La séance est ouverte à dix-sept heures trente.
Présidence de Mme Catherine Coutelle, Présidente.
La Délégation procède à l'audition de M. Marc Pichard, responsable scientifique du programme de recherches et d'études sur le genre et les inégalités dans les normes en Europe (REGINE), professeur de droit privé à l'université Paris Ouest Nanterre, spécialisé en droit civil, et de Mme Isabelle Odoul-Asorey, professeure de droit privé à l'université Paris Ouest Ouest Nanterre, directrice du master 2 de formation continue en droit social, sur le thème : « Genre et droit ».
Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation pour présenter vos travaux et évoquer les questions relatives au genre et au droit. Cette audition s'inscrit dans le cadre des travaux sur les études de genre menés par la Délégation aux droits des femmes, qui a désigné comme rapporteure d'information notre collègue Maud Olivier.
Je précise que ces travaux s'inscrivent dans le prolongement de la loi du 4 août 2014 pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes, dont nous avions complété l'article premier par un alinéa visant à porter à la connaissance du public les études françaises et internationales sur la construction sociale des rôles sexués. Par ailleurs, force est de constater que le droit n'est pas très féministe. Aussi souhaiterions-nous vous entendre sur ces questions.
Le projet REGINE est né il y a cinq ans : nous avions fait une demande de financement à l'Association nationale de la recherche pour un projet de recherche relativement important, et nos travaux ont débuté en novembre 2011. Le financement obtenu à ce titre est désormais épuisé, mais les travaux de ce groupe de recherche se poursuivent.
Nous avions constaté que les études de genre en droit n'avaient pas de succès et de visibilité en France comparativement à d'autres pays, en particulier outre-Atlantique où des recherches importantes sont menées en matière d'analyses féministes du droit. Par ailleurs, si les études de genre ont rencontré un certain succès dans les sciences humaines et sociales, telles que l'histoire ou la sociologie, il en allait différemment s'agissant des juristes, avec un manque de mobilisation des chercheurs et des chercheuses en droit sur ces questions.
Nous avions donc pour objectifs de mieux faire connaître des travaux publiés à l'étranger, en les traduisant, mais également de montrer que la mobilisation du concept de genre peut être féconde pour les études menées en France. Un ouvrage a ainsi été publié aux éditions du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), avec l'ambition de procéder à une analyse juridique complète en termes de genre. Nous avons ainsi construit une grille d'analyse applicable à tous les champs du droit pour les énoncés juridiques – comment le droit est-il écrit ? – et pour la norme – que signifie cet énoncé ? –, en s'intéressant en particulier aux effets sociaux des normes. Pour montrer l'intérêt de mobiliser ce concept, une quarantaine de domaines ont été étudiés sous ce prisme, avec des résultats contrastés quant au diagnostic.
Par ailleurs, en matière de connaissance des normes, nous nous sommes aperçus, il y a cinq ans, qu'il n'y avait aucun ouvrage de langue française présentant la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDEFCEDAW). Diane Roman, professeure de droit public, s'y est ensuite attelée, en pilotant la préparation de commentaires sur cette convention et les travaux du comité CEDAW, en vue d'améliorer les connaissances dans ce domaine.
Nos travaux ont ainsi une ambition à la fois scientifique – pour montrer l'utilité et la pertinence du concept de genre et concourir à l'acculturation des études de genre dans les universités françaises – et théorique – dans la mesure où il s'agit de réfléchir sur nos pratiques de juristes et notre positionnement théorique et épistémologique. On observe à cet égard l'existence d'un positivisme assez radical qui conduit à considérer qu'un juriste ne devrait pas prendre position en tant qu'universitaire dans des débats contemporains. Il s'agit ainsi de montrer que l'on peut s'engager dans une démarche critique sans pour autant perdre en scientificité. Le troisième enjeu de ces travaux a trait aux pratiques pédagogiques et à la manière d'apprendre aux étudiants à développer un regard critique en mobilisant la notion de genre ou d'autres concepts. Nous avons d'ailleurs obtenu la publication d'un nouveau type de manuel aux éditions Dalloz visant à permettre aux étudiants ainsi qu'à nos collègues d'interroger les normes juridiques dans une perspective de genre, avec pour chaque thème une introduction générale, des extraits de textes ou de décisions et des questions posées, mais sans réponses, pour montrer que le point essentiel tient à la manière d'interroger le texte et de regarder de manière spécifique les énoncés et les normes en question. Il ne s'agit donc d'une démarche dogmatique mais critique, en vue de susciter un regard différent sur les normes juridiques.
