France a pour atout d'avoir le deuxième domaine maritime mondial, étendu sur 11 millions de kilomètres carrés. L'enjeu est donc considérable pour notre pays, seul État dont le domaine maritime est réparti entre trois océans, autour de quatre continents. À cela s'ajoute la nécessité de protéger la souveraineté française tant aux DOM-COM que sur les terres australes et antarctiques françaises (TAAF). On sait que la propriété des îles Senkaku est revendiquée en ce moment par la Chine, le Japon, Taiwan et la Corée ; qu'adviendrait-il si le Mexique avait soudainement des prétentions sur l'îlot de Clipperton, les Mauriciens sur l'île Tromelin, et l'Australie ou la Nouvelle-Zélande des visées sur les îles Kerguelen ? N'est-ce pas là un enjeu auquel nous devons nous préparer, ou au moins réfléchir ?
Le Président de la République a demandé à la commission du Livre blanc de réfléchir aux caractéristiques nouvelles des conflits. Cette vision prospective me semble d'une grande importance pour un pays dont l'influence est encore très forte. Membre de la délégation française à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN, je siège au sein de sa commission des sciences et des technologies. Nous étudions les sources de conflits potentiels majeurs liés à l'approvisionnement énergétique, à l'exploitation des terres et des métaux rares, aux conséquences du réchauffement climatique – ouvertures de nouvelles voies maritimes du fait de la fonte des glaces, immigrations climatiques déjà commencées, crises alimentaire et hydrique… Sait-on assez, par exemple, que 163 rivières intéressent deux pays, et 65 trois pays ou plus ? Le Livre blanc consacrera-t-il bien un chapitre à ces questions préoccupantes ?
Vous savez que notre calendrier est extrêmement contraint, ce qui rend difficile la multiplication des auditions. Mais toute contribution des groupes politiques nous sera précieuse ; je souhaite que les parlementaires s'expriment le plus possible car leur parole est un élément essentiel de nos débats.
Vous vous interrogez sur le positionnement de la France, puissance régionale ou puissance globale. Mais lorsqu'elle intervient dans ses abords proches, comme elle l'a fait en Libye, la détermination avec laquelle la France agit a des répercussions bien au-delà du théâtre d'opérations : une opération régionale peut avoir un impact global. De même, maintenir une capacité d'intervention robuste donne un signal important, même si l'on n'intervient pas en tous points de la planète. Ce n'est parce que les opérations sont géographiquement limitées que leur impact l'est.
La commission du Livre blanc et les marins s'interrogent effectivement sur la dimension maritime de notre défense, sur les capacités nécessaires pour maintenir la présence française. Faut-il des navires aussi coûteux que le sont les frégates, ou des navires plus légers suffiraient-ils ? Des questions techniques se posent. Si l'exploration des nodules polymétalliques des grands fonds océaniques dont il était question lors de la renégociation du droit de la mer n'a rien donné à ce jour, il peut y avoir des réserves de gaz et de pétrole exploitables en certaines zones du domaine maritime français ; de même, la ressource halieutique doit être protégée. Toutes ces questions demandent la définition d'un équilibre entre des priorités concurrentes – autrement dit, il faut déterminer de manière raisonnable le meilleur retour sur investissement possible. La souveraineté nationale, elle, ne se négocie pas ; nous devons donc définir par quelles postures marquer qu'elle ne peut être mise en cause, et ce de manière réaliste - il va sans dire que pour assurer la surveillance effective de 11 millions de kilomètres carrés d'océans, il faudrait plus que toute la marine nationale ! –. Cet exercice appelle l'évaluation des moyens de la présence française dans les DOM-COM. Je donnerais un exemple : si la défense déploie des hélicoptères en Guyane, c'est faute d'hélicoptères de la sécurité intérieure en nombre suffisant, mais il en résulte que cinq Puma de l'armée de terre ne sont pas disponibles pour d'autres missions. Pourtant, il s'agit souvent de pallier l'insuffisance des moyens de communication sur les territoires, ce qui devrait être le rôle des forces de sécurité intérieure. Une réflexion s'impose pour trouver un équilibre.
La réflexion sur les nouveaux conflits est essentielle. Sur leurs sources, de nombreux éléments figurent dans le Livre blanc de 2008 ; ce travail n'est donc pas entièrement à refaire, mais on note des évolutions. Ainsi, on oppose souvent les guerres symétriques aux guerres asymétriques ; or, on se dirige sans doute vers un modèle hybride car les technologies se diffusent. Fort heureusement, l'affrontement de deux armées hypertechnologiques n'est pas l'hypothèse la plus vraisemblable pour l'instant. On doit s'attendre à des conflits mettant aux prises des armées classiques et des acteurs non étatiques disposant d'une grande fluidité de mouvement, difficiles à identifier parce que se fondant dans la population et dotés de capacités techniques constituant des menaces réelles. Cette hypothèse est envisagée dans la réflexion engagée sur les modèles de force. J'ajoute que ces conflits « hybrides » sont aussi des conflits civilo-militaires qui supposent la réponse orchestrée que j'évoquais précédemment : la capacité de la haute intensité ; la capacité de la stabilisation ; la capacité politique et développementale d'aider à construire un État capable de faire régner l'ordre et de protéger ses citoyens.
