Hier, notre commission d'enquête a reçu les services de police qui ont joué un rôle dans l'enquête préliminaire qui a conduit à l'ouverture de l'ouverture d'une information judiciaire par le parquet de Paris, le 19 mars 2013. Avec l'audition de M. François Falletti, procureur général de Paris, nous abordons le volet strictement judiciaire de l'affaire. Le procureur Molins, qui est directement en charge du dossier, sera entendu le 19 juin.
Comme vous le savez, monsieur le procureur général, cette commission d'enquête a pour objet de faire la lumière sur d'éventuels dysfonctionnements dans l'action du Gouvernement et des services de l'État dans la gestion de « l'affaire Cahuzac ». Nous souhaitons donc mieux comprendre comment cette affaire très délicate a été traitée, notamment par la justice, mais sans aborder les éléments de fond de l'enquête, qui relèvent du secret de l'instruction.
Avant d'aller plus loin, il me revient de vous préciser que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. François Falletti prête serment.)
Pourriez-vous nous expliquer le rôle que vous avez joué dans le traitement judiciaire de cette affaire, depuis les premières révélations parues dans Mediapart et jusqu'à ce que Jérôme Cahuzac reconnaisse la détention d'un compte à l'étranger ?
Être entendu par une commission d'enquête parlementaire est un exercice inhabituel pour un procureur général. Vous l'avez rappelé, monsieur le président, l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre dispose qu'une commission d'enquête ne peut être créée sur des faits donnant lieu à des poursuites judiciaires et il est bien précisé, dans les travaux préparatoires à la création de votre commission et dans son intitulé même, que son objet est de déterminer comment les circuits d'information et de décision ont été assurés, sans toucher au fond puisque l'affaire est concernée par le secret de l'instruction – un secret qui sera bien entendu levé si les poursuites sont portées devant un tribunal, dans le cadre d'un débat public et contradictoire.
Avant d'entrer dans le détail du cheminement de l'affaire entre décembre 2012 et avril 2013, permettez-moi de préciser certains mécanismes qui régissent les relations entre le parquet, le parquet général et le ministère de la justice.
En premier lieu, la circulaire du 19 septembre 2012 prohibe les instructions du garde des sceaux dans les affaires individuelles. Le projet de loi relatif aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et d'action publique, en cours de navette entre l'Assemblée nationale et le Sénat, reprend cette disposition.
Pour autant, le devoir d'information auquel sont soumis les magistrats du ministère public demeure très prégnant, dans le but d'éclairer les différents échelons de la hiérarchie judiciaire – singulièrement la chancellerie – sur le déroulement d'enquêtes, voire d'instructions judiciaires, présentant un caractère particulièrement significatif ou se trouvant amplement médiatisées. Il est évident que l'affaire en question est de celles-là.
L'essentiel de cette remontée d'informations se fait aujourd'hui par voie de courriel. Les échanges téléphoniques ne sont plus motivés, en général, que par la complexité de telle ou telle question ou par l'urgence. Dans le cas qui nous intéresse, l'information remonte de la division des affaires économiques et financières du parquet vers le parquet général, puis, à la Chancellerie, vers la direction des affaires criminelles et des grâces, en l'espèce vers son bureau des affaires économiques et financières. Cette information se fait de manière régulière et par la voie hiérarchique.
De par l'évolution des pratiques, le garde des sceaux n'adresse pas d'instructions et s'interdit d'émettre des avis sur le cours des procédures. Entre le parquet général et le parquet, en revanche, des échanges de cette nature ont lieu. Le procureur général conserve le pouvoir d'adresser une instruction de poursuite au procureur de la République.
En deuxième lieu, les éléments d'information qui concernent les actes ou auditions présentant un intérêt particulier dans telle affaire font l'objet de comptes rendus ou de rapports, mais les pièces de procédure ne sont pas adressées au ministère : elles demeurent au niveau juridictionnel, sauf, bien entendu, pour certaines pièces dont la transmission ne présente pas de difficulté particulière – réquisitoires définitifs, ordonnances ou arrêts juridictionnels.