Nous avons choisi d'étudier un grand nombre de champs de recherches pour s'interroger tout d'abord sur la persistance de règles sexo-spécifiques – autrement dit, dans quelle mesure le travail important de neutralisation des règles juridiques a-t-il été mené à son terme ? Pouvait-il l'être au demeurant ? – et nous avons constaté la persistance de règles sexo-spécifiques, notamment en droit de la filiation, qui est un lieu de résistance en matière de distinction entre les hommes et les femmes. Isabelle Odoul-Asorez pourra évoquer plus précisément les questions relatives au droit social.
Nos travaux ont par ailleurs montré que même lorsque l'énoncé paraît neutre et n'établit pas de spécificité selon le sexe, les effets sociaux peuvent néanmoins être très différenciés, et qu'en tout état de cause, l'analyse juridique ne pouvait s'abstenir de s'interroger sur les effets de la règle en matière de rapports sociaux de sexe, par exemple dans l'analyse d'un dispositif formellement neutre, mais qui est de fait mobilisé à plus de 95 % par des femmes.
Il serait intéressant à cet égard d'avoir des exemples en matière de droit social, dans le code du travail ou dans le code civil. Par ailleurs, quelles sont les conclusions de vos recherches, et qu'en est-il en termes de financements et de pérennisation de ce type de travaux ?
Nous avons réussi à inscrire cette problématique dans le champ juridique avec le recueil Dalloz qui, chaque année, nous offre la possibilité de faire un panorama sur le thème « Droit et genre », et cette revue jouit d'une large audience auprès des juristes. Cela permet ainsi de dresser le bilan de l'année écoulée sur ces questions.
Par ailleurs, les enseignements qui ont commencé se poursuivent. Nous avons également organisé en septembre 2015 un colloque à Tours, suite à l'adoption de la loi du 4 août 2014 pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes, et auquel fut notamment conviée la ministre des Droits des femmes.
Quant à nos conclusions, de manière générale, elles ne peuvent qu'être nuancées dans la mesure où les dispositifs sont fondamentalement différents. Il existe en effet des normes comportant des spécificités selon le genre, concernant par exemple les règles de l'état civil et de la filiation, qui diffèrent sensiblement pour les hommes et pour les femmes. Un autre champ d'études porte sur des règles formellement neutres mais qui produisent des effets en termes de rapports sociaux de sexe, bien que n'étant pas clairement identifiés comme tels par leurs auteurs. Enfin, un troisième champ d'études porte sur les dispositions mobilisant la distinction femmes-hommes afin de faire progresser l'égalité, et je pense en particulier à l'ensemble des dispositifs existants en matière de parité et de représentation équilibrée, dont nous avons essayé d'interroger la pertinence et l'efficacité.
Je suis spécialisée en droit social, et plus particulièrement en droit du travail, et j'ai conduit une étude, dans le cadre du programme REGINE, sur le code du travail sous le prisme du genre.
Nous avons tout d'abord constaté le pluralisme des énoncés sexo-spécifiques dans le code du travail, c'est-à-dire des normes spécifiques au sexe, faisant référence aux hommes et aux femmes, et plus précisément aux salariés et aux salariées. Deuxième observation : un certain nombre de ces énoncés sexo-spécifiques véhiculent des stéréotypes de genre : par exemple, celui de la femme physiquement vulnérable trouve encore une expression formelle dans les dispositions relatives au port de charges maximales, qui diffèrent selon le sexe des salariés.
Néanmoins, cela a pu permettre des avancées, y compris pour les hommes, avec par exemple, dans le domaine du bâtiment, des sacs de ciment deux fois moins lourds qu'auparavant me semble-t-il, afin que les femmes puissent les porter.