Dans une situation économique et financière difficile, tout gouvernement peut être tenté de considérer la défense nationale comme une variable d'ajustement. Cela s'explique : les armées sont peu remuantes et l'idée que des arbitrages conduisent à réduire le budget de la défense ne choque pas nos concitoyens. Mais si l'on peut comprendre que la réflexion sur le format de la défense nationale tienne compte, de manière responsable, de la situation de notre pays, on ne pourrait se satisfaire que la commission du Livre blanc travaille sous le coup d'une contrainte financière préalable. Qu'en est-il exactement ? Et si des efforts vous ont été demandés, ne convient-il pas de les rechercher en s'attachant à améliorer le fonctionnement interne du ministère et notamment la chaîne de prise de décision ? Il serait intéressant de disposer d'une analyse du ministère des finances à ce sujet, pour déterminer si l'on ne peut agir en ce domaine, sans réduire la voilure.
Dans un autre domaine, en France comme à l'étranger, l'islamisme radical constitue une menace croissante. Votre commission sera-t-elle suffisamment documentée à ce sujet ? Enfin, je souhaite revenir sur l'impact pour notre sécurité intérieure des failles du dispositif Schengen. L'ancien Président de la République avait proposé à ses partenaires européens une position d'une extrême fermeté ; ne faut-il pas persévérer dans cette voie pour les amener tous à prendre conscience de la gravité de la situation induite par les flux de population incontrôlés ?
Pour assurer la sécurité de notre domaine maritime sans réduire notre marine et considérant la faiblesse relative des menaces – pénétration illégale de nos zones de pêche et piratage – ne faudrait-il pas redimensionner nos unités navales ? Point n'est besoin d'une frégate pour chasser des pêcheurs hors de nos eaux. Je sais que DCNS a travaillé à l'élaboration d'un bateau anti-piraterie, beaucoup plus petit et mobilisant moins d'hommes. Cette piste ne devrait-elle pas être suivie ?
Par ailleurs j'aimerais savoir quelle place la commission du Livre blanc accordera à la lutte contre la cybercriminalité, enjeu crucial. Si peu de pays peuvent se doter d'armes nucléaires ou de forces projetables, tous peuvent procéder à des cyberattaques, tout comme le peuvent des terroristes, des groupes industriels concurrents des nôtres, mais aussi de simples particuliers - plus de 10 millions de Français ont ainsi été victimes d'escroqueries par ce biais en 2011. Il en va de la préservation de nos intérêts nationaux ; chacun peut imaginer les conséquences redoutables que pourrait avoir une attaque électronique de grande envergure contre nos réseaux d'approvisionnement en énergie, ou visant à s'approprier des données confidentielles. Cette piste de recherche est d'autant plus utile que la France se positionnerait ainsi sur le marché, appelé à fortement se développer, de la protection des données. Nos forces sont dépendantes du GPS américain ; il serait dommage qu'une nouvelle fois nous devenions dépendants de systèmes de cyberdéfense sur lesquels nous n'aurions pas la main et qui n'auraient pas été pensés par la recherche française. La commission du Livre blanc peut-elle recommander de flécher des crédits vers ce type de recherches utiles à la fois pour la défense et pour le civil ?
Le président de la République a été clair : la défense ne peut être une variable d'ajustement. La difficulté est de trouver le juste – et délicat – équilibre permettant de maintenir notre souveraineté dans ses différents volets : économique et financier d'une part, celui qui s'exprime par la défense d'autre part. Je souhaite, je vous l'ai dit, que le Livre blanc ait valeur pédagogique. J'aimerais donc que nous nous en tenions à un document de 120 pages ; sans espérer égaler le succès de Harry Potter, il me plairait que tous ceux que ces questions intéressent puissent le lire sans y consacrer trop de temps. C'est une manière de s'assurer que le Livre blanc remplit sa fonction citoyenne : nourrir le débat démocratique et contribuer à mobiliser les Français en faveur d'un projet auquel chacun pourra adhérer indépendamment de son appartenance politique. C'est à quoi nous devons viser, en usant d'arguments simples pour expliquer pourquoi une défense est nécessaire, et que si notre sécurité est bien meilleure qu'elle ne l'était pendant la guerre froide, nous devons nous garder de tout angélisme.