Certaines mesures programmées à caractère coercitif et pour lesquelles une confidentialité particulière s'impose, comme les perquisitions, sont en principe laissées à la discrétion des autorités du parquet. Elles ne font l'objet d'une remontée qu'au moment où elles sont réalisées.
En troisième lieu, si les remontées se font bien souvent à l'initiative du parquet et du parquet général, il peut y avoir dans certains cas – dont, bien sûr, celui-ci – des demandes de précision ou d'éclaircissement, par exemple pour lever des équivoques après la diffusion d'informations par voie de presse à propos du dossier.
C'est ce schéma qui a été suivi dans l'affaire qui vous occupe et dont j'évoquerai maintenant le déroulement.
Avant la date du 4 décembre, l'affaire n'existe pas. Pour nous, le processus débute par une transmission de la direction des affaires criminelles et des grâces, le 6 décembre, deux jours après les révélations de Mediapart. Il s'agit d'une plainte pour diffamation envers un membre du Gouvernement. L'article 48 de la loi sur la liberté de la presse prévoit en effet que c'est le garde des sceaux qui dépose plainte dans un tel cas. En pratique, une analyse a été effectuée et il s'est avéré que la diffamation présumée portait non pas sur l'activité de M. Cahuzac en tant de membre du Gouvernement, mais sur des faits qui lui incombaient à titre personnel. C'est dans ce sens qu'a été orientée l'enquête, laquelle, je le rappelle, est interruptive de prescription, ce qui doit être souligné en matière de presse où le délai de prescription est très bref.
Le 20 décembre, le parquet de Paris nous a informé du dépôt d'une nouvelle plainte en diffamation, cette fois-ci par M. Cahuzac lui-même.
Une consignation a été déposée un peu plus tard. Mais, par la suite, un désistement est intervenu. Il appartient maintenant au magistrat instructeur de le constater.
La consignation date du 15 février. Le désistement est postérieur.
Je le pense. Je vous transmettrai la date précise car je ne l'ai pas ici.
Le 27 décembre, un signalement est effectué auprès du procureur de la République de Paris – alors en congé –, puis divulgué dans les médias. Cette information est portée officiellement à ma connaissance le 31 décembre. Le 4 janvier, après un échange avec le procureur, nous décidons du principe de l'ouverture d'une information judiciaire et nous faisons remonter cette décision en temps réel à la direction des affaires criminelles et des grâces.
Le 8 janvier, le parquet général complète cette transmission par un rapport dans lequel il formule son appréciation sur cette ouverture d'enquête. Le même jour, de façon quelque peu précipitée, un communiqué de presse est publié à ce sujet dans l'après-midi car les éléments qui commençaient à circuler dans la presse appelaient une clarification.
La direction des affaires criminelles et des grâces nous a demandé un certain nombre de précisions sur le service d'enquête saisi et sur les axes de travail. Le 9 janvier, ces axes sont précisés lors d'une réunion de travail du parquet et des enquêteurs et portés à la connaissance de la direction en question.
Du 16 janvier, date de la première audition – celle de M. Michel Gonelle –, à la mi-mars, une dizaine d'auditions sont effectuées, ainsi que des actes de saisie et quelques perquisitions. La priorité est de recueillir la pièce principale, le fameux enregistrement qui est à l'origine de toute l'affaire et que les enquêteurs prennent en charge dès le 16 janvier. Après des vérifications préalables sur sa qualité et sur les possibilités de l'exploiter, il est porté à la connaissance du parquet que l'approfondissement de l'expertise prendra un certain temps : quinze jours en utilisant certaines méthodes, un mois pour d'autres. Début février, donc, nous savons que l'enquête se prolongera jusqu'à début mars, puisqu'elle dépend en grande partie des résultats de cette expertise effectuée par le laboratoire de police d'Écully.
Les auditions des principaux protagonistes se déroulent pendant le mois de février et au début du moins de mars. L'identité des personnes entendues, communiquée je ne sais par qui, fait l'objet d'un large écho médiatique. Chaque fois qu'un acte significatif est pris, le parquet établit un compte rendu que le parquet général analyse et retransmet à la direction des affaires criminelles et des grâces. La place Vendôme est donc informée en temps réel et, parfois, elle est amenée à formuler des demandes de précision ou d'éclaircissement.