Troisième observation, certains énoncés ou stéréotypes associent le sexe à l'apparence physique, concernant par exemple des professions du spectacle ou du mannequinat, pour lesquels la femme sera recrutée parce que femme, avec ainsi un accès sexué à l'emploi.
Cela ne me choque pas que des vêtements féminins ou de la lingerie soient présentés par des mannequins femmes !
Nous ne portons aucun jugement de valeur sur la pertinence de ces énoncés, ni sur les stéréotypes qu'ils véhiculent, mais nos travaux montrent que le droit alimente une association entre l'appartenance à un sexe et un type d'apparence physique. Le code du travail liste ainsi les métiers pour lesquels l'employeur peut recruter en discriminant les candidats en fonction de leur sexe. Depuis la transposition des directives européennes de 2008 relatives à la discrimination, le droit du travail admet la possibilité pour l'employeur de motiver ses décisions sur des critères a priori discriminatoires s'il est en mesure de démontrer que ce critère répond à une exigence essentielle et déterminante pour l'exercice du métier. Par exemple, en grossissant un peu le trait, un employeur aurait le droit de refuser l'accès d'un aveugle au métier de pilote de ligne.
Nous avons observé un autre type de stéréotypes véhiculés par des énoncés juridiques, qui associent au sexe des états sociaux et confortent certaines réalités. Ainsi, les dispositions relatives à l'égalité professionnelle entérinent le fait que les femmes subissent des inégalités de fait ; c'est par exemple le cas des dispositifs relatifs à la représentation équilibrée des femmes et des hommes.
Enfin, nous avons constaté que les dispositions sexo-spécifiques du code du travail sont plurielles. Certaines ont pour objectif la protection de la personne, comme le congé maternité, tandis que d'autres visent une forme d'égalisation, en lien avec la problématique de l'égalité réelle entre les femmes et les hommes. D'autres encore s'attachent à promouvoir la liberté du choix en matière de vie familiale, concernant par exemple le recours au congé parental des femmes et des hommes.
Cette diversité des fonctions poursuivies par des énoncés sexo-spécifiques montre ainsi l'ambivalence des rapports entre le droit et le genre, dans la mesure où certaines dispositions du code du travail véhiculent et confortent des stéréotypes, tandis que d'autres visent à lutter contre ceux-ci.
À mes yeux, les exemples évoqués ne constituent pas des stéréotypes de genre, qui pour nous sont quelque chose de négatif, figeant les individus dans des rôles préétablis masculins ou féminins. Par ailleurs, certaines dispositions, telles que celles relatives à la maternité ou au recrutement de femmes pour présenter des vêtements féminins par exemple, ne me semblent pas passibles de poursuites pour discrimination ou sexisme.
Je précise que nos travaux avaient en premier lieu pour objectif de dresser des constats, sans nécessairement relever d'une démarche prescriptive. Autrement dit, nous avons cherché à établir le constat de la persistance d'énoncés sexo-spécifiques, et dans quel contexte cela s'inscrivait. Il s'agit ainsi d'un diagnostic préalable pour voir dans quelle mesure le droit n'est pas neutre, même si l'on peut ensuite considérer que ces différenciations sont légitimes.
Pour affiner ces observations, je peux vous donner quelques exemples : tout d'abord, le contentieux dans lequel la Cour de cassation a admis la nullité du licenciement d'un chef de rang dans un restaurant en raison du port d'une boucle d'oreille. La Cour de cassation a considéré que l'employeur faisait en l'espèce une discrimination fondée sur l'apparence physique au regard du sexe.
Concernant d'autre part les congés parentaux, les dispositions relatives au congé maternité peuvent être lues comme une forme de stéréotype : la durée du congé maternité est plus longue que celle du congé paternité, ce qui peut se comprendre pour la période de grossesse et d'accouchement, mais une fois l'enfant né, la différence persiste entre ces deux durées. Cette différence de durée peut être lue comme un marqueur du rôle considéré comme nécessairement prépondérant de la femme dans l'accueil et l'éducation de l'enfant.