Peut-on accroître les marges de manoeuvre en révisant le fonctionnement interne des armées ? Toute gestion peut être améliorée et la Cour des comptes a ouvert quelques pistes, mais les économies possibles ne sont pas à la hauteur des réajustements nécessaires pour nous permettre de tenir nos engagements budgétaires globaux. Le cadre qui s'impose au ministère de la défense comme aux autres ministères, c'est celui des lois de finances.
La question de l'islamisme radical a été débattue au sein du premier groupe de travail ; peut-être faudra-t-il encore approfondir la réflexion. Je m'intéresse à cette question depuis longtemps et lorsque dans le passé j'ai dirigé le Centre d'analyses et de prévision du ministère des affaires étrangères, j'ai été frappé par l'approche très nuancée que les spécialistes ont de ces questions. On a parfois tendance à simplifier ; par exemple, les salafistes ne sont pas les Frères musulmans, tant s'en faut. Le passage à l'acte terroriste est le fait de groupes très minoritaires, que la DCRI s'emploie à identifier. Il faut donc s'assurer que ce service dispose de toutes les compétences nécessaires – linguistes et experts informaticiens –, et aussi analyser le phénomène dans ses dimensions extérieures et éventuellement intérieures.
Pour ce qui est de l'espace Schengen, je crois aux vertus de la pédagogie. Quand on parle à nos partenaires européens des problèmes tels qu'ils sont, sans emphase et avec réalisme, ils sont convaincus, et ils le sont aussi quand ils observent la situation sur leur propre territoire. Certes, les évolutions sont parfois plus lentes que nous le souhaiterions, et nous devons définir les moyens européens à mettre en oeuvre pour renforcer l'efficacité des contrôles - partage de données, coopération entre services. Mais ces questions doivent s'envisager à court, moyen et long termes. Y aura-t-il mutualisation des contrôles un jour ? Peut-être. Les esprits y sont-ils prêts ? Peut-être pas… Le Livre blanc peut ouvrir des pistes à ce sujet.
On ne peut passer d'une marine de haute technologie à une marine entièrement composée de bateaux beaucoup plus légers. Les deux flottes sont nécessaires, car elles répondent à des missions différentes. Il est exact que l'on n'a pas toujours besoin d'outils hypersophistiqués. Il reste à savoir si, étant donné les programmes déjà lancés, on parvient à dégager des marges de manoeuvre.
Sur un plan général, un Livre blanc doit être assez précis pour fixer des orientations claires et ne pas se prêter à des interprétations multiples, mais il n'a pas vocation à entrer dans le détail, dans ce qui relève de la loi de programmation militaire et de la responsabilité des ministres concernés. Le ferait-il qu'il serait dépassé à peine son encre sèche. Nous devons éviter cet écueil.
La cyberdéfense sera l'un des chapitres importants du Livre blanc. La cybercriminalité est une menace très sérieuse contre la sécurité nationale. Elle est sous-estimée par nos concitoyens, qui n'ont pas pleinement conscience de l'ampleur de notre dépendance aux réseaux électroniques de toutes sortes. Ils s'en rendent compte en cas de panne grave, telle celle qui a affecté le réseau de communication Orange, mais des attaques malveillantes sur des systèmes informatiques qui gèrent des réseaux d'importance vitale pourraient avoir des conséquences très graves et même létales. Le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) travaille à ces questions, et nous amplifierons la réflexion engagée par le précédent Livre blanc à ce sujet en prenant effectivement en compte la dimension industrielle. Nous avons la chance d'avoir des industriels bien positionnés en ce domaine et le SGDSN contribue à structurer l'industrie en structurant la demande ; les commandes de séries longues évitent l'émiettement, ce qui aide les industriels à consolider leurs exportations sur un marché rentable. Je l'ai indiqué, un incident survenu dans un centre de traitement dans un pays européen donné pouvant avoir des répercussions immédiates dans un autre pays, on peut imaginer construire, entre Européens, un dispositif défensif. Les industriels jugent cela possible et utile. L'interdépendance étant avérée – nous ne pouvons isoler nos réseaux -, il faut en faire un atout et non une vulnérabilité.
Je rappelle enfin que 700 millions d'euros sont alloués aux études amont de la recherche défense. Il faut continuer de faire travailler les bureaux d'études et déterminer comment calibrer et maintenir nos capacités. Notre responsabilité collective est de tenir compte des difficultés de court terme sans perdre de vue notre stratégie de long terme, c'est-à-dire sans rien faire d'irréversible. Si sacrifices il doit y avoir, ils ne doivent pas hypothéquer l'avenir de notre défense.
La séance est levée à onze heures quarante.