Le 1er février, nous prenons connaissance d'un courrier du ministère de l'économie et des finances. Nous faisons remonter l'information à la direction des affaires criminelles et des grâces, le courrier lui-même restant en possession des services de police de la division nationale des investigations financières et fiscales (DNIFF). Cette information est détaillée mais la direction des affaires criminelles et des grâces demande un approfondissement afin d'être bien certaine d'avoir tous les éléments. Elle nous demande aussi si nous détenons le courrier de saisine des autorités fiscales suisses, ce qui n'est pas le cas.
Quant aux débats ultérieurs sur le lien entre enquête fiscale et enquête pénale et sur la portée de la convention franco-suisse récemment modifiée, je ne pense pas qu'il présente un intérêt immédiat pour notre réflexion.
Au début du mois de mars, M. Plenel affirme dans un média que les résultats de l'expertise seraient arrivés et confirmeraient qu'il s'agit de la voix de M. Cahuzac. En l'état de nos informations, nous ne pouvons que démentir auprès de la direction des affaires criminelles et des grâces. Le 6 mars, pour nous, l'expertise n'est pas terminée : elle le sera plus tard.
Le 12 mars, le procureur de Paris transmet au parquet de Genève une demande d'entraide internationale afin d'éclaircir différents points. Si la démarche intervient à cette date, c'est qu'il fallait recueillir au préalable, pour qu'elle soit utile, des éléments précis.
Le 15 mars, la direction des affaires criminelles et des grâces nous demande des informations sur les effectifs consacrés à l'enquête et sur son coût. Nous apportons les réponses dans la journée : les expertises étant réalisées par un laboratoire public, le coût n'est pas significatif, et l'enquête mobilise, à temps partiel, trois enquêteurs. On nous interroge également sur l'existence d'une demande de réquisitoire supplétif formulée par un magistrat instructeur, M. Daïeff, pour étendre au dossier Cahuzac son instruction concernant le démarchage de l'UBS. Nous confirmons que le parquet a reçu cette demande – à une date plus ancienne semble-t-il – et qu'il y a répondu par la négative, considérant qu'il n'y avait pas de lien entre l'affaire de démarchage et les ouvertures de comptes effectuées dans les conditions que l'information judiciaire est en train de déterminer.
Le lundi 18 mars, le parquet de Paris nous informe que l'expertise de l'enregistrement est terminée et qu'elle démontre qu'il existe une probabilité de 2 sur une échelle de -2 à 4 que la voix enregistrée soit celle de M. Cahuzac. Cette information remonte immédiatement à la direction des affaires criminelles et des grâces. Le 19 mars, le parquet général informe cette même direction de l'ouverture d'une information judiciaire, au vu des éléments rassemblés par l'enquête. Dans son communiqué de presse, le procureur a souhaité porter à la connaissance du public de nombreux détails du résultat des investigations.
Permettez-moi de reprendre le calendrier.
Le 8 janvier 2013, le parquet de Paris décide d'ouvrir une enquête préliminaire, confiée à la division nationale des investigations financières et fiscales. Le 16 janvier, l'enregistrement est recueilli. Le 1er février, vous êtes informé de la réponse des autorités helvétiques à la demande de Bercy.
C'est aux enquêteurs de la DNIFF et non au procureur que cette réponse est remise, mais elle remonte aussitôt.
Au niveau du parquet, c'est le 1er février qui compte.
L'enregistrement, quant à lui, est transmis pour examen à un bureau d'étude début février.
Il est transmis plus tôt pour un premier examen technique destiné à vérifier, par exemple, que le bruit de fond peut être supprimé. Mais je ne suis pas compétent dans ce domaine. Ce que je sais, c'est que l'on nous dit le 6 février que la méthode la plus approfondie nécessite un mois.
À la suite de quoi l'enregistrement est envoyé au laboratoire le 16 février. Le 18 mars, le rapport de la police technique et scientifique vous parvient et, le 19 mars, le parquet ouvre une information judiciaire contre X.