En droit de la famille, la distinction de la maternité et de la paternité ne constitue pas la summa divisio en matière d'établissement non contentieux de la filiation : le code civil liste ainsi les différents modes d'établissement, tels que la reconnaissance et la possession d'état, ainsi que les effets de la loi, sans opérer formellement de distinction entre les hommes et les femmes. Cependant, si l'on s'intéresse à la mécanique à l'oeuvre, on constate qu'en réalité, l'établissement de la maternité ne se fait que par la mention du nom de la femme dans l'acte de naissance – élément sur lequel la femme n'a guère de prise, sauf à choisir l'accouchement sous X, qui n'est toutefois plus protégé, depuis 2009, d'une action en recherche de maternité.
Quant aux hommes, plusieurs modes d'établissement de la filiation coexistent : la présomption automatique de paternité dans le cas d'un couple marié, la reconnaissance volontaire et la possession d'état, c'est-à-dire le fait de se comporter comme le père. La reconnaissance est aujourd'hui majoritaire, car la plupart des enfants naissent hors mariage. Jusqu'en 2005, cette distinction était identique pour les hommes et pour les femmes : les femmes non mariées devaient reconnaître leur enfant. Sous l'influence de la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH), qui condamnait la différence de traitement entre les femmes selon qu'elles étaient mariées ou pas, leur statut a été unifié : désormais l'accouchement suffit pour établir la maternité au sein d'un couple marié et hors mariage, mais on a ainsi disjoint le sort des femmes et celui des hommes, et cette distinction est relativement récente.
Dans les deux cas, la filiation est fondée en droit français sur des éléments biologiques, qui ne sont toutefois pas les mêmes pour les hommes et pour les femmes : l'accouchement pour les femmes et les gamètes pour les hommes. Or les femmes donnent aussi leurs gamètes ; l'apport génétique des femmes dans la naissance des enfants est ainsi totalement invisibilisé dans le code civil. Ce choix a été fait alors que l'on appréhendait parfaitement la distinction entre la dimension gestation et la dimension génétique. Cela pose bien sûr la question de la gestation pour autrui ; qui va être reconnue comme la mère en cas de dissociation de ces deux fonctions ? Ici, le droit a fait clairement le choix de dire que la mère est celle qui accouche, alors qu'il y avait une autre possibilité, sans porter de jugement de valeur. Cela illustre un questionnement qui a souvent guidé nos travaux : le droit, le producteur de normes a-t-il fait un choix ? Et pour y répondre, il faut déterminer s'il existait une alternative.
Le deuxième exemple que je souhaiterais évoquer concerne l'hypothèse de textes apparaissant comme totalement neutres, par exemple pour l'attribution de la prestation compensatoire en cas de divorce. Parmi les critères que le juge est invité à prendre en compte, il y a le temps consacré à l'éducation des enfants par l'un des époux, avec des conséquences sur la vie professionnelle et la pension de retraite. Ces critères sont neutres en apparence mais il faut considérer les pratiques sociales et, de fait, les créancières de la prestation compensatoire sont toujours les femmes. Cela ne signifie pas pour autant qu'il faudrait les supprimer, mais cela montre qu'il n'existe pas une totale neutralité des dispositions juridiques concernant ce type de dispositifs.
Certes, mais il s'agit là de situations bien réelles et il y avait la volonté de compenser un préjudice dans une situation inégale, dans la mesure où la discrimination positive est impossible. Nous avions même pensé à une retraite par points au moment du divorce, comme cela peut exister en Allemagne.
Je comprends mais, précisément, le choix de la compensation peut aussi être celui de la consolidation des rapports et des relations entre les femmes et les hommes ; c'est la difficulté de l'analyse et s'il nous appartient de présenter des éléments de diagnostic, les choix sont ensuite entre vos mains. De ce point de vue, l'intervention du législateur apparait ambiguë. Se pose en effet la question suivante : faut-il prendre acte de cette répartition ou chercher à la modifier, ou faire les deux ? L'équilibre est difficile.
Nous avons eu un grand débat sur le congé parental, sa durée et sa répartition entre les membres du couple. Il faut bien tenir compte des réalités économiques et sociologiques et il arrive que l'on envoie des messages non souhaités.
On peut en effet prendre en considération la réalité pour essayer de la compenser ou de la transformer. En tout état de cause, il s'agit de démarches très différentes.
Sur la question de la neutralité de dispositions juridiques, j'évoquerai un troisième exemple concernant l'autorité parentale. Il n'y a pas de critère distinct pour les femmes et les hommes en matière de détermination de la résidence habituelle de l'enfant, à part la référence aux violences, qui est formellement neutre mais, de fait, statistiquement marquée. Nous avons d'ailleurs publié un ouvrage sur les violences faites aux femmes.
Il est important de savoir comment est gérée cette neutralité et les techniques utilisées pour résoudre une difficulté juridique. Pour pacifier les relations entre les parents, on a favorisé les accords, ce qui est a priori une bonne idée, mais on sait aussi que ces accords concourent au maintien des répartitions existantes concernant la charge des enfants, de fait souvent inégales, et ce même quand le couple était uni. Le juge doit d'ailleurs juger eu égard aux pratiques antérieures, alors même que tout a changé puisque le couple s'est séparé. Or la primauté de l'accord entre les parents rend difficile de repenser la répartition des fonctions. On observe ainsi une opposition à dire le principe de la résidence alternée, sur la base d'un cinquante-cinquante. On pourrait concevoir que ce soit le principe d'égale répartition des charges des enfants qui soit retenu, quitte à y renoncer en expliquant pour quelles raisons cela n'est pas possible dans telle situation. On voit en effet des couples qui laissent perdurer une répartition des charges, sans s'interroger sur la place des uns et des autres.
Ce qui doit guider le législateur comme le juge, c'est la prise en compte de l'intérêt supérieur de l'enfant, ce n'est pas la répartition des charges. Cela étant, les juges peuvent avoir des stéréotypes. Par ailleurs, les demandes des deux parents doivent aussi être prises en compte dans l'analyse.
Nous sommes là en présence d'une norme juridique – l'intérêt supérieur de l'enfant – qui porte les valeurs qu'on veut bien lui faire porter. Par ailleurs, le dispositif juridique actuel accorde une place importante à l'accord entre les parents, mais le juge pèse-t-il vraiment finement l'intérêt supérieur de l'enfant lorsqu'il homologue l'accord ? Naturellement, le critère principal est l'intérêt supérieur de l'enfant mais qu'en est-il de l'intérêt, pour la société, d'une égale répartition au sein des couples des charges liées aux enfants et de la lutte contre la pauvreté des femmes âgées par exemple ? Ainsi, la norme pourrait très bien oeuvrer en inversant le principe et l'exception.
Votre approche est intéressante. Il est vrai que nous ne nous posons pas toujours la question de façon aussi approfondie en termes de stéréotypes et d'implications sur l'égalité entre les femmes et les hommes, y compris dans les études d'impact des projets de loi, qu'il nous semble nécessaire d'améliorer.
En effet, pour améliorer la production législative, à travers les études d'impact, il faut essayer de se projeter et d'analyser les effets sociaux de la règle de droit. C'est d'ailleurs l'une des ambitions de la loi du 4 août 2014 pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes, dans le cadre d'une approche intégrée de l'égalité, avec la volonté d'interroger l'ensemble des textes et des politiques publiques sous l'angle des rapports sociaux de sexe. Il faut aller assez loin dans ce domaine et s'interroger systématiquement sur les critères retenus, leurs implications concrètes et les rapports entre les femmes et les hommes. Si l'on prend l'exemple du congé parental, les hommes aussi subissent des stéréotypes de genre, qui constituent une forme de prison, comme pour les femmes.
Nous avons étudié le droit public et la représentation en politique, le droit commercial, concernant en particulier le statut des femmes de commerçants et la représentation, ainsi que le droit fiscal et la notion de foyer. Le juge constitutionnel italien a d'ailleurs condamné cette idée de foyer fiscal, en considérant qu'il y avait une dimension inégalitaire entre les femmes et les hommes. Des fiscalistes s'interrogent ainsi sur la manière de repenser la règle fiscale au regard de son effet potentiellement désincitatif à l'emploi des femmes, tandis que d'autres soulignent, en sens inverse, l'unité du foyer.