Je souhaite maintenant vous interroger sur vos relations avec la chancellerie. Votre interlocuteur, vous l'avez dit, est la direction des affaires criminelles et des grâces et, plus précisément, le bureau des affaires économiques et financières. Au-delà de ce contact, avez-vous parlé de cette affaire avec un membre du cabinet de la garde des sceaux, voire du cabinet de la présidence de la République ?
Je suis formel : non. À 95 %, dirais-je, les échanges ont lieu entre les services du parquet, du parquet général et du bureau des affaires économiques et financières, étant entendu que je suis systématiquement informé et que j'émets mon appréciation et mon orientation en interne. Cela dit, à des moments cruciaux comme l'ouverture de l'enquête, l'ouverture de l'information, la réception de la réponse des autorités helvétiques, j'avais un contact direct avec le procureur. J'ai pu rencontrer, car cela arrive quelquefois, la directrice des affaires criminelles et des grâces, mais c'est insignifiant ou anecdotique. Je n'ai eu aucun contact direct, s'agissant de cette affaire, avec le cabinet de la garde des sceaux ou d'autres cabinets.
Les échanges, avez-vous dit, se font essentiellement par courriel. La commission d'enquête pourrait-elle y avoir accès ?
Je n'ai rien à cacher à votre commission. Néanmoins, je tiens à respecter le secret de l'instruction. Certains éléments de ces courriels sont factuels et relèvent de l'instruction en cours. Mais je peux vous remettre des indications détaillées quant à ces échanges.
Nous n'avons aucune intention d'interférer avec l'instruction. Ce qui nous intéresse, ce sont les relations avec votre hiérarchie. Si des éléments vous semblent couverts par le secret de l'instruction, libre à vous de les masquer.
Pour ne rien vous cacher, nous avons déjà commencé à travailler à un tableau synthétique – quoique relativement développé – retraçant le contenu de chaque courriel destiné à éclairer la place Vendôme sur le cours de l'enquête. Certains messages ne présentent pas de problèmes. Pour d'autres, je crains que la question du secret de l'instruction ne se pose.
Vous ferez pour le mieux. Notre objectif est de savoir la nature des informations qui sont remontées, et jusqu'à quel niveau.
Le 8 janvier 2013, le parquet de Paris décide l'ouverture d'une enquête préliminaire. Pourquoi avez-vous choisi cette solution plutôt que celle qui aurait consisté à élargir le champ d'investigation du juge d'instruction chargé d'enquêter sur les pratiques de la banque UBS ?
C'est une affaire de démarchage qui remonte à des années bien antérieures. En outre, il apparaît assez rapidement que la question ne concerne peut-être pas que l'UBS.
Est-il exact que le juge d'instruction saisi de cette affaire, M. Daïeff, a écrit au parquet de Paris pour indiquer qu'il n'était pas opposé à un réquisitoire supplétif qui lui aurait permis d'élargir son instruction au cas du ministre, comme l'affirme Mediapart le 15 mars ?
J'ai déjà évoqué ce point. La décision d'élargir ou non la saisine du juge d'instruction relève de la compétence du ministère public. En l'occurrence, je crois que le choix de centrer l'enquête sur une seule affaire a été le bon.
Trop d'affaires arrivant à la cour d'appel de Paris ont vingt ans d'âge. Éviter les dossiers tentaculaires, sérier les questions, avancer pas à pas, c'est aussi une des responsabilités du parquet. Lorsque les dossiers comportent des éléments de nature très différente, les délais s'allongent et l'on s'expose à une multiplication d'incidents de procédure sur des points particuliers qui retardent l'ensemble de l'affaire. Le parquet se doit de centraliser ce qui doit l'être, certes. Mais, en l'espèce, ce n'était pas du tout indispensable.
Jugez-vous normal que l'administration fiscale ait poursuivi ses investigations, notamment en formulant une demande d'échange d'informations auprès de la Suisse, alors que l'enquête préliminaire était en cours ?
Tout ce que je puis répondre est qu'il existe une autonomie du droit fiscal. Pour notre part, nous avons découvert la démarche le 1er février.
Selon Mediapart, vous transmettez une demande d'entraide judiciaire pénale aux autorités suisses le 12 mars.
C'est exact.
Pourquoi ne pas l'avoir fait plus tôt ?
Pour qu'une telle demande ne soit pas rejetée d'emblée et soit suivi d'effets, il faut des éléments précis, notamment en matière de blanchiment et s'agissant de ce qui a été un des motifs d'ouverture de l'information judiciaire, à savoir l'éventuel versement d'argent par des laboratoires pharmaceutiques. Or ces éléments sont apparus au cours de l'enquête. Il aurait été contreproductif d'adresser une demande d'entraide dès le mois de janvier.
Sans lever le secret de l'instruction, pouvez-vous indiquer le contenu de la réponse des autorités suisses ?
Non, puisque l'information judiciaire a été ouverte le 19 mars et que les juges d'instruction saisis du dossier ont pris les choses en main.
Les juges d'instruction ont pris le relais une semaine plus tard. D'une certaine manière, la demande d'entraide a pâti de la communication des résultats de l'expertise de l'enregistrement le 18 mars.
D'après votre expérience, la procédure d'entraide judiciaire franco-helvétique est-elle plus rapide et plus efficace que la procédure d'entraide entre les administrations fiscales ?
Il faut que la demande soit suffisamment détaillée. Si l'on va « à la pêche » auprès des autorités helvétiques, on s'expose à un échec. Mais si l'on parvient à démontrer des éléments suffisamment précis, la procédure en matière pénale peut être assez rapide. Notre collaboration avec les magistrats suisses est bonne. S'agissant de l'entraide fiscale, je ne veux pas sortir de ma sphère de compétence.
Dans certains dossiers, l'administration fiscale vous a peut-être transmis les réponses qu'elle avait reçues de la Suisse pour vous permettre de poursuivre au pénal. Je vous pose la question parce que l'efficacité de la convention fiscale franco-helvétique soulève des interrogations. Vous n'avez jamais entrepris de comparer, avec l'administration fiscale, les délais et la qualité des réponses ?
Le dispositif d'entraide fiscale a été modifié récemment. Je pense que l'enquête pénale permet d'aller davantage au fond des choses, là où l'enquête fiscale est bâtie sur l'urgence. L'entraide fiscale peut aider à débroussailler le terrain pour peu que la question posée soit suffisamment précise.
Au début de l'affaire, après que Jérôme Cahuzac eut saisi la chancellerie pour demander des poursuites en diffamation selon la procédure définie à l'article 48 de la loi sur la liberté de la presse, vous avez considéré que les allégations n'étaient pas liées à l'exercice de sa fonction, si bien que l'on a basculé dans une procédure de droit commun. La première démarche de Jérôme Cahuzac vous a-t-elle surpris, les faits dénoncés par Mediapart étant antérieurs à son entrée au Gouvernement et sans lien avec son activité ministérielle ?
Il est assez fréquent que le parquet reçoive de plaintes émanant de membres du Gouvernement sur la base de l'article 48. Nous nous sommes vite rendu compte qu'il fallait rectifier le tir et considérer l'affaire comme relevant du droit applicable aux particuliers.
Bien sûr, j'en ai informé la direction des affaires criminelles et des grâces.
J'en reviens à ma question sur l'efficacité relative de l'entraide judiciaire et de l'entraide fiscale avec la Suisse.
La réponse n'est pas facile. Il n'y a pas de règle. Les choses se sont assurément améliorées, alors qu'il fut un temps où certaines demandes de commission rogatoire prenaient des mois, les décisions pouvant faire l'objet de recours en Suisse. On peut aujourd'hui obtenir en quelques mois des éléments de réponse – pas forcément à toutes les questions – permettant, le cas échéant, de procéder à une demande complémentaire ou de réorienter la démarche. Le déplacement du magistrat permet d'accélérer sensiblement le processus et de réduire les délais à quelques semaines. C'est sans aucun doute ce qui se serait produit si les choses ne s'étaient pas précipitées le 19 mars.
S'agissant de la plainte en diffamation, est-il absolument certain que le ministre n'aurait pas dû saisir la justice en tant que membre du Gouvernement ? On sait bien que toutes sortes de rumeurs, y compris sur des affaires privées, circulent contre des personnalités politiques parce que ce sont des personnages publics.