Je vous renvoie sur ce point au rapport d'information adopté par la Délégation aux droits des femmes sur le quotient conjugal. Nous pensons que chacun doit déclarer ses impôts.
Cela devient en effet une question politique mais cela a eu beaucoup de mal à émerger comme une question juridique, qu'il convient d'interroger au regard du principe d'égalité entre les femmes et les hommes, comme cela a pu être le cas dans d'autres pays.
Nous avons aussi mené plusieurs travaux en droit pénal concernant tout d'abord l'incrimination et la qualification du viol, les violences sexuelles, les violences conjugales, sous l'angle civil et pénal, le harcèlement, la prostitution, l'espace public, avec en particulier la question de la dissimulation du visage dans l'espace public, mais aussi la publicité et les règles du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA).
Ainsi, au-delà des thèmes que nous avons plus particulièrement évoqués aujourd'hui, en matière de droit civil et social, notre champ d'intervention est très vaste, de la bioéthique au code du commerce et au droit fiscal, notamment.
Dans le cadre du projet de loi relatif à l'égalité et à la citoyenneté, nous voudrions faire du sexisme une circonstance aggravante de tous les crimes et délits. Quelle est votre analyse sur ce point ? Du point de vue juridique, le sexisme constitue-t-il une discrimination, au même titre que le racisme ou l'homophobie ?
À la suite de la loi du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l'emploi, dite loi Rebsamen, l'interdiction du sexisme a été introduite dans le code du travail et a entraîné le même type de débats. Qu'est-ce qu'une disposition visant spécifiquement le sexisme apporte de plus, en droit, que la notion plus générale de discrimination ? Le sexisme est une manière d'appréhender l'autre au travers du prisme du sexe, en associant à ce sexe des considérations défavorables, négatives. Cette dimension du rapport au sexe, véhiculée par le sexisme, n'est pas en tant que telle comprise dans le droit de la non-discrimination en droit du travail ; les comportements qui visent la personne par le sexe ne sont pas clairement définis dans la notion de discrimination. Il y a là une vraie réflexion à mener. De plus, il faudrait expliquer pourquoi la loi reconnaît le racisme et pas le sexisme.
Sur le plan technique, une difficulté importante tient à la preuve du motif en question. Cela ne doit pas nécessairement être un frein, mais il ne faut pas nourrir des espoirs de condamnations très nombreuses, compte tenu de la difficulté à établir la preuve qu'un acte a été commis en raison du sexe ou de l'appartenance, réelle ou supposée, à un groupe particulier.
Par ailleurs, la possibilité d'introduire une notion dans la loi fait naître des espoirs pour favoriser la mobilisation collective sur cette question, et cela peut à la fois perturber les catégories des juristes mais aussi s'avérer très pertinent. Par exemple en matière de viol, l'existence d'un lien conjugal est une circonstance aggravante. Cela pourrait être perturbant de considérer que commettre un viol sur son conjoint est plus grave que de commettre un viol sur une autre personne. On voit néanmoins que ce choix a, d'une part, permis de dire que ce comportement était également répréhensible au sein du couple et montrer l'existence même de l'infraction et, d'autre part, on s'est aperçu que dans des cas de viol conjugal, d'autres problèmes existaient mais n'étaient pas visibles. La technique législative n'était peut-être pas parfaite, mais elle produit des effets.
Dans le cas des relations conjugales, la situation d'emprise est rarement saisie pénalement et, à travers les circonstances aggravantes, on essaie de s'approcher de cette réalité et de la prendre en compte. Pour en revenir au sexisme, il y aura sans doute des résistances techniques, mais il faut aussi parfois dépasser ce type de résistances, en vue de délivrer un message social efficace.