Par ailleurs, à quel moment de l'enquête vous êtes-vous forgé l'intime conviction que M. Cahuzac avait bien un compte en Suisse ? Le document que Bercy a reçu des autorités helvétiques a-t-il joué un rôle, ou avez-vous considéré qu'il n'apportait pas de réponse dans la mesure où le compte avait pu être transféré antérieurement à la période sur laquelle portait la question ?
Il est évident que des imputations à l'encontre d'un personnage public seront renforcées à proportion de son exposition médiatique. On peut le regretter mais c'est ainsi, et ladite exposition fait que l'on a aussi un certain devoir. Cela dit, qu'il s'agisse d'un membre du Gouvernement ou de toute autre autorité ne change rien au fait que les imputations portaient sur le comportement personnel d'un particulier.
Quant à la réponse des autorités helvétiques à l'administration fiscale, nous avons considéré qu'elle apportait des informations par rapport à une période donnée. Par parenthèse, la notion d'« avoirs » se distingue de celle de « compte ». Ce document était un élément important mais il ne mettait pas un terme à la discussion : il fallait poursuivre les investigations.
Que dire à propos de l'« intime conviction » et du moment où elle se serait forgée ? Ce qui permet d'être sûr de son affaire, c'est le résultat de l'expertise de l'enregistrement, le 18 mars. Auparavant, les auditions ont certes contribué à dresser le paysage mais la logique de la démarche du parquet, depuis le début du mois de janvier, est de savoir ce qu'il en est de l'enregistrement. Lorsque nous avons le retour de l'expertise deux mois et demi plus tard, il est tout à fait cohérent que nous en tirions les conséquences.
Comme il est normal, vous avez fait remonter en permanence les informations à la direction des affaires criminelles et des grâces. Lors de vos conversations avec vos correspondants, est-il arrivé que l'un d'entre eux vous dise que le cabinet du ministre demande telle ou telle information, tel ou tel élément complémentaire ?
Vous avez été vous-même directeur des affaires criminelles et des grâces. À votre connaissance, cette direction transmet-elle au cabinet les informations qu'elle recueille sur les dossiers en cours ?
La direction des affaires criminelles et des grâces est tenue au même devoir d'information à l'égard du cabinet du ministre que le parquet général à son égard. Si l'affaire ne présente pas un grand intérêt, j'imagine qu'elle ne remonte pas au niveau du cabinet. Des éléments d'information qui illustrent, par exemple, les interrogations juridiques que l'on se pose sur une technique d'infiltration, d'interception ou de sonorisation dans une affaire de crime organisé peuvent rester à son niveau. Par contre, dans une affaire à ce point médiatisée, il est évident que les informations ont vocation à être portée à la connaissance du cabinet.
Quant à savoir si l'on m'a dit que le cabinet voulait savoir telle ou telle chose, je ne me le rappelle plus dans cette affaire. Mais cela peut arriver.
Nous poserons directement la question à l'actuelle directrice des affaires criminelles et des grâces, puisque notre commission l'auditionnera.
La réponse de M. Falletti confirme ce que nous savons mais qu'il est bien de répéter publiquement : quand une information est à la direction des affaires criminelles et des grâces, elle remonte sur le bureau du ministre.
La direction des affaires criminelle et des grâces fait logiquement remonter les informations concernant les affaires médiatiques et sensibles. Mais je ne peux affirmer que cela a été fait en l'espèce. Seule la directrice pourra vous le dire.
Vous avez souligné l'importance de l'expertise de l'enregistrement. Cette expertise fait-elle suite aux plaintes déposées le 6 décembre puis le 20 décembre ?
M. Edwy Plenel a affirmé lors de son audition que c'est en raison de son insistance qu'une enquête préliminaire a été ouverte. Quel est, selon vous, le facteur déclenchant ?
L'information ouverte sur constitution de partie civile en diffamation n'a pas d'effet direct sur la procédure d'expertise. La consignation, je l'ai dit, n'a été versée que le 16 février. Auparavant, rien ne se passe. Dans une action en diffamation, la personne qui s'estime diffamée agit et il revient au média ou à la personne visés par la plainte de faire son offre de preuve et d'apporter des éléments. L'enregistrement n'avait vocation à intervenir qu'à ce moment-là.
Votre deuxième question porte sur le changement de perspective à la fin de décembre. Jusqu'alors, le parquet et le parquet général se fondaient sur un article de presse – et beaucoup d'articles de presse circulent, même si, dans cette affaire, il apparaît au fur et à mesure que les langues se délient que beaucoup de gens auraient entendu parler de cet enregistrement. Au mois de décembre, nous sommes encore en présence de ce qui peut être qualifié de campagne de presse. Or nous n'ouvrons pas une enquête sur chaque campagne de presse.
L'élément nouveau est la dénonciation faite explicitement au procureur de la République. Je note d'ailleurs que si cette dénonciation s'était révélée mensongère, elle serait tombée sous le coup de la loi. C'est à ce moment que la décision est prise d'aller de l'avant et d'ouvrir l'enquête.
Y a-t-il eu une démarche de M. Plenel auprès du parquet pour que la justice se saisisse de cette affaire et, le cas échéant, cette démarche a-t-elle influencé votre décision ?
M. Plenel écrit au procureur le 27 décembre. Si la décision d'ouvrir une enquête est prise le 4 janvier, c'est qu'il y a ce signalement explicite auprès du procureur de la République. Ce n'est pas la même chose que des articles de presse. Dans ce contexte, où une démarche est effectuée auprès d'une autorité judiciaire investie du pouvoir de poursuivre et d'engager une enquête, le procureur a une responsabilité particulière et il est nécessaire de préserver les éléments de preuve.
Il arrive aussi que le parquet se saisisse d'office, par exemple en matière de publicité mensongère. Mais, dans le cas d'espèce, une dénonciation explicite est faite, conduisant à considérer qu'il faut avoir le coeur net au sujet de cet enregistrement.
Compte tenu de votre expérience passée, confirmez-vous que vous avez connu une période où l'information donnée à la direction des affaires criminelles et des grâces par le parquet ou le parquet général remontait systématiquement au cabinet et que des éléments redescendaient par la même voie ? En tant que procureur général, vous est-il arrivé d'informer directement le cabinet ?
Je le répète, le parquet général transmet des informations à la direction des affaires criminelles et des grâces. Évidemment, je ne saurais affirmer qu'il n'y a jamais de court-circuitages et qu'il n'y a jamais aucune relation directe – toutes époques confondues, du reste. Cela dépend des attitudes des uns et des autres. Le passage par la direction des affaires criminelles et des grâces correspond au schéma tel qu'il est conçu.
Votre mode de fonctionnement aurait-il été le même en 2010, date à laquelle vous avez été nommé aux fonctions que vous occupez actuellement, qu'en 2012, après que la garde des sceaux du nouveau Gouvernement eut fait savoir qu'elle se refusait à donner des instructions au parquet ?
Le parquet et le parquet général sont investis d'une responsabilité qui repose véritablement sur leurs épaules dès lors qu'il n'y a pas de directives particulières. Les mauvais comportements et les mauvais réflexes consistant à court-circuiter la procédure normale et à aller directement vers l'autorité politique, généralement dans le but de se faire valoir, perdent un peu de leur sens. Mais c'est sans doute plus une question de pratique qu'une question institutionnelle. Cette pratique, encore une fois, est de faire remonter les informations à la direction des affaires criminelles et des grâces, laquelle les transmet au cabinet du garde des sceaux suivant les instructions qu'elle a de le faire ou non.
Ressentez-vous une responsabilité plus importante, voire une solitude plus grande, depuis que la culture de gouvernement a quelque peu changé et que le parquet a plus de latitude ? Cela a-t-il eu des répercussions sur la gestion de l'affaire Cahuzac, concernant notamment la décision d'ouvrir l'enquête préliminaire ?
Ces sujets, je le crains, relèvent d'abord du tempérament des personnes. On doit ne donner des informations que dans le cadre du processus hiérarchique que je vous ai exposé. Il peut arriver que certains souhaitent se faire valoir par des contacts directs. Pour le reste, cela fait déjà un certain temps que les procureurs et les procureurs généraux se sentent investis d'une responsabilité directe et personnelle dans l'ouverture et la conduite des enquêtes.