Comment les études de genre concernant le droit pourraient être soumises aux législateurs et législatrices ? Pourrions-nous systématiser la prise en compte de l'impact sur l'égalité entre les femmes et les hommes, y compris peut-être avec l'appui d'associations par exemple, lorsque l'on envisage l'introduction ou la modification de dispositions législatives ? Qu'en est-il des études d'impact ?
Un mot d'abord sur le terme de genre, qui peut être entendu comme système de bi-catégorisation et d'articulation des rapports sociaux de sexe ou comme caractéristique des individus. Il ne faudrait sans doute pas mobiliser ce concept dans la loi, sauf à le définir précisément, dans la mesure où il peut susciter de mauvaises interprétations.
En tout état de cause, les producteurs de normes pourraient s'interroger davantage en mobilisant le tissu associatif et universitaire travaillant sur ces questions, pour essayer d'améliorer la réflexion collective sur les rapports sociaux de sexe. On pourrait également imposer que les études d'impact fassent systématiquement mention des effets du texte envisagé sur les rapports sociaux de sexe, mais il faut s'assurer que cela soit fait et bien fait.
Le droit est une forme de régulation sociale et il est essentiel de réfléchir en termes pluridisciplinaires au stade de l'élaboration de la norme. Le droit n'a pas le monopole de la compréhension des rapports sociaux ; la contribution des sociologues et des psychologues est aussi importante pour appréhender les effets possibles d'une norme.
Notre programme REGINE est un groupe de travail exclusivement juridique, car il y avait un manque du côté de la recherche juridique en matière de mobilisation du concept de genre, mais on a toujours eu besoin de s'appuyer sur des travaux relevant d'autres disciplines. Pour penser la norme, il y a en effet besoin d'informations factuelles. Pour évaluer les effets de la norme, l'approche pluridisciplinaire est nécessaire. Toutefois, sans même l'inscrire dans la loi, les études d'impact pourraient être enrichies de ces interrogations.
À la lumière de vos études, sur quel point du droit devrait-on en priorité travailler pour faire progresser l'égalité femmes-hommes ?
L'égalité professionnelle est un défi quotidien, y compris sur le terrain juridique. Notre droit du travail a incontestablement oeuvré en faveur de l'égalité professionnelle, mais à mon sens, des progrès sont encore possibles concernant les discriminations en raison du sexe en lui associant une apparence physique ou une autre forme de stéréotype ; cette approche est encore trop embryonnaire en droit français, alors qu'elle est plus développée au niveau européen et international. Dans l'exemple du chef de rang que j'évoquais, la discrimination n'était pas motivée par le sexe uniquement, mais par le sexe rapporté à l'apparence physique : la Cour de Cassation intègre ainsi les stéréotypes de sexe comme des motifs à part entière de discrimination.
Cette même démarche pourrait trouver des applications fructueuses dans le domaine de l'évaluation des salariés, qui intègre parfois des critères dits masculins, comme la combativité par exemple. Ce type de critères pourrait être appliqué au détriment d'une femme. En matière d'égalité professionnelle et de norme juridique, il reste encore à fournir des outils pour que les juges ou les responsables de ressources humaines puissent mieux appréhender la lutte contre les stéréotypes.
La jurisprudence, qui suppose le contentieux, joue un rôle considérable. Il suffit d'une décision importante de la Cour de cassation ampleur pour qu'un message soit délivré et entendu par l'ensemble des praticiens du droit du travail. Cela permet une sensibilisation des acteurs sur le sujet et crée une forme de dissuasion.
Merci beaucoup pour toutes ces informations ; nous sommes très attentives à tout ce que les études de genre peuvent apporter pour améliorer la compréhension de notre société. Nous avons déjà réalisé plusieurs auditions et allons réaliser d'autres travaux sur le genre et la santé ainsi que sur le genre et le budget. Nous espérons par ailleurs que votre projet continuera à bénéficier des financements suffisants.
Il y a en effet plusieurs inquiétudes liées au manque de crédits, notamment pour l'Institut Émilie du Châtelet, un espace de réflexion pluridisciplinaire sur les questions d'égalité et les questions de genre, qui a pourtant une grande visibilité et un bon fonctionnement.
La séance est levée à dix-huit heures quarante-cinq.