Il y a une évolution, j'entends bien. Mais pouvez-vous affirmer que la décision d'ouvrir une enquête préliminaire, et la date à laquelle vous l'avez prise, eussent été exactement les mêmes un an auparavant ?
J'avoue avoir du mal à me situer dans la fiction.
Le parquet prend deux décisions, l'une le 8 janvier, l'autre le 19 mars. Pouvait-on aller plus vite ? Sauf erreur de ma part, monsieur le procureur général, vous considérez l'expertise de l'enregistrement comme un élément primordial et vous prenez votre décision le lendemain de la remise du rapport d'expertise.
Reste à savoir si vous n'auriez pas pu envoyer plus tôt la demande d'entraide aux autorités suisses.
Je vous ai déjà répondu : si l'on veut qu'une demande d'entraide pénale ait des chances de réussir, on doit la fonder sur des données précises. Ces données, nous les avons recueillies au fil de la dizaine d'auditions que nous avons menées en janvier et février. Je doute que nous ayons pu gagner quinze jours. Une telle demande doit être construite !
Avez-vous eu des relations directes avec le cabinet sur ce dossier ? Et, lorsque vous étiez procureur général près la cour d'appel d'Aix-en-Provence, avez-vous eu des instructions directes émanant de l'autorité politique en place avant 2012 ?
Je le répète : je n'ai pas eu de contact avec le cabinet du garde des sceaux dans l'affaire qui nous occupe, ni avec aucun autre cabinet. Lorsque j'exerçais à Aix-en-Provence, je n'ai pas eu non plus de contact particulier.
Ce qui importe, c'est de déterminer ce que savait le Gouvernement avant le 19 mars. Entre l'ouverture de l'enquête préliminaire et cette date, avez-vous donné des informations à votre hiérarchie qui auraient permis au Gouvernement de savoir ce que vous alliez faire ?
L'essentiel dépendait de l'analyse de l'enregistrement. Sans doute, si les résultats avaient été moins nets, l'enquête se serait-elle poursuivie sur la base d'autres éléments. Sans doute l'information judiciaire aurait-elle pu être ouverte un peu plus tard. Mais, tout bien pesé, il valait mieux l'ouvrir le 19 mars, d'autant que certains éléments concernant Singapour commençaient à apparaître. Il était clair que le dossier devenait de plus en plus complexe et que le cadre de l'information judiciaire était incontournable.
À votre connaissance, le juge Bruguière a-t-il essayé d'informer la justice, d'une manière ou d'une autre, depuis le début de l'affaire ?
Sous quelle forme faisiez-vous passer l'information que vous délivriez « à chaque étape » à la direction des affaires criminelles et des grâces ? Accessoirement, combien y a-t-il eu d'étapes et de contacts ?
Sur cette affaire particulièrement importante et médiatisée, la direction des affaires criminelles et des grâces s'est-elle montrée plus pressante qu'à l'habitude ?
Il y avait évidemment un intérêt, l'affaire étant, Dieu merci, particulière !
Il n'y a pas eu de contacts, à mon niveau en tout cas, avec Jean-Louis Bruguière, et aucune remontée du parquet n'a évoqué un quelconque contact.
Concernant la réponse des Suisses à la demande d'entraide fiscale des autorités française, vous avez fait une distinction entre la notion d'« avoirs » et celle de « compte ». Pourriez-vous préciser ?
Je ne souhaite pas m'avancer au sujet d'un courrier qui est versé au dossier. Il est possible d'ouvrir un compte avec un prête-nom, on peut avoir un compte sans détenir des avoirs… Bref, à notre sens, la réponse ne refermait pas le chapitre. En toute hypothèse, il fallait continuer les investigations.
Mes chers collègues, au cours de cette audition, j'ai reçu du ministre de l'intérieur une lettre comprenant la note de la DCRI déclassifiée aujourd'hui même. Peut-être serons-nous amenés à demander d'autres éléments, mais, à ce stade, je peux indiquer que la note ne cite ni directement ni indirectement le nom de Jérôme Cahuzac.